Le 1er janvier, Jair Bolsonaro a pris les rênes du Brésil avec quelque 75% d’opinions favorables, selon un sondage Ibope du mois dernier. Selon un autre, publié le jour de son investiture, 65% pensent que le travail de son gouvernement sera bon ou très bon et 17% qu’il sera «moyen». Sachant qu’il a été élu avec 55% des suffrages exprimés, ce résultat montre clairement que la transition entre son élection, le 28 octobre dernier, et sa prise de fonctions, n’a nullement entamé sa popularité et l’a même renforcée.
Et ce, alors qu’il a clairement montré sa volonté d’appliquer son programme très libéral économiquement, très conservateur au plan sociétal, et ultrasécuritaire. Son gouvernement compte sept militaires à la retraite et bon nombre de fervents évangéliques, ce qui résume assez bien ses deux sources principales d’inspiration. Il a d’ailleurs donné des gages de sa détermination en promettant de nouveau de libéraliser par décret le port d’armes à feu ou d’extirper le «déchet marxiste» des établissements scolaires. Une purge qu’il veut étendre à toute la fonction publique.
Le modèle Trump
Signe de son souci de s’inscrire dans le sillage de Donald Trump qu’il admire, il a reçu chaleureusement Benyamin Netanyahou, venu assister à son investiture (la visite d’un chef de gouvernement israélien au Brésil était une première). Il s’est abstenu de réitérer publiquement son intention de transférer l’ambassade brésilienne de Tel-Aviv à Jérusalem (comme Trump l’a fait en mai dernier), car la mesure est très critiquée jusque dans son camp, le Brésil étant le premier exportateur de viande halal. Mais à en croire les déclarations du Premier ministre israélien devant des membres de la communauté juive de Rio, ce n’est qu’une question de temps.
La communauté internationale est donc prévenue: Jair Bolsonaro entend tenir ses promesses de campagne avec le soutien, du moins pour le moment, d’une forte majorité de la population. Y compris en matière d’environnement, un thème qui dépasse le cadre national puisque le Brésil abrite environ 20% des réserves d’eau douce du monde et les trois cinquièmes de la forêt amazonienne, principal poumon de la planète.
Or, Bolsonaro est –comme Trump– allergique aux négociations sur le climat. Pendant la campagne électorale, il a menacé d’abandonner l’accord de Paris signé en 2015, avant de se raviser, sous la pression de certains proches, inquiets de l’impact d’une telle décision sur l’image du pays. Mais il a conditionné ce maintien au fait que «la souveraineté du Brésil sur l’Amazonie soit pleinement respectée» et que «ni le triple A ni l’indépendance des terres indigènes ne soient en jeu».
Le «triple A» est un projet de corridor écologique transnational (Brésil, Colombie et Venezuela) allant des Andes à l'océan Atlantique via l'Amazonie, créant une zone de protection sur 135 millions d’hectares. Portée par l’ancien président Juan Manuel Santos lors de la COP21, cette initiative n'a cependant guère progressé depuis. Quant aux peuples amérindiens, il n’a jamais été question de leur donner leur indépendance stricto sensu. En revanche, certaines zones ont été sanctuarisées, les protégeant de toute activité extractive ou agro-industrielle. La démarcation des terres autochtones est d’ailleurs un droit inscrit dans la Constitution de 1988, article 231: ce dernier octroie l’usufruit du sol et du sous-sol des zones délimitées aux communautés amérindiennes qui y vivent. C’est l’un des éléments essentiels de la sauvegarde du mode de vie de certaines tribus et de la préservation de la forêt vierge.
Les terres autochtones sous tutelle de l’agrobusiness
Mais ces zones regorgent aussi d’un potentiel énorme aux niveaux agricole, minier ou hydraulique, que le nouveau président entend exploiter au plus vite. Quelques heures à peine après son investiture, le Journal officiel a publié un décret dépossédant la Funai (Fondation nationale de l’Indien, en charge des politiques relatives aux populations indigènes) de sa principale compétence –cartographier, délimiter et démarquer les terres autochtones– au profit du ministère de l’Agriculture. Or ce dernier a été attribué à Tereza Cristina, une agronome députée fédérale du Mato Grosso do Sul (un État très gros producteur de bétail et de soja), très proche du lobby de l’agrobusiness: elle a ainsi défendu l’an dernier le projet de loi dit «empoisonné», qui allège les règles d'usage des pesticides.
Vidée de sa substance par ce décret, la Funai a aussi été transférée du ministère de la Justice à un nouveau ministère, celui de la Femme, de la famille et des droits de l’homme, confié à une pasteure évangélique, ce qui est une autre façon de l'affaiblir. Le puissant lobby «ruraliste», adversaire résolu de la démarcation, est ainsi récompensé de son soutien de la première heure à Bolsonaro.
«C’est la région la plus riche du monde. Il y a moyen de l’exploiter de manière rationnelle»
Le même décret –qui doit être validé par le Congrès d’ici quatre mois– place d’autre part les ONG sous la «surveillance» et la «coordination» du Secrétaire du gouvernement, le général de réserve Carlos Alberto Dos Santos Cruz. Difficile à ce stade de savoir ce que cela implique vraiment, même si l’on sait que l’armée a toujours été hostile à «l’ingérence» des organismes étrangers de défense de l’environnement. Jair Boslonaro a lui-même souvent évoqué sa crainte de voir grandir les ambitions séparatistes des Indiens, en accusant l’ONU de les encourager.
Objectif de la mesure: permettre l’exploitation agricole et minière des terres amérindiennes et «normaliser» ces tribus, dont certaines évitent pourtant tout contact avec la société moderne. Le nouveau président l’a lui-même clairement énoncé dans un tweet: «Plus de 15% du territoire national est délimité comme terres indigènes et quilombolas [communautés de descendants d’esclaves en fuite, ndlr]. Moins d’un million de personnes vivent dans ces lieux, isolés du vrai Brésil, exploités et manipulés par des ONG. Nous allons intégrer ensemble ces citoyens [...]».
Mais de 15% do território nacional é demarcado como terra indígena e quilombolas. Menos de um milhão de pessoas vivem nestes lugares isolados do Brasil de verdade, exploradas e manipuladas por ONGs. Vamos juntos integrar estes cidadãos e valorizar a todos os brasileiros.
— Jair M. Bolsonaro (@jairbolsonaro) 2 janvier 2019
Dans le collimateur: la vaste réserve indigène Raposa-Serra do Sol (17.000 kilomètres carrés), située dans le nord du pays, dans l’État de Roraima. Elle a été délimitée en 2005 par l’ancien président Lula, non sans créer des heurts récurrents avec les fermiers expulsés et avec le gouverneur de l’État. Abritant environ 17.000 Indiennes et Indiens, cette zone est très riche en métaux rares (comme le niobium), en or, en étain, en cuivre, en diamants. Elle détiendrait aussi une des plus grandes réserves mondiales d'uranium. De quoi attirer les convoitises. «C’est la région la plus riche du monde. Il y a moyen de l’exploiter de manière rationnelle. Et du côté des indigènes, de leur verser des redevances et de les intégrer à la société», déclarait, mi-décembre, Jair Bolsonaro.
L’attitude climatosceptique du nouvel exécutif –à commencer par le ministre des Affaires étrangères Ernesto Araujo pour qui le changement climatique relève de l’idéologie et du «marxisme culturel»– constitue une profonde rupture avec l’histoire récente du Brésil, jugé très «vert» depuis le Sommet de la Terre de 1992 à Rio. Pendant l’ère Lula, il a en outre pris un poids considérable dans les négociations sur le climat. Bolsonaro a, lui, très logiquement décidé de ne pas accueillir en novembre 2019 la COP25 (finalement hébergée par le Chili). Il a même voulu confier l’Environnement au ministère de l’Agriculture avant d’y renoncer sous la pression de l’agro-industrie, inquiète de possibles représailles internationales. Le ministre de l’Environnement qu’il a choisi, Ricardo de Aquino Salles, un avocat proche des milieux agricoles, ne devrait cependant pas lui mettre de bâtons dans les roues.
Une gauche pas toujours très verte
Les conséquences de ce virage brutal sont inquiétantes mais il ne faudrait pas en conclure que tout allait bien jusqu’ici. Car l’écologie a cessé ces dernières années d’être une réelle priorité au Brésil.
La période la plus volontariste en la matière restera sans doute la fin des années 1980 et la décennie 1990: elle est née de la pression des mouvements écologistes, montés en puissance après la dictature, mais aussi de celle de la communauté internationale, très critique face à la déforestation, massive à l'époque. En 1988, le droit des peuples amérindiens de revendiquer des territoires est inscrit dans la nouvelle Constitution, qui consacre en outre un chapitre entier à l’environnement. En 1989 est créé l'institut de l’environnement, l'Ibama, doté de pouvoirs très importants. Au cours des années 1990, les aires protégées et les réserves naturelles privées se développent, le code forestier renforcé accroît les surfaces interdites au déboisement; la loi sur les crimes environnementaux est votée et le pays investit fortement dans les technologies satellitaires de surveillance, se dotant ainsi de précieux outils de contrôle et de sanctions.
Arrivé au pouvoir avec le Parti des travailleurs (PT) en 2003, Lula s'est efficacement servi de ces outils, tout en négociant avec les fermiers une réduction du déboisement en échange de labels de bonne conduite. Résultat: le rythme de la déforestation a connu une chute spectaculaire et régulière entre 2003 et 2012, tandis que les territoires autochtones et les aires protégées totalisaient plus de 2,2 millions de kilomètres carrés.
«Dans cette vision, l’environnement [...] est un luxe que l’on pourra se permettre lorsque le niveau de développement sera satisfaisant»
Un succès dont il faut créditer le PT, reconnaît le géographe et directeur de recherche au CNRS François-Michel Le Tourneau, même s'il juge le bilan écologique de l'ère «pétiste» (jusqu’à la destitution de Dilma Rousseff en 2016) plutôt mitigé. «Ce n’est pas pour rien que Marina Silva a démissionné en 2008 de son poste de ministre de l’Environnement», souligne-t-il. La déception de cette écologiste convaincue fut telle qu’elle s’est ensuite présentée contre le PT aux élections suivantes. Dans un article publié en 2012 dans la revue Questions Internationales et intitulé «De Lula à Dilma: le Brésil du Parti des travailleurs est-il vert?», le chercheur résumait déjà la position ambivalente du parti de Lula: «Le discours et l’idéologie du Parti des travailleurs constituent un productivisme de gauche, écrit-il, dans lequel la croissance économique est le moteur nécessaire à l’amélioration du niveau de vie de la population et à la mise en place d’une politique redistributive. Dans cette vision, l’environnement ne peut pas être une priorité. Il est un luxe que l’on pourra se permettre lorsque le niveau de développement sera satisfaisant. En attendant, il importe d’éviter qu’il ne devienne une “entrave au développement”».
Par exemple, le Brésil tire de ses barrages les trois quarts de son électricité, une énergie certes propre du point de vue des émissions de gaz à effet de serre, mais qui perturbe les équilibres écologiques. Pourtant, face à la hausse exponentielle de la demande, Lula puis Dilma Rousseff ont fini par relancer les méga-projets hydrauliques –y compris en Amazonie– tel, en 2015, l’emblématique barrage de Belo Monte, un des trois plus grands au monde. Objet d'une intense bataille juridique, ce projet avait été bloqué la fin des années 1980 par les écologistes, les populations indigènes, la mobilisaton internationale et l'agence Ibama. Une agence que le gouvernement de Lula, irrité par son intransigeance, a délibérément affaiblie en la scindant en deux (elle a quand même interdit récemment à Total de forer à l’embouchure de l’Amazone).
Réforme du code forestier en 2012
La réforme en 2012 du code forestier par Dilma Rousseff fut un autre coin enfoncé dans la politique environnementale du PT. Elle a permis d’amnistier le déboisement illégal jusqu’en 2008, mais aussi d’assouplir les critères de choix des zones à protéger. Depuis, le déboisement est reparti à la hausse. D’après les chiffres officiels, il a même atteint 8.000 kilomètres carrés entre août 2017 et juillet 2018, soit près de 14% de plus en un an.
Vue aérienne de la déforestation en Amazonie occidentale au Brésil, le 15 septembre 2017. | Carl de Souza / AFP
On peut par ailleurs reprocher à la gauche pétiste d’avoir dès le départ été moins attentive à l’environnement dans des régions moins totémiques que l’Amazonie, mais fragiles elles aussi, telles le Cerrado (savanes du centre du pays), ou concernant l’activité des grands groupes miniers comme Vale. Malgré tout, ce qui peut être interprété de la part du PT comme des renoncements, des compromis ou des reculs face aux impératifs de croissance de ce grand pays émergent n’a rien à voir avec la politique qui s’annonce: Jair Bolsonaro l’a répété, il veut en finir avec les aires protégées et le statut spécifique des peuples autochtones.
Un frein éventuel: le morcellement du Congrès
En a-t-il les moyens? «Il lui sera plus difficile de mettre la main sur les terres des Amérindiens, car l’article 231 de la Constitution leur en garantit l’usufruit exclusif», souligne François-Michel Le Tourneau. Modifier la Constitution implique une majorité de 60% lors de deux votes des parlementaires. Pas évident dans un Congrès extrêmement morcelé, qui compte une quarantaine de partis. Celui du président (le Parti social-libéral) est le deuxième de la Chambre des députés avec seulement 11% des voix. Si, malgré le soutien des ruralistes, la modification de l'article 231 est rejetée, Bolsonaro –qui connaît la musique pour avoir été député pendant vingt-sept ans– sera tenté d'agir comme ses prédécesseurs, c’est-à-dire acheter les votes des députées et députés. Une pratique gênante pour un président qui a fait de la lutte contre la corruption un axe majeur de sa campagne.
En revanche, le président peut supprimer les unités de conservation sans passer par la loi. Et il n’aura sans doute guère de mal à trouver les soutiens pour accélérer la construction de barrages et de mines, ou assouplir les études d’impact environnemental, quitte à «casser» l’Ibama comme il en a l’intention. Sa volonté de réhabiliter la fameuse route transamazonienne BR-319 qui relie Manaus à Porto Velho fait hurler les écologistes car elle entraînera selon eux la construction de routes secondaires et, au bout du compte, la destruction des zones les plus préservées de la forêt. Mais d’autres se scandalisent –notamment dans ce groupe Facebook créé en 2012– de l’état déplorable de cette route, réduite à l’état de piste sur 400 kilomètres et quasi impraticable pendant les pluies. Le débat dure depuis des années, illustrant le dilemne entre développement et préservation de l'environnement.
Pour freiner le bulldozer Bolsonaro, il paraît hasardeux de miser, comme par le passé, sur les pressions internationales, sauf peut-être si le Brésil finit par sortir de l’accord de Paris. Quant aux activistes écologistes, elles et ils sont relativement démunis, d’abord parce qu’ils ont perdu une grande partie de leur audience auprès d’une opinion publique davantage préoccupée par la corruption, la violence et la crise économique (le score de 1% de Marina Silva à l’élection présidentielle est éloquent). Mais aussi parce qu’ils risquent de subir une sévère répression.