Face à «l’ultra-violence» des «gilets jaunes», Édouard Philippe a choisi, tout comme le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner, «l’ultrafermeté». Le Premier ministe a annoncé son intention de durcir les sanctions contre les casseurs. Pour ce faire, il souhaite appliquer aux manifestations les mesures prises lors des «débordements d'une grande violence» dans «les stades de foot». Il s’agit, plus précisément, de la loi anti-hooligan de 2006. Deux éléments de la loi sont particulièrement mis en avant: l’interdiction administrative de stade et le fichage de ces personnes interdites de stade.
Présentée comme une arme préventive envers les hooligans, l’interdiction administrative de stade (IAS) a, pour l’heure, plutôt concerné les supporters de football. Après les interdictions judiciaires de stade, créées en 1993, qui passaient par un tribunal et une procédure pénale, les IAS devaient permettre d’empêcher le supporter de se rendre au stade le temps de la procédure. En 2006, ces sanctions –sans jugement et prise par un préfet– ne devaient pas dépasser trois mois. Aujourd’hui, elles peuvent atteindre trente-six mois.
À LIRE AUSSI Le supporter entre passion, violence et clichés
«Défaut de matérialité des faits»
Pierre Barthélemy, avocat d’associations de supporters, a obtenu le retrait ou l’annulation de près d’une centaine de ces IAS. Il évoque tous les cas de figure des abus liés à celles-ci: «Parfois, au stade de la procédure contradictoire préalable, il suffit de démontrer au préfet qu’il sera condamné au tribunal s’il prend les IAS envisagées. Les préfets les plus rigoureux dans leur travail y renoncent alors. Dans certains cas, en revanche, le préfet persiste et décide de prendre une vague de 300 IAS. Le temps qu’il les rédige toutes, on saisissait les tribunaux administratifs contre les premières déjà notifiées. Dès qu’il comprend qu’il doit se défendre dans 300 contentieux et qu’il va très probablement être condamné, il s’arrête à une trentaine d’IAS sur les 300 envisagées. Et le tribunal finit par nous donner raison et annule toutes les IAS pour lesquelles nous l’avons saisi, non sans remarquer que le préfet a donc choisi de s’en prendre à seulement trente supporters parmi 300 à qui il imputait l’exact même comportement.»
Même pour ces dix ou trente là, une majorité des interdictions administratives seront annulées. «Les motifs d’annulations principaux sont le défaut de matérialité des faits, reprend l’avocat, ce qui veut dire qu’ils sont parfois “inventés”, comme quand dix personnes écopent d’une IAS pour deux fumigènes. Il y a aussi la violation de la procédure contradictoire préalable, ou le fait que le comportement reproché ne présente aucune gravité, comme la critique d’une politique du club.»
Mais ces annulations arrivent trop tard. Si l’IAS est immédiate et n’est pas contestée ou suspendue immédiatement, le passage devant un tribunal peut attendre deux ou trois ans.
Risques de dérives
Concernant le fichage, les avocats et avocates de supporters comme Pierre Barthélemy ne contestent pas qu'il faille identifier les interdits de stade. Sauf que, même si l’IAS est annulée pour cause d'illégalité, les fans mis en cause se retrouvent dans ledit fichier. «Bien souvent, ceux qui consultent ce fichier l’assimilent à une liste de casiers judiciaires, alors qu’il s’agit d’un fichier administratif: il n’y a pas eu de sanction pénale», indique l’avocat. Avec des répercussions malheureuses qui s'ensuivent. Comme cet ultra toulousain, empêché pendant plusieurs années de passer les concours pour être surveillant pénitentiaire. Ou ce membre des Green Angels, un groupe stéphanois, qui s’est vu refuser la délivrance d’un passeport parce qu’il était «interdit de stade», raconte Mediapart. «C’est totalement illégal», avait déjà commenté Pierre Barthélemy au site.
Ces dérives pourraient donc se produire dans le cas d’une future loi par rapport aux manifestants. Cobayes de la répression, les supporters connaissent d’ailleurs assez bien comment de telles mesures entravent la liberté d’expression. Après la mort du supporter Yann Lorence, aux abords du Parc des Princes en 2010, naît le Plan Leproux, censé pacifier les tribunes du Parc des Princes. Des milliers de supporters sont mis dehors et les abonnements sont suspendus. À l’époque, des collectifs se créent pour contester cette mise au placard.
Lors d’un match de l’équipe féminine du PSG au stade Charlety, des ultras se donnent rendez-vous pour faire entendre leur contestation envers le club. Interdits de pénétrer dans l’enceinte par la sécurité présente, les supporters décident d’entonner des chants contestataires sur le parvis du stade. Pour cela, des IAS seront prononcées. Elles seront contestées et annulées par le juge, bien plus tard: on ne peut pas fonder une interdiction de stade sur l’usage de la liberté d’expression. Il arrive actuellement la même chose aux supporters nantais, qui s’opposent au projet de nouveau stade. Mais même annulées par la suite, ces sanctions ont bien empêché, un temps et illégalement, des supporters de se rendre dans un stade. Comme ce le sera, bientôt, pour qui voudra aller manifester?
De la nature des droits
Nombre d’observateurs craignent des dérives. Mais, dans l’argumentaire, ce n’est pas le côté liberticide de la mesure qui serait le plus souvent pointé du doigt, c'est le fait qu’on compare des manifestants à des supporters. C’est le cas de Camille Polloni, journaliste pour le média Les Jours, qui admet sur Twitter: «S’il faut comparer, je trouve que c’est plus grave de restreindre la liberté de manifester que celle d’aller au stade, oui». Une opinion partagée par le Syndicat de la magistrature.
«Le droit de se rendre dans une enceinte sportive n’est pas un droit fondamental, le droit de manifester, si»
Clément Viktorovitch, docteur en science politique, a voulu différencier l’interdiction de stade et l’interdiction de manifester sur le plateau de Cnews: «Le droit de se rendre dans une enceinte sportive n’est pas un droit fondamental, le droit de manifester, si».
«Se rendre au stade ou aller manifester sont des corollaires de ces mêmes libertés. Ces droits ont la même valeur. Il n’y a pas de hiérarchie en droit.»
Un argumentaire qui fait tiquer Pierre Barthélemy: «D’un point de vue juridique, la liberté de manifester et la liberté d’aller au stade n’existent pas en tant que telles. Les libertés en jeu sont la liberté d’aller et de venir, la liberté d’expression, la liberté de réunion et celle d’association. Se rendre au stade ou aller manifester sont des corollaires de ces mêmes libertés. Ces droits ont la même valeur. Il n’y a pas de hiérarchie en droit», rappelle-t-il en précisant que l’interdiction administrative de stade est souvent accompagnée d’une obligation de pointage au commissariat les jours de matchs, ce qui peut donner un chiffre très contraignant de soixante pointages par an. «Des supporters y passent tous les samedis soirs de l’année», témoigne l’avocat.
À LIRE AUSSI Les jouets russes n'ont pas le droit de manifester
Jérôme Latta, fondateur des Cahiers du football et auteur de chroniques pour Le Monde, remarque, sur Twitter: «Ces commentaires montrent qu'on en est arrivé au point où l'on conçoit que certaines catégories de citoyens ont moins de droits que d'autres, sans comprendre que cette logique commencée avec les uns finit par s'étendre aux autres».
Les mesures sont pourtant jugées «efficaces» par Édouard Philippe. Une efficacité confirmée par Ruth Elkrief, éditorialiste et présentatrice de BFM. «Sur quoi se fonde-t-on pour dire que c’est efficace? En treize ans, aucun bilan n’a été dressé, assure Pierre Barthélemy. Ceux qui prétendent que les IAS ont fait leur preuve ne disposent d’aucune source. Les chiffres de violences dans les stades sont stables. Les IAS n’ont pas eu d’influence. Surtout quand on sait que l’interdiction administrative de stade n’est utilisée que marginalement contre des violences: elle concerne surtout l’allumage de fumigènes.»
Interrogé par nos soins au printemps dernier, Antoine Mordacq, le président de la Direction nationale de lutte contre le hooliganisme, défendait la mesure de l’interdiction administrative. Tout en minimisant son utilisation. «Ce n'est pas systématique non plus. En gros, il y a à peu près 300 interdictions de stade en ce moment. C'est moitié-moitié entre judiciaires et administratives et c'est moitié-moitié entre obligations de pointage et sans», estime-t-il. Il juge cette mesure nécessaire car «il y a des délais qui sont propres à la justice et qui parfois ne correspondent pas au besoin opérationnel d'écarter des gens à l'origine de troubles des stades». Comme contester la politique tarifaire d’un club, chanter contre un projet ou… crier «Macron démission»?