Société

La réforme du lycée, une grande fabrique à inégalités

Temps de lecture : 9 min

[Tribune] C'est à l'école que s'élargit l'horizon d'existence et que doivent s'ouvrir des possibles jusque-là inouïs. Mais aujourd'hui, cette promesse est grandement menacée.

Manifestation lycéenne à Lyon, le 13 décembre 2018 | Jean-Philippe Ksiazek / AFP
Manifestation lycéenne à Lyon, le 13 décembre 2018 | Jean-Philippe Ksiazek / AFP

Il n'aura échappé à personne que la France est en crise, et que le mouvement dit des «gilets jaunes» est le symptôme le plus récent de cette crise. Mouvement insaisissable, inévitable fruit du suicide du politique, achevé aux dernières élections.

Les fervents soutiens d'En Marche! se seront enthousiasmés de leur victoire sans prendre la mesure du danger représenté par leur mouvement, qui s'est construit sur l'annihilation des partis, et donc sur l'aspiration inavouée à la disparition de la concurrence politique. De ce vide surgit aujourd'hui une contestation qui se revendique apolitique, mais qui représente bien la résurrection, sous la forme du monstre de Frankenstein, d'un politique morcelé, chaotique et qui ne se reconnaît plus lui-même.

À cette atomisation à marche forcée des partis s'ajoute, pour les grandes décisions qui orientent notre société, une mise à l'écart des syndicats, qui accentue encore un peu plus la dissipation du politique, entendu comme volonté de dialogue et de recherche du compromis raisonnable. Il en résulte une étrangeté: un régime plébiscitaire, comme la France en a connu au XIXe siècle, mais sans plébiscite.

L'éducation, grande oubliée

En démocratie, un homme ou un mouvement –mais dans le cas qui nous occupe, l'homme et le mouvement se confondent– ne saurait incarner à lui seul la légitimité du politique, aux dépens de l'avis de tous les autres. Or il se trouve que l'une des revendications les plus intéressantes qui ressort de cette nouvelle forme de contestation sociale, hétéroclite, parfois idéologiquement dérangeante, est celle d'une plus grande implication citoyenne dans le processus démocratique.

Nos démocraties occidentales sont malades, le diagnostic ne date pas d'hier, et l'une des causes les plus fondamentales de leur maladie repose sans doute sur l'infantilisation de leurs peuples.

Il est temps d'en sortir; il est temps que le politique ait le courage de faire confiance au peuple. Il est temps que nos personnalités politiques reconnaissent que, lorsque des citoyennes et des citoyens ne sont pas d'accord avec eux, ce n'est pas qu'ils n'ont pas bien compris et qu'ils ont besoin de plus de pédagogie, c'est qu'ils ne sont pas d'accord avec eux.

Une telle reconnaissance et une telle confiance sont indispensables à l'émergence d'un débat véritable. Elles supposent un peuple conscient et rationnel, comme l'ont rêvé déjà les philosophes des Lumières, un peuple immunisé contre les théories du complot et les faits alternatifs qui fleurissent sur les réseaux sociaux, un peuple qui se renseigne et à qui l'on donne les moyens et le temps de penser.

C'est l'éducation qui doit permettre à la somme des individus de faire peuple.

C'est là qu'intervient la mère de toutes les batailles, et la grande oubliée du débat actuel: l'éducation. On entend parmi les «gilets jaunes» l'expression d'un désir qui va bien au-delà d'un rehaussement du niveau de vie, même s'il lui est lié: un désir de dignité et de reconnaissance. On croit percevoir le besoin de retrouver quelque contrôle sur sa propre existence. Or pour trouver sa place dans le monde, pour ne plus s'y sentir déplacé, voire remplacé, il faut pouvoir le saisir, le comprendre. Et c'est bien l'éducation qui doit donner les outils pour y parvenir.

C'est elle qui doit éveiller les consciences pour former non pas de simples travailleurs et travailleuses, mais aussi et surtout des citoyennes et citoyens qui puissent se penser comme partie d'un tout, d'un collectif où le débat et les différences ne divisent pas mais au contraire enrichissent. C'est elle qui doit permettre à la somme des individus de faire peuple.

Expertise et expérience niées

Aujourd'hui, dans les réformes qui traversent l'école, et tout particulièrement dans la double réforme du lycée et du baccalauréat qui se profile, le travailleur semble prendre définitivement le pas sur le citoyen. Cela doit inquiéter. Cette réforme est un cas exemplaire de la mise à l'écart des syndicats, et même de tous les acteurs concernés.

Lors du vote au Conseil supérieur de l'éducation, le 21 mars 2018, la réforme du baccalauréat a reçu quarante voix contre et dix-neuf voix pour –plus onze abstentions. Devant ce même conseil, le 12 avril 2018, la réforme du lycée a recueilli cinquante-trois voix contre et dix voix pour –plus sept abstentions.

Les personnels de direction, par la voix de leurs syndicats, ont exprimé leurs inquiétudes sur ces deux réformes: renforcement des inégalités entre établissements, risques de suppressions de postes, manque d'information, organisation des emplois du temps quasi impossible... Les élèves de lycée ont manifesté et manifestent leur opposition. Le personnel enseignant a manifesté et manifeste son opposition.

Qu'à cela ne tienne, les réformes seront mises en place à partir de la rentrée 2019 pour les classes de seconde et de première, et de la rentrée 2020 pour les classes de terminale et l'examen lui-même. L'expertise comme l'expérience des acteurs de terrain n'ont donc, aux yeux du ministère, aucune valeur.

Au-delà de la méthode, c'est bien sûr le contenu lui-même de cette double réforme qui doit être observé de près, pour comprendre les inquiétudes. Le bouleversement de la structure du lycée et les nouvelles modalités de l'examen sont inextricablement liées, et doivent se penser dans la perspective de la loi ORE, qui a mis en place ParcourSup l'année dernière. Ce sont là trois aspects de la même logique.

Offre de formation atomisée

L'école de la confiance proclamée par Jean-Michel Blanquer prétend offrir aux élèves de la voie générale un choix de spécialités, qui s'organisent désormais hors de toute série (disparition des séries ES, L et S).

Le lycée actuel n'est sans doute pas parfait, mais au moins garantit-il une offre de formation homogène sur l'ensemble du territoire. Le lycée version Blanquer, outre qu'il déstabilise profondément l'organisation des établissements et des enseignements, ne permet plus une telle garantie.

La note de service du 5 septembre 2018 est plutôt claire sur ce point: «Ces enseignements de spécialité doivent pouvoir être accessibles dans un périmètre raisonnable. Dans le cas d'un établissement isolé, l'enseignement de spécialité non présent dans l'établissement est assuré par le biais du Cned. Deux établissements voisins peuvent au moyen d'une convention organiser collectivement l'offre des enseignements de spécialité.»

Les élèves devront penser ce parcours, jusqu'à bac+3 au minimum, dès la classe de seconde –voire celle de troisième.

Quand une partie des élèves pourront suivre l'intégralité de leur formation dans leur lycée, avec un encadrement professionnel, d'autres devront recourir à l'enseignement à distance, dont personne n'imagine qu'il soit très favorable aux plus fragiles. D'autres encore devront se partager –et leurs profs avec eux– entre deux établissements.

Un peu plus loin, la note précise que l'offre de formation proposée par les établissements se fera «en fonction de leurs projets et des spécificités locales», et confirme ainsi qu'elle s'articule désormais à l'échelle locale et non plus nationale.

Précisons que ces nouvelles modalités ne concernent pas quelque option rare, mais bien les enseignements de spécialité, autrement dit les plus importants, autant pour la réussite à l'examen que pour le recrutement à l'université par le biais de ParcourSup.

Avec la réforme, le lycée s'envisage de fait dans un continuum bac-3 / bac+3. Les formations du supérieur devront préciser quelles spécialités sont attendues, dans le parcours de l'élève, pour permettre une sélection dans leur cursus. Autrement dit, les élèves devront penser ce parcours, jusqu'à bac+3 au minimum, dès la classe de seconde –voire celle de troisième, puisque tous les établissements n'offrant pas les mêmes combinaisons de spécialités, il reviendra aux familles de penser en amont leur stratégie de choix de lycée.

Mise en compétition

Plus fondamentalement, c'est toute la logique de formation qui est en réalité inversée, et devient aberrante. L'élaboration du projet de l'élève précède désormais l'enseignement qu'il reçoit. Ce renversement est dangereux autant qu'absurde. L'élève ne construit plus un projet en prenant son temps, à partir de la formation –la plus large possible– qu'il reçoit, mais choisit sa formation en fonction d'un projet qui préexiste et dont on ignore comment il peut, dans ces conditions, être construit de manière réfléchie et libre. Et le choix lui-même est restreint, dans la mesure où tous les lycées ne proposeront plus les mêmes possibilités.

Des jeunes de quinze ans vont se retrouver les otages d'une concurrence féroce entre des établissements soumis à l'obligation malsaine de se rendre «attractifs» s'ils veulent conserver leurs moyens.

À cette première forme de mise en compétition s'ajoutent les nouvelles modalités de l'examen, qui la renforcent encore. Le contrôle continu, par le biais de «partiels» organisés au sein des lycées eux-mêmes et à travers les notes reçues au cours des années de première et terminale, comptera pour 40% du résultat final. L'évaluation nationale est réduite à la portion congrue, avec quatre épreuves. Il serait naïf de croire qu'un tel bouleversement n'entraînera pas, inévitablement, une indexation de la valeur du baccalauréat obtenu sur l'image du lycée dans lequel il aura été passé.

C'est une perspective inquiétante, dans un pays où le diplôme en général a une incidence démesurée sur toute la vie professionnelle et est encore souvent considéré comme la mesure absolue de la qualité professionnelle, du statut social, voire de l'identité. On sait aussi combien la question de l'orientation est source d'inégalités entre les familles, entre celles qui sont initiées et celles qui ne le sont pas.

Détricotage du tissu social

Devant un système qui devient de plus en plus complexe et difficile à déchiffrer, ces inégalités ne peuvent que se renforcer. Au lycée aujourd'hui, la charge de l'orientation repose presque exclusivement sur les épaules du ou de la professeure principale, fonction qui tend à devenir un métier à part entière.

La réforme du lycée et du baccalauréat, après celle de l'entrée à l'université, s'accompagne en effet d'un bouleversement radical du système national d'orientation. Il y a quelques mois, déjà, a été annoncée la fermeture prochaine de tous les Centres d'information et d'orientation (CIO), qui garantissent pourtant un service de proximité pour l'orientation. L'idée est de déléguer aux régions la responsabilité de l'information sur les formations et les métiers. On se dirige ainsi vers un cloisonnement régional de l'accès à l'information sur les possibilités d'avenir.

La faille se creusera inévitablement entre la France «d'en haut», celle qui a une place, et la France «périphérique», qui se révolte aujourd'hui.

Paradoxe de la start-up nation, qui prétend faire le pari de la mobilité? Toujours est-il qu'une telle organisation de l'orientation, qui limite l'horizon des jeunes à l'offre locale, ne peut qu'aggraver les inégalités territoriales. Difficile de ne pas considérer que l'on demande désormais à l'école de regarder l'élève comme de la main d'œuvre future, et non comme un citoyen ou une citoyenne libre en construction.

C'est une atomisation de l'offre scolaire qui se dessine. Et la faille se creusera inévitablement entre la France «d'en haut», celle qui a une place, et la France «périphérique», qui se révolte aujourd'hui et qui, depuis les limbes où elle se sent reléguée, cherche à être entendue; entre celles et ceux qui voient l'école et les perspectives se refermer progressivement sur eux comme un véritable piège et les sachants qui ont confisqué le savoir et les statuts prestigieux qui en découlent; entre les «premiers de cordée» et les personnes abandonnées à flanc de montagne.

Les «gilets jaunes» veulent «parler au lieu d'être parlé(s)», pour reprendre l'expression de Bourdieu dans un entretien avec Libération en 1979. C'est à l'école que se construit d'abord le sentiment d'appartenance à une société. C'est à l'école que l'on apprend la force d'une parole juste et construite, dans le dialogue permanent avec ses maîtres, avec ses pairs et avec des textes et un savoir qui invitent à penser au-delà de soi-même. C'est à l'école que s'élargit l'horizon d'existence et que doivent s'ouvrir des possibles jusque-là inouïs.

L'école concurrentielle, à l'étroit dans des perspectives réduites au local, l'école où le projet d'avenir précède le rêve et l'enrichissement de l'intelligence, cette école que l'on nous propose promet de détricoter encore davantage un tissu social dont on voit bien, aujourd'hui, qu'il s'effiloche déjà dangereusement.

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