Des Marines apportant du ravitaillement aux victimes du séisme et assurant la sécurité en Haïti: le mois dernier, ces images ont permis à l'armée américaine de redorer son blason sur la scène internationale. Nos autres interventions militaires à l'étranger ne sont pas toujours saluées de cette manière et ce n'est pas vraiment surprenant, puisqu'elles sont toujours au service des intérêts américains. Lancer des drones au Pakistan ou détruire les fermes de coca et de pavot en Bolivie et en Afghanistan, c'est peut-être crucial pour la sécurité nationale américaine, mais ce n'est pas forcément toujours bien vu, surtout à l'étranger. Les partisans de cette assistance militaire expliquent que les populations locales aussi en bénéficient, puisque l'armée participe à la stabilisation des jeunes démocraties (et de l'économie de marché) en permettant aux gouvernements - plutôt qu'aux groupes d'autodéfense ou aux rebelles - de contrôler le pays.
Une évaluation récente du soutien militaire et de l'aide anti-drogue en Colombie conclut pourtant que les formations et les hommes fournis par les Etats-Unis ne servent correctement ni les intérêts américains ni les intérêts colombiens. Les auteurs de cette étude ont découvert qu'augmenter l'aide militaire n'apportait pas la stabilité mais au contraire déclenchait des poussées de violence de la part des tristement célèbres organisations paramilitaires colombiennes et n'avait pas le moindre impact sur la production de coca. L'un des seuls effets du Plan Colombie aura été, semble-t-il, de fournir des armes aux groupes déstabilisateurs qu'il était censé supprimer.
Guerre civile et trafic
La guerre civile et le trafic de drogue sont depuis longtemps liés en Colombie. Le conflit actuel a pour origine une insurrection communiste qui a eu lieu dans les années 1960 et qui s'est transformée en une lutte entre les guérilleros communistes, le gouvernement et les groupes paramilitaires d'extrême-droite. Ces derniers jours, deux acteurs de la guérilla - les Farc et l'ELN - ont mené des opérations dans les campagnes avec l'objectif annoncé de renverser le gouvernement. Les organisations paramilitaires ont pour origine ces armées privées formées par les cartels de la drogue et les propriétaires terriens dans les années 1980 pour résister aux guérilleros. Malgré tous les kidnappings, les extorsions, les meurtres et les trafics de drogue des paramilitaires, pour le gouvernement colombien, «les ennemis de mes ennemis sont mes amis». Les groupes paramilitaires sont hors la loi depuis 1997, mais le gouvernement continue à coopérer avec eux de façon informelle pour lutter contre les rebelles, échanger des renseignements et des armes, et parfois même mener des opérations conjointes.
Etant donné le rôle-clé du narcotrafic à la fois dans la guérilla et les opérations paramilitaires, les Etats-Unis ont depuis le début couplé aide anti-drogue et soutien militaire. Tout a commencé peu après le lancement par Richard Nixon de la «guerre contre la drogue». La collaboration américano-colombienne a connu des succès - les spécialistes de la Delta Force et des Navy Seal ont notamment aidé à traquer et tuer Pablo Escobar, le chef du cartel de Medellin. Au cours des années 1990, l'aide américaine a énormément augmenté, faisant de la Colombie le premier bénéficiaire après le Moyen-Orient et l'Afghanistan. L'argent a-t-il été bien dépensé?
Difficile d'estimer l'impact des dollars américains, à cause des liens entre le gouvernement colombien et les groupes paramilitaires, et des liens entre les groupes paramilitaires et la drogue et la violence. L'aide permet-elle de diminuer le trafic de drogue et l'agitation, ou a-t-elle exactement l'effet contraire? Cela dépend en partie de combien tombe entre les mains des alliés paramilitaires du gouvernement. Ceux-ci peuvent par exemple développer la production de coca pour acheter des armes américaines qui serviront contre les guérilléros. Les rebelles produiront et vendront à leur tour plus de coca pour se défendre.
Pour comprendre comment tout s'organise effectivement dans les campagnes colombiennes, les économistes Oeindrila Dube et Suresh Naidu ont étudié la manière dont la guerre civile et la production de coca étaient affectées par le niveau de l'aide militaire américaine de 1988 à 2005. Ils ont comparé les régions dotées de bases de l'armée (c'est-à-dire celles qui recevaient l'aide militaire américaine) aux autres (des régions relativement peu affectées par l'aide). Si on s'aperçoit par exemple que la culture de coca s'est effondrée dans les régions recevant l'aide, mais pas dans les régions non dotées de bases, on peut être quasi certains que c'est grâce au soutien militaire, pas à la météo. Pour être sûrs de bien mesurer l'impact de l'aide américaine sur les conflits et la production de drogue - et non l'inverse - les deux économistes se sont concentrés sur les moments où l'évolution du soutien à la Colombie allait de pair avec l'évolution du soutien militaire américain dans le reste du monde, pour ne pas prendre en compte l'aide répondant à des évènements spécifiquement colombiens.
5 milliards pas dépensés
L'analyse de Dube et Naidu dresse un tableau noir de l'implication américaine en Colombie. Elle suggère que les 5 milliards de dollars envoyés dans le pays ces dernières décennies n'ont pas vraiment été bien dépensés. Plus les Etats-Unis envoient d'aide en Colombie, plus les attaques des paramilitaires dans les régions dotées de bases de l'armée augmentent. Mais ce n'est pas le cas dans les régions sans bases. Alors que l'aide est censée servir à lutter contre la production de drogue, les chercheurs ont découvert que malgré l'augmentation de l'aide américaine, l'armée colombienne menait de moins en moins d'opérations anti-narcotiques, même si la production de coca restait stable. Il semble que des dollars américains aient fini entre les mains des paramilitaires et aient servi à intimider les électeurs afin de maintenir le gouvernement allié en place. Il y a un lien entre l'augmentation de l'aide américaine et la baisse de la participation électorale dans les villes dotées de bases militaires. (Une autre étude montre que la présence de paramilitaires entraîne l'élection de candidats acquis à leur cause.)
Utiliser l'argent américain pour servir les intérêts américains, d'accord, mais nous devrions nous assurer que c'est effectivement ce qu'il se passe. Revenons en Haïti. Le pays reçoit pour l'instant l'argent dont il a bien besoin, mais quand les journalistes rentreront, l'intérêt de la population américaine va probablement s'estomper. Haïti aura alors la tâche difficile de construire les institutions - inexistantes déjà avant le séisme - qui pourront permettre le développement d'une économie opérationnelle.
Selon l'économiste Paul Collier, une présence militaire est fondamentale pour maintenir la paix et la stabilité requises pour les investissements et la reconstruction dans les nations déchirées par la guerre ou d'autres maux. Haïti, avec son gouvernement historiquement faible et inefficace, est sur ce plan un candidat très prometteur pour une telle aide. Même avant le séisme, Haïti bénéficiait d'interventions étrangères - des milliers de soldats de maintien de la paix brésiliens y stationnaient. Si ces forces étaient assorties d'une présence américaine à long terme, le pays en profiterait surement. Mais étant donnée la rigueur budgétaire en vigueur à Washington, il parait peu probable qu'il y ait des fonds supplémentaires disponibles pour l'aide extérieure. Un dollar de plus pour la Colombie, c'est un dollar de moins pour maintenir la paix dans des pays comme Haïti.
Ray Fisman
Traduit par Aurélie Blondel
Image de Une: Des soldats colombiens sur la base militaire de la Macarena en août 2009, REUTERS/John Vizcaino