Boire & manger / Santé

Qui a eu cette idée folle de soigner l’excès d’alcool par l’alcool?

Temps de lecture : 6 min

D'où vient la croyance et quels sont ses effets.

Le 26 décembre, c'est non | Free-Photos via Pixabay CC License by
Le 26 décembre, c'est non | Free-Photos via Pixabay CC License by

Ce texte est adapté de Hungover: The Morning After and One Man’s Quest for the Cure de Shaughnessy Bishop-Stall (Penguin Books).

De tout temps, les êtres humains ont cherché des remèdes à ce mal si particulier qui frappe les lendemains de fêtes trop arrosées: la gueule de bois. On raconte qu’en Mongolie extérieure, l’un des remèdes les plus répandus chez les gros buveurs était traditionnellement de consommer des yeux de brebis en saumure, ce qui est à peine plus déroutant que la solution des cow-boys du Far West, qui consistait à boire une infusion de crottes de lapin. Je sais aussi que mes ancêtres gallois luttaient contre la gueule de bois en mangeant du mou de porc rôti. Mais le remède le plus communément utilisé à travers le monde est sans doute celui qui voudrait que l’on soigne «le mal par le mal» en rebuvant de l’alcool un lendemain de cuite. En anglais, cette technique est désignée par une expression, «to pluck a hair of the dog that bit you» (soit «arracher un poil du chien qui vous a mordu»), qui trouverait son origine dans un poème écrit en Grèce au IVe siècle av. J.-C par un certain Antiphane.

Toutefois, certains avancent que ce serait surtout à un contemporain d’Antiphane, Hippocrate, éponyme du célèbre serment, que l’on devrait la popularisation de cette forme de traitement. En résumé: soigner le mal par le mal, mais ne pas nuire… Une association pour le moins osée, mais qui semble avoir séduit de tout temps. Bien entendu, l’alcool ne servait pas qu’à traiter la gueule de bois et Hippocrate conçut tout un système de thérapie par le vin, en prescrivant différentes sortes en fonction des maux à soigner et en l’incorporant dans le régime des personnes souffrant aussi bien de maladies chroniques que de maux aigus.

Quand le vin était médicament

Claude Galien, qui servit auprès de Marc Aurèle, importa les méthodes d’Hippocrate dans l’Empire romain. Très prolifique, il écrivit quelque 2,5 millions de mots de son vivant, dont beaucoup étaient consacrés à la thérapie par le vin. Il proposait ainsi une centaine de remèdes à base de vin, dont un servant, par exemple, à soigner les blessures des gladiateurs. Et, apparemment, aucun ne mourut à la suite d’une blessure infectée (d’avoir été décapité, éviscéré ou dévoré par un lion, oui. Mais pas d’infection).

Les enseignements d’Hippocrate, de Claude Galien et d’autres médecins de l’antiquité arrivèrent à la connaissance des soigneurs du Moyen-Âge grâce à leur traduction en latin par des moines et à leur compilation, aux environs du XIe siècle, dans le Regimen Sanitatis Salernitanum. Ce recueil du savoir médical de l’époque prescrivait du vin et d’autres alcools pour remédier à toutes sortes de maux, allant de la simple indigestion à la démence caractérisée. Et il vous disait exactement quoi faire au cas où vous auriez dépassé la dose recommandée: «As-tu de vin la nuit surchargé ta poitrine? Bois encore au matin, te sera médecine».

Il est également possible que, à certaines périodes de l’histoire et en certains endroits, des communautés voire des civilisations entières n’ait jamais eu à souffrir de la gueule de bois, alimentant à longueur de journée une légère ivresse

L’alcool était, bien sûr, l’un des ingrédients de base de nombreux élixirs curatifs et cela ne souffrait aucune contestation. Le Dispensatorium Pharmacorum, dictionnaire médical du milieu du XVIe siècle, contient des recettes qui mêlent du vin à d’autres ingrédients tels que des cendres de scorpion, des crottes de chien ou du foie de renard. De même, un article de The London Distiller, paru en 1667, expliquait comment fabriquer un fortifiant apparemment célèbre à partir de crâne humain écrasé: «Prenez le Cranium-Humanum voulu, puis brisez-le en petits morceaux… mettez-y le feu par degrés, jusqu’à ce que vous ne voyiez plus sortir de fumée. Vous obtiendrez un alcool jaunâtre, une huile rouge et un sel volatil». La liqueur obtenue est supposée soulager «l’épilepsie, la goutte, la dropsie et les maux d’estomac, renforcer les parties faibles et libérer les obstructions. C’est une sorte de panacée».

Toutefois, si votre gueule de bois est ponctuée de quelques touches de scrupules, il est possible que vous ne souhaitiez pas boire d’alcool à base de crâne humain. Il vous reste alors cette recette, citée par Andy Toper, qui a recensé quantité de remèdes à la gueule de bois à travers le monde: «Autrefois en Europe, il était fréquent de faire pousser de la mousse à l’intérieur d’un crâne, de la sécher, la réduire en poudre, puis la priser comme du tabac»– soigner le mal de crâne par le crâne, en quelque sorte.

Il est également possible que, à certaines périodes de l’histoire et en certains endroits, des communautés voire des civilisations entières n’ait jamais eu à souffrir de la gueule de bois, alimentant à longueur de journée une légère ivresse avant de passer au lendemain sans la moindre once de culpabilité.

Le «mal par le mal», ça marche (mais vous finirez alcoolique)

Aujourd’hui, c’est cet aspect (le degré à partir duquel votre gueule de bois commence à vous faire éprouver un sentiment de culpabilité) qui peut vous aider à choisir le type de «mal» à choisir comme remède: une bière tiède et éventée, un Bloody Caesar épicé ou l’un des innombrables cocktails inventés précisément dans cette optique. Ces préparations tendent à se séparer en deux catégories bien distinctes: les douceurs sucrées et réconfortantes destinées à vous ramener calmement à la base avec quelque chose de laiteux, fruité, relaxant et reconstituant, ou bien les électrochocs censés vous faire rapidement revenir à la sobriété à grands coups d’amertume, de goûts ultra forts et/ou de haut-le-cœur.

«L’éthanol pourrait permettre de se remettre d’une gueule de bois, parce qu’il empêche le corps de décomposer le méthanol.»

Adam Rogers, auteur de Proof

Historiquement, les boissons de cette seconde catégorie ont pu contenir toutes sortes d'ingrédients, allant de l'ail aux anchois, en passant par l’ammoniaque ou la poudre à canon. Comme l’avait expliqué le célèbre chef et animateur TV Clement Freud (avec un style qui n’était pas sans rappeler son illustre grand-père), les «tonifiants» de ce type ont surtout pour rôle de «sublimer tout sentiment de culpabilité» en soumettant la personne déjà pleine de remords à un moment de souffrance plus précis: «Les remèdes liquides de ce type, avait-il poursuivi, doivent surtout leur efficacité à la croyance populaire qui veut que si c’est vraiment dégoûtant, c’est que ça doit faire du bien.»

Mais, tout sentiment de culpabilité mis à part, est-ce que cette solution de «mal par le mal» a, au moins, une quelconque efficacité? La réponse est oui. Et cela a toujours été le cas. Même les très sérieux National Institutes of Health américains reconnaissent que «l’observation selon laquelle la réadministration d’alcool atténue autant les désagréments du sevrage que ceux de la gueule de bois laisse penser que les deux expériences fonctionnent de la même manière».

Toutefois, concernant cette «réadministration», soyez prévenus, ces mêmes instituts sont formels: il ne faut jamais y avoir recours, au risque de finir alcoolique. En 2009, le chercheur néerlandais Joris Verster a publié un article précisément consacré à cela. Intitulé «Le mal par le mal: un remède utile à la gueule de bois ou le signe annonciateur d’un futur problème avec l’alcool?», son article s’appuyait sur une étude menée auprès d’étudiants hollandais. Cette dernière révélait, entre autres choses, que ceux qui utilisaient l’alcool comme remède à la gueule de bois consommaient environ trois fois plus d’alcool que les autres et avaient souvent «un diagnostic de dépendance à l’alcool significativement plus élevé». Mais, bien entendu, tout cela tient un peu de la question de l’œuf et de la poule. Et, en outre, l’article de Verster n’a jamais répondu à la première partie de la question: est-ce «un remède utile à la gueule de bois»?

La technique du «mal par le mal» pourrait bien, à vrai dire, fonctionner d’une manière que personne n’avait jamais imaginée. Dans Proof, l’excellent livre d’Adam Rogers sur la science de l’alcool, l’auteur suggère que «l’éthanol pourrait permettre de se remettre d’une gueule de bois, parce qu’il empêche le corps de décomposer le méthanol». Comme il l’explique, l’éthanol est l’essence magique de l’alcool, tandis que le méthanol est la méchante molécule qui, à faible dose, est présente dans la plupart des boissons alcoolisées et, à haute dose, peut vous tuer. Décomposée, elle donne un poison baptisé formaldéhyde. Tout en reconnaissant que certaines études en nient les effets, Adam Rogers conclut qu’«un élément de preuve est parlant: l’efficacité relative de la technique du “mal par le mal” en reprenant un petit verre».

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