Nous avions passé plusieurs jours sur la rivière Kotouï lorsque nous sommes arrivés à notre premier village, Kayak. Aucune route ni aucune voie ferrée ne mène à Kayak. Cela n’empêche pas une centaine de mineurs d’y vivre. Ils travaillent dans la mine voisine, où ils extraient encore du charbon à l’aide de pioches. En été, des bateaux assurent la liaison avec Khatanga, la ville la plus proche, à 200 kilomètres en aval de la rivière. En hiver, lorsque le cours d’eau gèle, les habitants de Kayak dépendent principalement des transports sur neige et des hélicoptères pour transporter personnes et fournitures.
Notre équipe de six géologues russes et américains s’était rendue sur la rivière pour prélever des rochers et étudier la géologie des environs afin de tenter de comprendre si une ancienne éruption volcanique dans la région pouvait être à l’origine de la plus grande extinction du monde, il y a 252 millions d’années: l’extinction Permien-Trias. Mais nous avions besoin de nous ravitailler et il nous fallait rejoindre un hélicoptère pour qu’il nous transporte à notre prochaine destination. Nous nous étions donc rendus à Kayak, où nous nous trouvions désormais, dans l’une de ces petites échoppes que l’on rencontre partout en Sibérie, installées dans la pièce avant de la maison. Après avoir acheté les pâtes, le riz, le blé, la viande en conserve et les biscuits dont nous avions besoin, mes camarades partirent faire d’autres courses. Je restai donc seule avec les deux femmes qui tenaient la boutique.
«Zdrastvouïte, otchen priatno poznakomitsja» (Bonjour, enchantée de vous rencontrer!), leur dis-je avec mon accent grossier d’apprenante en première année. Je parvenais à comprendre et à m’exprimer juste assez pour recevoir leur chaleureux accueil en russe et répondre à quelques questions basiques. Elles commencèrent à m'en poser tout un tas sur mes enfants (j’en ai un, un garçon) et à me parler des leurs. Il ne fallut pas longtemps pour qu’elles posent une petite bouteille de leur liqueur de baies maison sur le comptoir et que nous trinquions à notre santé.
Au bout d’un moment, l’air inquiet, elles échangèrent un regard et se penchèrent vers moi pour me dire sur le ton de la confidence: «La géologie, ce n’est pas un travail pour une femme. Tu ne devrais pas être ici sur le terrain. Tu devrais être chez toi avec ta famille!».
Ce sont les hommes qui ont mené les avancées
Je suis certaine qu’à toutes les époques, et quelle que soit leur activité, bien des femmes ont reçu ce type de conseil qui se veut bien intentionné. Et beaucoup ont dû se demander, à un moment ou un autre, si elles n’auraient pas dû les écouter. C’est la question que je me suis moi-même posée plus tard ce jour-là, lorsqu’un homme menaçant m’a suivie jusqu’aux bains publics et a longuement gratté (littéralement, avec ses ongles) à la porte alors que je prenais ma première douche chaude depuis des jours. Les risques que je prenais à voyager ainsi et à me retrouver parfois seule n’étaient-ils, après tout, pas trop grands? Cela ne représentait-il pas trop d’inquiétudes, un sacrifice trop important pour ma famille?
Néanmoins, l’appel de la nature et de l’exploration est aussi profondément inscrit dans nos gènes. Comme tant d’autres personnes avant moi, je mourrais d’envie de me rendre dans des endroits où j’aurais été la seule personne sur des kilomètres (et des endroits spéciaux, comme la Sibérie centrale du nord, où je pourrais rassembler les vestiges des cataclysmes passés de la Terre).
Lindy Elkins-Tanton en Sibérie en 2012. | Lindy Elkins-Tanton
Et pourtant, de toutes les activités humaines qui ont été refusées aux femmes, l’exploration a sans doute été l’une de celles qui ont le plus été dominées par les hommes. Terre. Mer. Air. Dans l’histoire, les explorations de nouveaux espaces ont quasiment toutes été conduites par des hommes. Du moins peut-être jusqu’à aujourd’hui.
Bien entendu, il y a eu des femmes importantes aux côtés des explorateurs les plus célèbres de l’histoire. L’Islandaise Gudrid Thorbjarnardóttir s’est ainsi jointe aux voyages d’Érik le Rouge au Groenland au XIe siècle et en a même fait plus tard le récit au pape. Il y a aussi eu des femmes comme Gertrude Bell, qui, pour le compte de l’Empire britannique, a exploré et cartographié le Moyen-Orient, dont elle était l’une spécialistes les plus émérites. Ou encore Freya Stark, qui fut l’une des premières Européennes à traverser le désert d’Arabie. Ces femmes déterminées ont vécu des vies extraordinaires et ont su se battre pour s’imposer. Mais, en général, ce sont des hommes qui ont conduit (et même suivi) les avancées souvent violentes et dangereuses que les êtres humains ont réussi à faire dans les régions habitées ou inhabitées de notre planète.
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L’aérospatiale toujours freinée par un manque d’inclusion
Nous vivons aujourd’hui une nouvelle ère. Une grande partie de la surface de la Terre a été explorée et nous tournons de plus en plus nos regards vers l’espace. Durant les dernières décennies, les êtres humains ont envoyé des satellites, des sondes spatiales et des personnes pour explorer ces horizons. Les missions ont été résolument masculines, tant au niveau du commandement que des honneurs reçus.
Les Figures de l'ombre (2017) met en scène l'histoire longtemps méconnue de trois scientifiques afro-américaines qui ont permis aux États-Unis de prendre la tête de la conquête spatiale. | Capture d'écran via YouTube
Pourtant, comme les femmes travaillant dans l’exploration spatiale peuvent en témoigner, il n’est pas difficile de voir aujourd’hui comment le domaine aérospatial, traditionnellement très masculin et blanc, a commencé à changer. Tout d’abord, les femmes représentent désormais plus du tiers des astronautes actifs et actives de la Nasa.
L’accent ayant été mis sur la robotique plutôt que sur les vols habités, les femmes sont parvenues à se hisser sur le devant de la scène. Maria Zuber, la première femme de l’histoire à avoir participé à une mission d’exploration de l’espace profond, a conduit l’équipe à l’origine de la mission GRAIL, qui a cartographié le champ gravitationnel de la Lune. Les données rassemblées par les deux sondes de la mission ont permis de répondre à des questions clés sur la structure interne de la Lune et son évolution. Et Maria Zuber est désormais vice-présidente de la recherche au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Suivant sa trace, je vais être la deuxième femme de l’histoire à participer à un projet d’exploration de l’espace profond: la mission Psyche, du nom de l’astéroïde métallique que notre sonde visitera. Ce sera le premier monde métallique jamais exploré par l’être humain. Nous prévoyons un lancement en 2022, ce qui veut dire que notre sonde robotique arrivera sur Psyche en 2026 et nous montrera pour la première fois à quoi ressemble une surface métallique comme celle-ci. Nous espérons aussi que cela nous permettra de trouver comment ce corps s’est formé.
Certes, comme d’autres domaines dominés par les STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques), l’aérospatiale continue d’être freinée par un manque d’inclusion. Nous sommes encore loin du jour où les gens pourront participer, diriger et réussir uniquement grâce à leurs mérites, sans être jugés (et rejetés) par rapport à leur genre, leur couleur de peau, leur accent, leur façon de s’habiller ou autre préjugé. Et il est vrai que certains secteurs de l’exploration spatiale présentent plus de problèmes de diversité que d’autres (peut-être plus particulièrement le secteur émergent des vols spatiaux privés, piloté par des entrepreneurs milliardaires comme Elon Musk, Jeff Bezos ou Richard Branson).
Pourtant, comparativement à d’autres domaines des STEM et à l’histoire de l’exploration en général, les femmes ont pu faire d’énormes avancées dans le domaine de l’exploration spatiale. Mais alors, qu’est-ce qui a changé entre l’Islande du XIe siècle et aujourd’hui?
Effrayée du chemin qu’il nous reste à parcourir
Pour parler de ma propre expérience, je sais que je profite de ce qu’ont fait les nombreuses femmes qui m’ont précédée. Je profite également de la volonté d’une société qui, par le biais de règles et de lois, a tenté de faire en sorte que l’embauche pour les rôles clés dans mon secteur soit moins soumise à des questions de genre. À la Nasa, nous sommes tous et toutes censées avoir les mêmes chances au départ. Le Civil Rights Act, l’Equal Pay Act, le Titre IX et la Constitution américaine elle-même servent de guides aux employeurs pour ne pas discriminer. Compte tenu de la rigueur dont a fait preuve le gouvernement fédéral en la matière, il n’est pas étonnant que, dans les agences comme la Nasa et dans les entreprises qui traitent avec elle depuis longtemps, les femmes soient mieux représentées tant parmi le personnel que chez les cadres et dans la direction.
Même si les politiques de ce type ne règlent pas tous les problèmes de préjugés explicites ou implicites en matière d’éducation et d’égalité des chances, elles ont à maintes reprises permis de grandes améliorations en matière de représentation. Le gouvernement américain devrait continuer à assumer ce rôle et montrer la voie vers une société meilleure (car, comme nous l’avons vu à de nombreuses occasions, celles et ceux qui sont au pouvoir n’y arrivent pas si on ne les prend pas par la main). Les leaders et les éducateurs ou éducatrices peuvent eux aussi faire davantage dans leur soutien aux personnes talentueuses à toutes les étapes du processus. Comme on dit chez nous: «La marée qui monte soulève tous les bateaux».
Je suis enchantée des progrès qui m’ont permis d'arriver là où je suis et ont fait avancer de nombreuses femmes dans ce domaine. Mais je suis aussi un peu effrayée du chemin qu’il nous reste à parcourir: les femmes ingénieures en aérospatiale, par exemple, représentent encore moins de 10% de cette profession. Toutefois, quand je repense à ce jour où, il y a douze ans, en Sibérie, j’ai ignoré les avertissements bienveillants de mes nouvelles amies sibériennes, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain optimisme puisque je sais qu’il est désormais possible que nous arrivions à un temps où l’exploration humaine inclura une plus grande partie de l’humanité. Une époque où nous continuerons à aller là où personne n’est jamais allé, avec curiosité plutôt qu’avec violence et, surtout, ensemble.