En Patagonie chilienne, le taux d'humidité avoisine les 90%, les températures sont négatives et le vent souffle en rafale jusqu'à 100 km/h. En 2016, l'explorateur Christian Clot affronte l'instabilité de la météo locale pendant 400 kilomètres en kayak, sans assistance, pour comprendre les capacités d'adaptation de l'être humain en conditions extrêmes. Avancer devient une lutte: «J'aimerais tant me laisser aller, écrit-il dans Au cœur des extrêmes, dans lequel il narre ses périples. Prendre le temps de boire un peu, de manger un bout de ce chocolat qui me nargue dans la poche transparente de ma jupe.»
Lors de ces expéditions difficiles, manger, comme boire et dormir, fait partie de nos besoins les plus impératifs. Mais «la plaque de chocolat quotidienne» de l'aventurier ne relève pas ici de l'urgence de s'alimenter. Ces superflus sur le plan diététique répondent à autre chose: nourrir son mental. De la même manière, l'hyper médiatisé Kilian Jornet, le dieu vivant des ultra-traileurs, ne se refuse pas un sandwich au Nutella ou au jambon pendant ses vingt heures de course en haute altitude. En mer, les skippers du Vendée Globe, lancés en solitaire en tour du monde à la voile pendant une centaine de jours, embarquent en complément des plats lyophilisés standardisés du snack: cacahuètes, nounours à la guimauve ou pâté en boîte.
Le corps ainsi poussé peut-il tenir le cap sans ces «sourires du frigo», comme image le médecin et nutritionniste du sport Jean-Jacques Menuet? «Quand j'accompagne les sportifs concernés dans ce type de défis extrêmes, on commence par chercher un aliment qu'ils aiment à intégrer au régime, pose-t-il. Que ce soit un petit morceaux de viande des Grisons ou des noix de cajou, je l'exige malgré les contraintes de course.» L'encombrement, le poids à porter et le temps limité pour manger réduisent en général le menu. Les marathoniens des sables par exemple, élancés en autosuffisance alimentaire dans le Sahara pour 250 km et six jours de course, emportent juste de quoi faire chauffer de l'eau et une cuillère pour mélanger la nourriture lyophilisée dans un fond de bouteille en plastique. «Mais c'est déjà beaucoup», précise le participant Grégoire Chevignard dans son livre De mon canapé à la course la plus dure au monde.
Un Tic-Tac comme récompense
Pourquoi prescrire malgré tout d'alourdir son sac? «Quand les contraintes de l'effort sont telles, l'alimentation ne peut être conventionnelle, explique le médecin. Il ne s'agit pas de s'installer autour d'un couscous en pleine route du Rhum. La priorité n'est pas de se faire plaisir en mangeant.» Également sophrologue, il amène ses patients et patientes à associer l'aliment plaisir à une sensation positive face aux maux corporels et à la fatigue physique: «Le fait de se concentrer sur le goût d'un aliment pendant l'effort, ça permet de penser à autre chose que la douleur. Un Tic-Tac, sur le plan nutritionnel, ça n'apporte rien, mais de le garder longtemps en bouche permet de se focaliser sur la fraîcheur qu'il apporte et d'améliorer sa respiration.»
Pour un effort de plusieurs mois, ces encas prennent une dimension plus profonde encore. Stéphanie Gicquel confirme. Championne de France d'athlétisme, ultra-traileuse, elle compte les pôles nord et sud à son carnet de voyage, court sur longues distances par -30°C ou par temps caniculaire et a traversé l'Atlantique en soixante-quatorze jours par -50°C: «En expédition, on est toujours sur le qui-vive: tenir l'effort, faire attention à être bien couvert, protégé du vent... On mange les mêmes plats lyophilisés un jour sur trois, et c'est pénible même si on a très faim. Il faut pouvoir parfois avoir ces moments de plaisir, un petit carré de chocolat noir à sortir.»
«Emporter des plaisirs type pâtisserie par exemple, c'est un cercle vicieux: il faut supporter ce poids supplémentaire et celui qu'on prend à cause des sucres rapides et graisses saturées.»
Le chocolat noir est cité de façon récurrente comme allié des moments compliqués. «À 90% de cacao pour le tour du monde de François Gabart en 2017», précise même Jean-Jacques Menuet, qui a suivi le skipper dans sa préparation. Viennoiserie, soda, charcuterie et fromage ont moins de succès dans la bouche des diététiciens. Du plaisir, oui, mais pas au point de nuire à la performance. Ce que l'on mange rend l'entraînement plus ou moins utile et l'effort plus ou moins efficace. «L'opposition entre l'aliment plaisir inutile sur le plan nutritionnel et l'aliment triste mais utile est malvenue, tout dépend de nos schémas de pensée, avertit Didier Chos, docteur spécialisé en nutrition et président fondateur de l’Institut européen de diététique et micronutrition (IEDM). Cela dit, pour accéder à toutes ses ressources, le sportif doit notamment éviter les troubles digestifs.» Or, à une certaine intensité d'effort, on n'est plus capable de digérer les aliments gras. La pâte d'amande permise pour le long périple de l'alpiniste ne le sera pas pour le marathonien lancé plus violemment.
Pour le mental des deux sportifs, le chocolat se déguste donc par «carré unique et pas par tablette», avertit Jean-Jacques Menuet, et à des moments de la journée où cela ne dessert pas l'organisme, «pas le soir avant de se coucher quand les sucres sont stockés en graisse». Car les écarts coûtent cher en conditions extrêmes, comme sur le traîneau de Stéphanie Gicquel pendant sa traversée du continent Antarctique en 2014: «Le moindre kilo en plus a un impact significatif sur la charge à tracter. Emporter des plaisirs type pâtisserie par exemple, c'est un cercle vicieux: il faut supporter ce poids supplémentaire et celui qu'on prend à cause des sucres rapides et graisses saturées.»
Les gourmandises de François Gabart pour son Vendée Globe 2012 | Vincent Curutchet / DPPI / AFP
À l’inverse, la contrainte de poids est moindre pour le skipper Sébastien Josse, même s’il faut déplacer les sacs selon l’allure pour équilibrer le bateau. Pour le Vendée Globe, il embarque des rations d'un kilo de nourriture par jour. Au menu, chips ou snack sucré achetés au préalable au supermarché en complément des plats sous-vide du chef étoilé Julien Gatillon. «La nourriture s’avère un réconfort mental indéniable, mais elle sert surtout à donner de l’énergie à ton corps. La priorité, c’est la performance.» Sauf qu’en mer, on risque la sous-alimentation. Un marin de la course brûle jusqu’à deux fois plus de calories qu’un terrien. Or «ce n'est pas évident de préparer quoi que ce soit et encore moins d'avoir faim parce qu’on est parfois barbouillés. Si c'est appétant, c'est plus facile». À la place de l'acide bœuf bourguignon lyophilisé, tout sauf fidèle au plat de grand-mère, le navarin d'agneau ou la daube à la niçoise grand luxe sont réchauffés cinq minutes au bain-marie ou avalés tels quels quand il faut s'activer sur le pont.
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Imaginer manger une motte de beurre pour tenir
Au-delà de servir directement la performance, en milieu isolé ou avant une épreuve effrayante, manger peut permettre de renouer avec un certain confort, avec soi ou sa culture. «Un cycliste de très haut niveau que j'ai suivi posait des verres transparents remplis de bonbons partout dans sa chambre, mais n'en mangeait qu'un ou deux, rapporte Jean-Jacques Menuet. Cette installation, qui lui rappelait son enfance, c'était super important pour lui avant une course.» De la même manière, au milieu d'un désert glacé, Stéphanie Gicquel «dresse la table» le jour de Noël sur le couvercle en plastique de son réchaud pour disposer le saucisson et le Comté précieusement réservés pour l'occasion. En situation d’isolement, le repas devient revendication identitaire, détaille Emilie Giret, maîtresse de conférences en sociologie du sport à l’université de Poitiers, à propos de son enquête aux îles Kerguelen, dans l’océan Indien, à quinze jours de bateau des premières terres et sans autochtones. Pour la centaine d’hivernants sur place, qui assurent la souveraineté de la France, l’organisation des repas, des menus et des habitudes alimentaires structure cet univers reconstruit loin de leur famille.
«Quand on a très faim, on en devient obsédé, ça nous réveille [...] On voit des meringues et des gâteaux dans la neige.»
Le problème, c’est quand ces rituels qui rattachent à soi, à sa vie normale, viennent à manquer. Pour Christian Clot, l'explorateur du projet «Adaptation», il faut renoncer dans le désert à son chocolat fétiche qui fondrait en un clin d'œil. Idem par -50°C. «Manger dans un congélateur coupe en grande partie le goût des aliments. La durée entre plat chaud et plat congelé n'étant que de quelques courtes minutes, j'avale mes repas goulûment à grosses bouchées […], sans guère de réconfort.», écrit-il dans l’ouvrage qui détaille son expédition. L’objectif de ces rations alimentaires: couvrir les calories dépensées, 6.000 quotidiennes par jour dans le froid glacial, contre 2.500 en temps normal. Sur de si longues durées d'effort, le corps a besoin de lipides comme source d'énergie et les sportifs d'endurance puisent donc automatiquement sur leurs réserves de graisse (même si cela arrive plus tardivement chez ces professionnels). Mais le corps ne fixant pas les graisses, il appelle alors à remplir cette jauge qui se vide à toute allure. «Quand on a très faim, on en devient obsédé, ça nous réveille, on n'arrive plus à calculer, raconte Stéphanie Gicquel. Tout ressemble à de la nourriture, on voit des meringues et des gâteaux dans la neige.» Ce qui fait tenir dans ces moments: la projection. «On imagine la nourriture, le plat de tagliatelles au fromage que l'on mangera en rentrant», témoigne-t-elle.
Même principe concernant les petits plaisirs gustatifs. L'objectif final s'avère si loin qu'il devient essentiel pour avancer quand même de s'accorder des victoires intermédiaires, comme «de savoir que, à tel ravitaillement, tel aliment [l]'attend pour rompre la monotonie de l'effort». Surtout qu’après huit heures de traîneau par vent de face de 80 km/heure, le café insipide prend des airs de grand cru. Dans de si rudes épreuves, les envies alimentaires changent et l’organisme ne manifeste plus les mêmes désirs que ceux de sa routine. Le porridge attendu du petit-déjeuner d'expédition est si gras et calorique qu’il pourrait difficilement faire plaisir à la table d'un brunch dominical. «Au pôle Nord, un de mes patients, affamé, rêvait de manger une motte de beurre entière, rapporte Didier Chos. Toutes les envies et fantasmes alimentaires peuvent exister, ils dépendent de chacun, de son activité, de sa madeleine de Proust.»
En fait, «peu importe que ce soit de la nourriture ou autre chose», pose la sportive de l'extrême, pour qui il peut être rassurant de savoir qu’elle va «bientôt [s]e brosser les dents dans un contexte où on ne prend pas de douche pendant trois mois» ou encore «changer de tee-shirt après dix heures de course». En d’autres mots, à ce niveau de performance, le type de récompense importe peu et le saucisson ou le chocolat ne s'imposent plus nécessairement comme les saint-graal du réconfort. Le moindre détail susceptible d’adoucir le quotidien suffit. Certaines personnes ne trouvent même aucune satisfaction dans la nourriture. Déjà parce que tout le monde n'a pas une approche hédoniste de l'alimentation. Parmi les ultra-traileurs ou alpinistes, une partie choisit même de s'en passer totalement et entreprend sa performance à jeun. Sans glucose, le corps fabrique alors un substitut grâce aux protéines et aux lipides: les corps cétoniques, aussi appelés carburant du jeûne, qui éloignent l'envie de manger. «En conditions extrêmes, il y a des effets purement métaboliques qui se passent: on est émoussé par des réactions d'adaptation qui sécrètent ces coupe-faim, mais aussi des endorphines et de la dopamine, résume le nutritionniste. Le besoin de plaisir est impératif chez tous. Les sportifs et explorateurs sont susceptibles d'aller le chercher dans l'effort en lui-même, shootés aux hormones du bonheur.» La nourriture est alors reléguée au second plan. Mais même sans rien ingérer, ces affamés de performance nourrissent malgré tout leur organisme de plaisir.