Netflix fait parfois preuve d’une bien étrange retenue dans la promotion de ses tout nouveaux contenus. Un exemple: j’ai regardé tous les épisodes de BoJack Horseman et son algorithme tant vanté ne m’aide jamais à trouver les nouvelles saisons lorsqu’elles sortent: il faut systématiquement que j’aille fouiller dans le moteur de recherche. Cette retenue n’a toutefois pas été au rendez-vous lors de la sortie de Roma: tout le monde en a été informé dès le lancement de l’application.
Ici, l’objectif est clair comme de l’eau de roche: Netflix veut faire de Roma, un long-métrage lyrique en noir et blanc dans le Mexique des années 1970-1971, son premier Oscar du meilleur film. Et l’entreprise s’en est donné les moyens: lors du dernier Festival international du film de Toronto, elle a organisé une fête somptueuse –avec bar à mezcal dédié– pour présenter le film à la critique.
Netflix a également mis en place plusieurs projections en coordination avec l'Alliance nationale des travailleurs et travailleuses domestiques (NDWA) pour devancer de potentielles accusations –la protagoniste de Roma ayant été inspirée par la véritable nourrice de Cuarón, on pourrait reprocher au réalisateur de s’être approprié son histoire.
Croisade des critiques
Mais c’est surtout en autorisant la projection du film en avant-première dans les grandes salles trois semaines avant sa sortie sur Netflix que l’entreprise a prouvé qu’elle était prête à tout pour le voir primé aux Oscars: c’est la première fois qu’elle a sacrifié son credo, la disponibilité instantanée, sur l’autel de son ambition.
Elle avait certes déjà consenti à des sorties en salle, notamment pour Beasts of No Nation, mais toujours en même temps que la diffusion en ligne. Netflix avait également retiré Roma du Festival de Cannes quand ce dernier avait imposé une sortie en salle comme condition sine qua non pour intégrer sa sélection.
La première a toutefois révélé une chose: les images cristallines du film (captées par l’Alexa 65, une caméra d’ultra-haute définition) et la direction sonore sont bel et bien la clé du succès du long-métrage. Or ces éléments sont diminués par la transition vers le petit écran: les marques de fabrique de Cuarón –l’utilisation de la profondeur de champ, les panoramiques tranquilles– deviennent alors plus soporifiques que captivantes.
Netflix n’a pas autorisé la diffusion de Roma dans toutes les salles obscures: il l’a avant tout proposé dans les cinémas pouvant le projeter en 70 mm et en son Dolby Atmos –ce qui confère au film une clarté presque hallucinogène. Le son des gouttes d’eau et le sifflotement d’un coutelier itinérant semblent provenir des rangées de derrière, et lorsqu’un panoramique nous montre les étagères des bibliothèques qui dominent la demeure centrale, il nous est presque possible de lire le titre sur chaque tranche de livre.
Les critiques de cinéma ont pleinement soutenu la décision de Netflix. Voyant peut-être là une chance de regagner une part de leur territoire perdu, la sortie en salle de Roma est devenue leur croisade. «Il est rare que je prêche pour un mode de visionnage en particulier, écrit Dana Stevens dans sa critique sur Slate.com, mais si vous en avez la possibilité, allez le voir en salle, je vous en conjure.»
Les critiques plaident toujours la cause de leur art de prédilection, sinon celle de toutes les œuvres d’art; il n’est guère surprenant qu’elles et ils –enfin, que nous– ayons sauté sur l’occasion de promouvoir la sortie sur grand écran d’un film qui exploite tout le potentiel des salles de cinéma.
Expériences différentes
Cet appel a toutefois irrité une partie du public potentiel, notamment parmi les personnes qui n’avaient pas la possibilité de voir Roma en salle. Dire qu’il était préférable de visionner le film dans une salle de cinéma, c’était signifier que le regarder chez soi était d’un moindre intérêt –soit un conseil d’élitistes, selon les personnes en question.
J’ai vu Roma trois fois: la première à Toronto, sur l’écran géant du théâtre de la Princesse de Galles (2.000 places), la deuxième lors d’une projection presse en son Dolby et la troisième dans mon salon. Ce fut un film différent à chaque fois. Et ceci n’est absolument pas lié à la qualité de sa diffusion: il est difficile de comparer l’atmosphère électrique de la première nord-américaine à la perfection tranquille d’une salle de projection privée. Et il est tout aussi difficile de comparer l’une et l’autre à l’expérience du visionnage à domicile, dans un canapé confortable, avec ma femme et de nos deux animaux domestiques, un cocktail fraîchement mixé à la main. Mais toutes choses étant égales par ailleurs, Roma a été conçu pour le grand écran –et cela se sent.
Attention: cela ne veut pas dire qu’il est meilleur en salle. Lorsque je l’ai regardé à domicile, sur un DVD fourni par Netflix dont la qualité approchait celle du streaming, j’ai capté des petits bouts de dialogues que j’avais ratés lors de mes précédents visionnages: j’étais à tel point absorbé par la fascinante texture des images que j’avais oublié d’écouter certaines répliques hors-champ. La bande son était toujours aussi complexe, mais mes haut-parleurs (qui ne sont pas Atmos) ne m’ont jamais donné envie de me tourner dans tous les sens et de lever la tête pour voir s’il y avait ou non des fuites dans notre plafond.
Ces éléments font partie intégrante de la vision de Cuarón et tout comme les plans larges qui présentent le personnage central comme une personne parmi tant d’autres, ils viennent contredire l’idée selon laquelle Roma serait un film nostalgique et naturaliste, ou un éloge pur et simple fait à une personne ayant marqué son enfance. Roma n’est pas nécessairement moins bon sans eux, il devient juste –de manière subtile, mais significative– un autre film.
Question de réception
En écoutant certains critiques de cinéma, on pourrait croire que l’éclat d’une ampoule de projecteur et le miroitement d’une pellicule de 35 mm sont les seuls variables qui importent, mais ces éléments ne récompensent notre attention que si nous la leur accordons.
Il est plus facile de se plonger dans un film en salle obscure, mais l’immersion n’est pas garantie, surtout lorsqu’on a un smartphone tentateur en poche. Il est par ailleurs possible de reproduire cette intensité à la maison; c’est juste beaucoup plus compliqué. Et il est tout à fait possible d’aller voir Roma au cinéma dans des conditions optimales et de passer à côté du film, comme il est possible de voir Guernica et La nuit étoilée et de ne rien en retirer –sinon la possibilité de s’en vanter.
Certaines personnes regarderont Roma sur leur ordinateur portable –ou, car il faut toujours mentionner ce scénario catastrophe, sur leur téléphone– et en retireront des choses que je ne pourrai jamais comprendre. Elles ne verront pas le film de la même manière, mais elles le verront peut-être plus clairement.