«Il se peut, sympathique ami lecteur, que vous soyez vous-même une femme. Ne vous en faites pas, ce sont des choses qui arrivent. D’ailleurs ça ne modifie en rien ce que j’ai à vous dire. Je ratisse large.»
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte.
Quand La Possibilité d’une île est sorti, j’avais 15 ans et je venais de m’abonner aux Inrocks. De la couverture réservée par l’hebdomadaire à la parution du dernier Houellebecq en date, j’avais déduit que l’on était face à un événement de premier ordre; aussi avais-je docilement ajouté l’ouvrage à mon panier lorsque, quelques jours plus tard, je m’étais rendue dans ma librairie de quartier pour acheter le sixième tome d'Harry Potter.
Michel Houellebecq en une des Inrocks.
Très vite, Daniel, le narrateur de La Possibilité, devait détrôner à mes yeux et pour toujours le petit sorcier à lunettes. Je me suis plongée avec délectation dans la psyché tordue de cet humoriste hors-norme. Son désespoir sursautant, sans cesse adouci par la possibilité du bonheur, avant d’être à nouveau ravivé par la violence de ses échecs, offrait à mon spleen adolescent un miroir et un refuge; la violence de la langue houellebecquienne me semblait salvatrice dans une société que je découvrais tissée de faux-semblants; la crudité des scènes de sexe me fascinait d’autant plus qu’elles prenaient souvent des airs de manuel pour jeunes filles («Ce n’est pas bien difficile, de faire jouir un homme…»).
Un rôle central dans ma construction intellectuelle, sexuelle et littéraire
Le roman terminé, il me fallut lire immédiatement tout ce que ce Houellebecq avait écrit auparavant –je trouvais la plupart de ses précédents bouquins dans la bibliothèque paternelle et les quelques recueils d’articles et de poésie manquants sur le tourniquet des Librio 2€. Je consacrais ainsi à la lecture systématique de l’oeuvre de Houellebecq les quelques mois suivants. Cette période, au demeurant assez heureuse, a joué un rôle central dans ma construction intellectuelle, sexuelle et littéraire.
Il serait fastidieux de faire la liste de tout ce que Houellebecq m’a apporté de positif –de toute façon, maintenant qu’on lui a donné la Légion d’honneur, il n’aurait que faire de nouvelles louanges– je reviendrais donc ici sur ce qu’il a instillé en moi de «discutable».
Sur le plan strictement pratique, la lecture de Houellebecq m’a laissée imaginer qu’il serait possible de faire fortune en devenant journaliste, du fait notamment d’un dialogue mémorable de La Possibilité:
«Ça te surprend que j’ai du goût alors que je travaille pour un journal de merde?
Décidément, il allait être bien difficile de lui cacher mes pensées. Cette constatation, curieusement, me remplit d’une certaine joie; je suppose que c’est un des signes de l’amour authentique.
– Je suis bien payée… Tu sais, souvent, il ne faut pas chercher plus loin.
– Combien?
– Cinquante mille euros par mois.»
Rétrospectivement, je me fends d’un grand LOL.
«Aimables connes»
Mais ses livres ont aussi, et c’est plus grave, durablement installé dans mon esprit l’idée que les féministes étaient «d’aimables connes», comme il l’écrit dans L’Humanité, second stade. Comprenez-moi bien. J’avais reçu une éducation suffisamment peu féministe pour ne pas m’offusquer de tels propos, mais pas, non plus, assez sexiste pour me rendre compte par moi-même qu’il restait un combat à mener. Élevée avec deux soeurs, je n’ai pas eu ce petit frère dispensé de vaisselle qui fait germer chez certaines les premières graines de révolte, ni ces injonctions à trouver rapidement un mari qui font tilter les autres. Dans ma grande innocence, j’étais donc prête à croire, avec Houellebecq, que nous étions tous et toutes dans la merde, hommes et femmes, victimes collectives d’une même société déshumanisée et que dans cette situation, faire de la liberté de porter une jupe courte une revendication politique relevait de la vanité pure. Tant de fois j’ai relu, extatiquement hilare, le début d’Extension du domaine de la lutte:
«Pendant quinze minutes elles ont continué à aligner les platitudes. Et qu’elle avait bien le droit de s’habiller comme elle voulait, et que ça n’avait rien à voir avec le désir de séduire les mecs, et que c’était juste pour se sentir bien dans sa peau, pour se plaire à elle-même, etc. Les ultimes résidus, consternants, de la chute du féminisme. À un moment donné j’ai même prononcé ces mots à voix haute: “les ultimes résidus, consternants, de la chute du féminisme”.»
J’avais 15 ans et il était si facile d’en rire. Je commençais à porter des chaussures à talons, à me maquiller, et l’effet que mon nouvel attirail produisait sur les hommes me donnait l’impression de détenir un pouvoir dont je n’imaginais que très vaguement comment il aurait pu se retourner contre moi.
Je continue d’apprécier son travail, mais chaque nouveau roman constitue un curieux exercice d’autoflagellation
C’est seulement au mitan de ma vingtaine qu’une accumulation de micro-événements divers, dans ma vie professionnelle, sociale et sentimentale, m’a fait réaliser à quel point l’existence s’annonçait compliquée si je refusais de répondre aux impératifs de discrétion, de soumission domestique, de modestie, de docilité intellectuelle, de minceur, bref, à cette exigence d’effacement à laquelle ne nous contraint plus la loi, mais que nous imposent encore représentations culturelles et normes sociales.
Depuis lors, je ne lis plus Houellebecq de la même manière. Je continue d’apprécier son travail, mais chaque nouveau roman constitue pour moi un curieux exercice d’autoflagellation. Le narrateur n’est pas l’auteur, raconter n’est pas plébisciter; il n’empêche que l’oeuvre de Houellebecq porte un discours, fût-il rapporté, qui se répète et se répond de manière très cohérente d’un ouvrage à l’autre et que ce discours est assorti d’un système de représentation, lui aussi très cohérent, qui attribue aux femmes un certain rôle, toujours le même. En gros: tailler des pipes et mettre une ambiance sympa. Il faut écarter d’emblée l’accusation, parfois faite à Houellebecq, de misogynie. Ses livres ne sont pas misogynes; ils sont en revanche authentiquement machistes.
Don de soi jusqu’à la dissolution
Sérotonine, qui sort ces jours-ci, n’y échappe pas. [Attention, spoilers]. Le noeud dramatique du roman se joue dans l’incapacité du narrateur à proposer à sa stagiaire de dix ans de moins que lui, Camille, de renoncer à la suite de ses études pour rester chez lui en tant que femme au foyer. Il la laisse retourner dans son école vétérinaire à Paris et de cette décision funeste naîtra, selon lui, leur malheur à tous deux.
Le récit de l’idylle entre la jeune fille et le narrateur est l’occasion, pour ce dernier, d’asséner quelques vérités sur l’existence. Alors qu’il se réjouit que l’étudiante, installée chez lui le temps de son stage, lui fasse découvrir, à lui, l’habitué du Super U, les joies de la boucherie-charcuterie et de la boulangerie-pâtisserie («Enfin, pour parler plus exactement, Camille en devint une cliente régulière –je me contentais en général de l’attendre en buvant des demis à la brasserie Le Vincennes»), il réalise que les femmes, contrairement aux hommes, sont douées pour la vie simple et qu’elles ont bien de la chance:
«Les hommes en général ne savent pas vivre, ils n’ont aucune vrai familiarité avec la vie, ils ne s’y sentent jamais tout à fait à leur aise, aussi poursuivent-ils différents projets, plus ou moins ambitieux plus ou moins grandioses c’est selon, en général bien entendu ils échouent et parviennent à la conclusion qu’ils auraient mieux fait, tout simplement, de vivre, mais en général aussi il est trop tard.»
Pour le narrateur de Sérotonine, l’existence de deux natures, féminine et masculine, est indiscutable
Si tout projet est vain, on peut se demander pourquoi Houellebecq continue à écrire, ses droits d’auteurs lui permettant certainement d’assumer une vie de femme au foyer –visiblement la meilleure forme d’existence disponible à ces yeux. Peut-être me répondrait-il qu’il en est, en tant qu’homme, intrinsèquement incapable.
C’est en tous cas ce que m’expliquerait le narrateur de Sérotonine, pour qui l’existence de deux natures, féminine et masculine, est indiscutable. Et pour qui la finalité de la femme, conformément à son essence féminine, est le don de soi jusqu’à la dissolution, dans le cadre du couple («À cette tâche qui n’en est pas une, car elle n’est que manifestation d’un instinct vital, elle sacrifierait volontiers sa vie.»). Celles qui, par excès d’égoïsme –car il ne peut s’agir que d’égoïsme– se contentent, comme la dernière maîtresse du narrateur, Yuzu, de «commander des sushis» pour «subvenir aux besoins du ménage», sont promises aux plus pathétiques errements. Dans le cas de Yuzu, ce sera gangs-bangs et zoophilie.
Que les activités considérées comme féminines soient en partie délaissées au profit d’ambitions artistiques n’excuse rien non plus, au contraire: dans la vision du monde défendue par le narrateur, les femmes sont évidemment exclue du circuit de la création. La seule femme créative du roman, Claire, est ainsi une actrice ratée, alcoolique, violemment tournée en dérision –Claire ne va pas à la boulangerie-pâtisserie et le narrateur s’en sépare sans grande difficulté.
«Femme au sens pré-féministe du terme»
Heureusement, il y a donc Camille, qui se comporte «en femme au sens pré-féministe du terme»: lorsque par malheur elle n’est pas en couple, elle se consacre à des activités altruistes –soigner les animaux, s’occuper d’un enfant; et lorsque par bonheur elle est en couple, elle exprime son amour par la cuisine et par les fellations.
«Agenouillée devant moi, elle a pris mon sexe dans sa bouche, ses lèvres sont refermées à mi-hauteur de mon gland. Ses yeux sont clos, et elle est tellement concentrée sur cette fellation que son visage en est vide d’expression, ses traits sont parfaitement purs, je n’ai jamais eu l’occasion de voir une telle représentation du don.»
Ses personnages masculins ne semblent pas responsables de leurs destins, ne cherchent jamais à réparer leurs erreurs
Le tableau serait charmant s’il était accompagné, à un moment où à un autre du livre, même sous une forme métaphorique, d’une vague idée de réciprocité, de partage. Or cela n’arrive jamais. Si l’essence de la femme est de donner, celle de l’homme est de prendre, de consommer, de jouir… et de tout gâcher (en renonçant à monter dans un train, en allant tirer un coup ailleurs, etc.).
Ce gâchis est un motif récurrent dans l’oeuvre de Houellebecq, où il est toujours présenté comme le résultat d’un fatum indépassable. Ses personnages masculins ne semblent pas responsables de leurs destins. Ils ne cherchent jamais à réparer leurs erreurs, se contentant de les déplorer pendant 250 pages.
À mon sens, la propension à faire des conneries ne relève pas du tragique. La propension à faire des conneries relève de la connerie. Et l’esthétisation romantique que fait Houellebecq de cette connerie est lassante.
Qu’un homme commette une erreur vis-à-vis d’une femme et se montre trop lâche et trop fier pour tenter de la réparer n’est pas exactement une situation originale: il semble assez aisé de trouver des exemples similaires au quotidien; de la même façon qu’il semble assez aisé de trouver des exemples de femmes qui se dédient corps et âmes à leur couple. C’est d’ailleurs un des éléments qui font que les livres de Houellebecq fonctionnent: on s’y retrouve facilement. Mais on peut s’interroger sur l’intérêt littéraire d’enrichir de nouveaux exemples ce qui constitue déjà bel et bien un cliché.
Critique de la modernité
Quand ils n’accusent pas le destin, les héros houellebecquiens s’en prennent à la modernité. À ce titre, leurs discours évoquent parfois celui des incels, ces «célibataires involontaires» tels qu’ils se définissent sur les réseaux sociaux, que le grand public avait tragiquement découvert lors de l’attentat misogyne de Toronto. Pour ces jeunes hommes, le libéralisme sexuel est une catastrophe en ce qu’il laisse les femmes libres de choisir leurs partenaires, ce qui ne peut que bénéficier aux «gagnants», par ailleurs souvent des «connards», au détriment des gentils qu’ils ont l’impression d’être. C’est précisément ce que développait –de manière certes plus littéraire– le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, en 1994:
«En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.»
Dans Sérotonine, la critique de la modernité est moins théorisée, mais tout aussi claire:
«Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles? Cela se peut, ces idées étaient dans l’esprit du temps; nous ne les avons pas formalisées, nous n’en avions pas le goût; nous nous sommes contentés de nous y conformer, de nous laisser détruire par elles; et puis très longuement, d’en souffrir.»
Pourtant, si l’on s’en tient à l’observation des événements qu’il rapporte, il paraît évident que ce n’est pas «l’esprit du temps» qui fout la vie du narrateur en l’air, mais bien sa propre inconséquence et sa propre lâcheté.
Sérotonine est un roman intelligemment construit, brillamment rédigé, hilarant par endroits. Mais il va rejoindre, dans les bibliothèques, le vaste rayon de la littérature du «Oh merde, j’ai tout fait foirer!», dont les précédents ouvrages de Houellebecq occupent déjà une part importante. Cette littérature où les femmes sont d’adorables victimes, sur les souffrances desquelles on évite toutefois de s’attarder, les états d’âmes des hommes qui les détruisent étant éminemment plus littéraires. Cette littérature, qui continue de m’impressionner d’un point de vue formel, m’attriste aujourd’hui sans plus m’émouvoir.