Société / Monde

Le tourisme noir, entre leçons d'histoire et voyeurisme macabre

Temps de lecture : 9 min

Depuis quelques années, le «dark tourism» fait parler de lui, en promettant de nous emmener sur les pistes de grands criminels, à Katrina ou Fukushima, et jusqu’aux lignes 
de front irakiennes.

Scène extraite du reportage de David Farrier à Mexico, dans la série «Dark Tourist» | Capture écran via YouTube
Scène extraite du reportage de David Farrier à Mexico, dans la série «Dark Tourist» | Capture écran via YouTube

On y arrive en longeant la Via Cappuccini, une rue au calme d'un quartier résidentiel à l’ouest de la vieille ville de Palerme, en Sicile. Devant les colonnades du petit temple grec abritant les catacombes des Capucins, quelques touristes patientent. Peut-être est-on venu voir la sépulture de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l'auteur du roman Le guépard, enterré au cimetière d’à côté.

Dans le vestibule, quelques images pieuses sont disposées sur un présentoir. Accrochées un peu partout, des pancartes rappellent l’interdiction de prendre des photos. Derrière le guichet, un vieux monsieur assis sur sa chaise en bois tient fermement le pommeau de sa canne.

Une odeur de poussière humide nous accueille à l’entrée de la crypte. Au mur, soigneusement aligné, un millier de dépouilles tendent leur visage vers nous. Certaines sont penchées, d’autres édentées, toutes en tenue d’apparat. Ici, la soutane d’un prêtre, là, la dentelle délicate d’une robe.

Mais celle que tout le monde est venu voir, c’est Rosalia. «La plus belle momie du monde» –ou la mieux conservée, si on préfère– est une petite fille d’à peine deux ans. Elle se tient dans son cercueil transparent, un nœud rose dans les cheveux. On dirait qu’elle dort, et soudain, on pense plus aux vivants qu’aux morts. Au sortir de la crypte, on est aussitôt ébloui par le soleil sicilien.

Nous sommes beaucoup, sans le savoir, à pratiquer ou avoir pratiqué ce qu’on appelle le «tourisme noir», une activité touristique en plein essor consistant à visiter des lieux associés à la mort et à ses avatars: catastrophe, guerre et autres tortures.

Cuisine radioactive et vampires amateurs

Baromètre de la tendance, Netflix diffuse depuis cet été une série documentaire de huit épisodes sur le sujet. Dark Tourist suit les tribulations du journaliste néo-zélandais David Farrier dans un périple autour du monde: à la rencontre des Toraja d’Indonésie, qui exhument leurs morts une fois l’an, des mauvais esprits de la «forêt des suicides» au Japon ou du fan club de Jeffrey Dahmer, ce serial killer connu pour ses actes de cannibalisme et de nécrophilie, sans oublier la rencontre avec Popeye, ancien lieutenant de Pablo Escobar loin d'être repenti.

Si la série a séduit un public conséquent, elle a aussi son lot de critiques. À commencer par le gouvernement japonais, qui n’a guère apprécié le portrait de Fukushima dressé par Farrier et ses équipes lors du deuxième épisode.

D’après les autorités nippones, à l’exception de quelques territoires bien circonscrits, la région serait de nouveau sûre et la population est encouragée à s’y réinstaller. Sans jamais dénoncer ouvertement cette version officielle, Dark Tourist la conteste. Dès les premières minutes, les compteurs Geiger utilisés pour mesurer la radioactivité s’affolent, dépassant vite le seuil autorisé de 0,20 becquerel et atteignant finalement les 9,71, sous les regards paniqués de touristes qui décident d’arrêter là leur expédition.

Autre objet de discorde, la halte dans un restaurant d’une ville du coin, où Farrier met en doute la sûreté des aliments, tous d’origine locale. Et la petite excursion que s’autorise le journaliste hors des zones balisées pour pénétrer dans une ancienne salle d’arcade recouverte de poussière radioactive n’a sûrement pas arrangé les choses. L’Agence de reconstruction japonaise et la préfecture de Fukushima s’apprêteraient d’ailleurs à engager des poursuites judiciaires contre Netflix.

Pas vraiment du goût du gouvernement japonais, Dark Tourist ne l’était pas non plus de la presse américaine, qui lui a réservé un accueil mitigé. Lorsque David Farrier présente l’expérience comme «des vacances un peu étranges avant de reprendre le fil d’une vie banale et monotone», Marc Silver du Washington Post se paye la tête de l’animateur, en s’autoproclamant «grand amateur de banalité et de monotonie», avant de classer la série, qu’il juge «irrévérencieuse», en tête de sa «Do not watch list».

Outre l’accusation de mauvais goût, c'est l’attitude désinvolte de Farrier qui a largement été commentée. Dans les colonnes de The Atlantic, la journaliste Sophie Guibert lui reproche un style fourre-tout qui traite sur le même ton des rites ancestraux et des soirées de vampires amateurs, où l’on suce le dos de sa victime avant de manger du gâteau d’anniversaire. «La série met en scène des choses étranges ou simplement peu familières et suppose qu’elles sont sinistres. Tout cela en dépit des différences culturelles ou langagières. Cette série cherche des lieux et des gens bizarres, inhabituels ou de mauvais goût pour provoquer votre répugnance», écrit-elle.

Entre autres griefs, Dark Tourist passerait à côté de son propos en se bornant à raconter des histoires spectaculaires en oubliant leur contexte politique ou culturel.

À la fin du premier épisode, Farrier s’offre le grand frisson à la frontière mexico-américaine, en se glissant dans la peau d’un immigrant clandestin. L’aventure terminée, le journaliste déclare que s’il a trouvé l’expérience divertissante, il a tout même «compris le message»: «Pour les vrais migrants c’est jamais fun!» –un raccourci un peu léger aux yeux de Sophie Guibert.

Pèlerinage moderne

Épinglé par la presse, cet antagonisme entre témoignage et voyeurisme est mis en abyme dans le troisième épisode de la série. De passage à Dallas, sur les traces de l’assassinat de Kennedy, David Ferrier se retrouve confronté à deux formes très différentes de tourisme noir.

D’un côté, un fana loufoque organise des private tours dans sa Lincoln Continental décapotable et y déroule sa logorrhée inépuisable, animée par un souci maladif du détail, écornant au passage la théorie officielle. De l’autre, un commercial –que l'on hésite à qualifier de véreux– investit dans des casques à réalité virtuelle et joue à fond la carte du sensationnel, jusqu’à employer des Jackie Kennedy en tailleur rose, payées à faire la gueule.

Cette riche variété de formules fait dire à Philip Stone, directeur de l’Institut pour la recherche sur le tourisme noir de l’Université du Lancashire (Royaume-Uni), que «le tourisme noir n’existe pas».

La clef de voûte derrière tous ces motifs en apparence disparates reste le rapport de l’être humain à la mort.

Dans une interview accordée à la revue Téoros, il affirme que la diversité des lieux et des profils ne peut rendre compte d’une pratique uniforme. D’après lui, le terme «dark tourist», qui juxtapose les idées polémiques d’un loisir hédoniste et la couleur du mal, relève du gimmick pour mauvais journaliste.

De nombreuses raisons expliquent l’engouement suscité par cette pratique touristique. Philip Stone en recense quelques-unes: «une validation médiatique et historique des lieux de tragédie» ou «le souhait d’honorer et de rendre hommage aux disparus». Mais in fine, la clef de voûte derrière tous ces motifs en apparence disparates reste le rapport de l’être humain à la mort.

Ce thème anthropologique permet d’expliquer pourquoi le tourisme noir traverse toutes les époques. Certaines équipes de recherche font remonter ses origines à la crucifixion du Christ et comparent le «dark tourism» actuel à un pèlerinage moderne, où l’on viendrait se recueillir sur les lieux fondateurs de notre histoire collective.

Il existerait ainsi un long continuum allant des exécutions publiques du Moyen Âge, où le public venait en foule, à la vente de débris récupérés parmi les gravats du World Trade Center dans les années 2000.

Il reste toutefois difficile de parler de la vocation éducative des «Charles Manson tour» ou de commémorations à propos de cette fan de Jeffrey Dahmer collectionneuse de crânes humains et croisée par Ferrier.

Ce pot-pourri d’expériences macabres, à l’écran comme dans la réalité, empêche peut-être de donner une définition claire du tourisme noir. On notera d’ailleurs que la série de Netflix ne s’appelle pas Dark Tourism mais Dark Tourist, reconnaissant s’intéresser avant tout à des individus.

Terrible et sublime

Pour la chercheuse en criminologie Oriana Binik, le sentiment recherché par le touriste noir, lorsqu’il s’aventure au plus près de «lieux où le mal s’est matérialisé: où il y a eu du sang, des larmes, où l’irréparable est devenu visible», est celui du sublime, conceptualisé par le philosophe Edmund Burke: «Tout ce qui est terrible est sublime […], car ce sentiment concerne le domaine de l’excédent, de l’incompréhensible et de l’émotion qui découle de l’incapacité à saisir le sens de ce que l’on observe.»

Grossièrement, le mécanisme est le suivant: en se retrouvant face à un lieu de mort, une «dark tourist» prendrait conscience du danger mortel qui plane inéluctablement sur chaque être humain, mais la mise à distance de la mort –le meurtre a déjà été commis, la fuite radioactive a déjà eu lieu…– lui permettrait de la contempler sans se sentir menacée.

Pour le dire encore plus grossièrement, si les adeptes de tourisme noir se confrontent à la mort, c’est pour se sentir vivants.

«La frontière est bien mince entre commémoration et commercialisation.»

Philip Stone, directeur de l’Institut pour la recherche sur le tourisme noir

Dur tout de même de voir du sublime chez ces touristes de l'obscur contemplant l’épave du Costa Concordia, le paquebot de croisière dont le naufrage au large des côtes italiennes en 2012 a causé la mort de trente-deux personnes.

Les «fans» de crucifixion ne bénéficiaient pas de tour-opérateurs ou de plateforme internet où acheter un morceau de croix, et il est difficile de ne pas associer certaines expériences contemporaines à une forme de voyeurisme malsain. Philip Stone le reconnaît lui-même: dans nos sociétés actuelles, «la frontière est bien mince entre commémoration et commercialisation».

Dans leur livre Dark Tourism: The Attraction of Death and Disaster, John Lennon et Malcom Foley voient dans le tourisme noir une volonté d’expérimenter le réel, comme une réponse à la saturation d’images de notre monde médiatique.

En mal de réalité –ou de sensations fortes–, les «dark tourists» vont désormais chercher «le réel» au plus près des lignes de bataille. Ce tourisme de guerre aura tout de même causé la mort en 2004 de Shosei Koda, un Japonais de 24 ans parti en Iraq assouvir sa curiosité en ignorant les recommandations officielles. En 2010, le Canadien Colin Rutherford sera lui capturé par les talibans lors d’un séjour en Afghanistan et gardé en captivité pendant plus de cinq ans.

Derrière la ville-musée

En 2007, la géographe Julie Hernandez s’est rendue à La Nouvelle-Orléans pour étudier l’impact de l’ouragan Katrina, qu’elle considère être «la troisième grande catastrophe médiatique du XXIe siècle, après le 11-Septembre et le tsunami en Asie du Sud-Est».

Tuant plus de 1.800 personnes et causant des dommages estimés à 150 milliards de dollars, Katrina a aussi révélé «l’existence d’un tiers-monde au sein même de la première puissance mondiale».

L’extrême pauvreté, la vétusté des infrastructures, l’incurie des pouvoirs publics et la lenteur des secours feront d’ailleurs dire à Barack Obama, lors d’une visite en Louisiane dix ans après la catastrophe, qu’il s’agissait bien d’un «désastre provoqué par l’homme».

Sur place, Julie Hernandez note la présence de nombreux touristes en provenance d'autres États américains, injectant «par solidarité» un peu de devises dans l’économie locale. La ville sait les accueillir: des «Katrina tours» sillonnent les rues dévastées et les t-shirts des boutiques de souvenirs ironisent sur les pillages qui ont eu lieu après la catastrophe: «Je suis resté à La Nouvelle-Orléans durant Katrina et le seul truc que j’ai rapporté, c’est ce t-shirt, une nouvelle Cadillac et un écran plasma.»

Ce «phœnix tourism» –comme il est parfois surnommé– accompagnant la résilience d’une ville ne va sans créer quelques réticences. Interrogé par la géographe, le président du Bureau de tourisme de l’époque, Steven Perry, répond: «Les visites des quartiers dévastés mettent tout le monde un peu mal à l’aise […], mais franchement, après tout ce qui s’est passé ici, cela semble absolument normal, et puis il faut bien vendre quelque chose si nous voulons surmonter ce désastre.»

Des «sentiments conflictuels» qui agitent également la population, même si Julie Hernandez affirme qu’une majorité considère la démarche d’un œil plutôt bienveillant.

Le «dark tourism» cartographie avec une grille plus ou moins pertinente des endroits qu’il risque d’enfermer dans un rôle.

Pour autant, tout n’est pas rose. Le véritable problème posé par le tourisme noir est la sélection, ou plutôt la non-sélection, des lieux qu’il choisit de rendre attractifs.

Après Katrina, le «quartier martyr» du Lower Ninth Ward est devenu le symbole des négligences et de la défection du pouvoir politique. À juste titre, soit, mais ce quartier durement touché «ne représente que 3% de la ville». Beaucoup de lieux tout aussi sinistrés, mais n’offrant pas un spectacle de ruines et de dévastation, n’ont pas pu bénéficier des mêmes retombées économiques.

Comme tout autre forme de tourisme, le «dark tourism» cartographie avec une grille plus ou moins pertinente des endroits qu’il risque d’enfermer dans un rôle. Si pour ne pas oublier les lieux de catastrophes, il faut les figer dans le formol de l’histoire, cette tension entre passé, présent et futur ne fait-t-elle pas planer le risque de les transformer en musées à ciel ouvert? Récréatif ou instructif, il faut interroger ce que le tourisme noir nous donne à voir, et savoir déceler derrière la ville-spectacle, la ville-musée, l’histoire et l’identité d’un lieu.

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