Le film Mary Stuart, reine d'Écosse, avec Saoirse Ronan dans le rôle de Mary et Margot Robbie dans celui d’Élisabeth I, sortira le 20 février en France. L’Élisabeth incarnée par Margot Robbie nous offre la dernière représentation filmique en date du célèbre visage blanc crayeux et des perruques rouge vif de la reine. Les interviews avec Margot Robbie ont naturellement beaucoup tourné autour du maquillage et des prothèses remarquables créées pour l’actrice, même si tout le monde n’est pas convaincu par le résultat –dans un trait hilarant de sa critique, ma collègue Inkoo Kang le qualifie de «dangereusement proche d’un cosplay de Ronald McDonald». Le film n’aborde pas de façon directe la question du maquillage d’Élisabeth mais l’impressionnante blancheur de son visage s’inscrit profondément dans l’image historique de cette reine singulière, et à ce titre, il vaut la peine de l’analyser en détail.
L’histoire a retenu que la reine Élisabeth I devait la blancheur clownesque de son visage à la céruse, une poudre à base de plomb. Les archéologues ont retrouvé des traces de plomb blanc dans les tombes de femmes aristocrates à des époques aussi lointaines que celle de la Grèce antique, raconte Lisa Eldridge dans son histoire du maquillage. Et les Grecs n’ont pas été les seuls à cette époque à avoir l’idée d’utiliser du plomb pour blanchir la peau. Lisa Eldridge écrit que la céruse –poudre cosmétique produite à partir d’un mélange de plomb et de vinaigre– a pu être utilisée en Chine dès l’époque de la dynastie Shang (vers 1600–1046 av. J.-C.)
En Europe à la Renaissance, «les femmes à la ville comme à la campagne utilisaient librement des cosmétiques, sans se soucier des satires, des sermons ni des effets malheureux des ingrédients toxiques» écrit Richard Corson, qui ajoute que les femmes qui pouvaient se le permettre superposaient parfois les couches de céruse –«soit pour s’éviter la corvée de retirer la couleur chaque jour, soit pour combler les rides». Le cou et le décolleté avaient droit eux aussi à une bonne couche d’enduit. Il existait d’autres préparations blanchissantes, comme le borax et le soufre en poudre, mais la céruse était la plus efficace. Celle qu’on appelait «céruse vénitienne» ou «esprit de Saturne» était, selon Eldridge, «le moyen de blanchir la peau le plus couru, le plus onéreux et le plus toxique disponible au XVIe siècle» –un cosmétique si cher que ses principales utilisatrices étaient les membres de l’aristocratie (et de la famille royale).
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Devoir être blanche...
Jeune, Élisabeth (qui régna de 1558 à 1603) était, disait-on, une femme naturellement belle. Eldridge écrit qu’un visiteur venu à la cour lorsqu’Élisabeth avait 24 ans l’avait décrite ainsi: «avenante plutôt que belle [...] grande et bien formée, avec une belle peau, bien que foncée; elle a l’œil joli et par-dessus tout, une main remarquable dont elle ne se prive de faire étalage». Comme le souligne Eldridge, Anne Boleyn, la mère d’Élisabeth, «aurait eu la peau mate», ce qui expliquerait la peau «foncée» de sa fille. Mais il est difficile de savoir vraiment à quoi ressemblait Élisabeth car, comme l'avance la chercheuse Anna Riehl, les documents contemporains qui mentionnent l’apparence de la reine –rapports écrits ou productions artistiques– étaient toujours partiellement politiques. Les gens percevaient dans la beauté d’une reine un signe de sa légitimité divine. Au fil du règne d’Élisabeth, la perception de sa beauté physique et celle de sa puissance se mêlèrent de plus en plus étroitement.
Les femmes de l’époque élisabéthaine avaient des raisons de souhaiter afficher un visage d’une blancheur totale: pour garder l’apparence de la jeunesse et de la fertilité et se conformer à un idéal de beauté qui exigeait des femmes qu’elles aient l’air de ne jamais travailler à l’extérieur, au soleil1.
Élisabeth I jeune (vers 1546) | Royal Collection at Windsor Castle via Wikimedia Commons License by
Mais la relation de la reine Élisabeth à son propre corps et à son apparence était plus complexe encore. Ce fut une souveraine qui ne se maria jamais. Pendant toute la durée de son règne, des voix se firent entendre, mettant en doute son droit à occuper le trône. L’accession inaccoutumée d’une femme au pouvoir signifiait que son corps était extrêmement surveillé. «Le corps politique de la royauté anglaise était incarné par le corps naturel d’une femme non mariée» écrit Louis Montrose, ce qui «garantissait que le genre et la sexualité étaient au premier plan de la représentation de l’État élisabéthain.»
Pendant son règne, Élisabeth devint une icône vénérée –objet protestant d’un «culte royal» qui, explique Montrose, se heurtait au culte catholique de la Vierge Marie qu’il contestait. Ce «culte d’Élisabeth», très orienté vers sa virginité et sa beauté, provoqua tout un éventail de réactions de la part des Britanniques qui «entretinrent, perfectionnèrent et s’approprièrent (ce culte) à leur avantage» pendant le temps qu’elle resta au pouvoir. Au cœur du phénomène, Élisabeth sembla clairement se rendre compte que présenter au monde un masque inamovible était essentiel à sa survie.
...mais pas trop non plus
Élisabeth utilisait-elle la céruse de manière excessive, comme voudraient nous le faire croire presque toutes les représentations cinématographiques de la reine des XXe et XXIe siècles? La reine contracta la variole en 1562, qui apparemment lui laissa des cicatrices bien visibles (de petits trous) sur le visage. L’association de son teint «foncé», de ces imperfections et du processus de vieillissement (sans doute accéléré par le recours à la poudre de plomb toxique) aurait pu l’inciter à appliquer encore davantage de céruse à mesure que le temps passait et que sa peau devenait de plus en plus disgracieuse. Ce qui aurait pu avoir pour conséquence une apparence clownesque comme celle de Margot Robbie dans la seconde partie de Mary Stuart, reine d’Écosse.
Pourtant, oppose Anna Riehl, il existe très peu de témoignages contemporains du supposé abus de céruse d’Élisabeth. On retrouve souvent dans les récits ultérieurs une unique référence très pittoresque datant de la fin 1600 –Élisabeth vieillissante, selon cette anecdote, «était continuellement fardée non seulement sur tout le visage, mais aussi sur le cou et la poitrine et à certains endroits la couche atteignait un demi-pouce d’épaisseur». Cependant, cette histoire semble être née d’une rumeur «relevée par Father Rivers, jésuite clandestin» à une époque où les catholiques (et tout particulièrement les jésuites) étaient persécutés en Angleterre. Aux yeux de Riehl, le récit de Rivers a peu de chances d’être véridique du début à la fin mais il n’en est pas moins important d’un point de vue historique car il montre comment les détracteurs d’Élisabeth utilisaient contre elle son habitude de se «se farder».
Élisabeth I (vers 1575) | National Portrait Gallery via Wikimedia Commons License by
Même s’ils ne critiquaient pas directement Élisabeth dans ce contexte, les écrivains (hommes) de son époque abhorraient l’existence même de la céruse. Andreas de Laguna, médecin du pape Jules III cité par Corson dans son histoire du maquillage, disait que le fard était une invention du diable. Firenzuola, moine italien, publia en 1548 un livre sur la beauté idéale de la Renaissance. Il y dénonçait le recours au fard comme, à ses yeux, un exemple du ridicule des femmes. «Ces sottes filles, écrit-il, croient que les hommes, qu’elles cherchent à séduire, ne discernent pas cette saleté, qui, j’aimerais qu’elles le sachent, les flétrit et les fait vieillir avant l’heure, et détruit leurs dents, tandis qu’elles semblent porter un masque tout au long de l’année.»
Pour les auteurs religieux, l’usage de la céruse et d’autres cosmétiques était un objet d’inquiétude très particulier. Dans The Anatomy of Abuses (1583), Philip Stubbes fit une critique religieuse des cosmétiques: «Crois-tu pouvoir te rendre plus belle que Dieu qui nous a tous créés? Cela doit être leurs inventions, sinon elles ne se comporteraient pas de sorte à colorer leur figure avec de tels brouillis» («brouillis!» Ce synonyme de «mixture» désormais obsolète, c’est cadeau). Le puritain Thomas Tuke écrivit en 1616 dans son Discourse Against Painting and Tincturing: «Un visage fardé est un faux visage». Il accusait les femmes qui utilisaient de la céruse d’être «hideuses, anormales, et abominables» et se gaussait de pouvoir «aisément découper du caillé ou du gâteau au fromage blanc de leurs deux joues».
L'obsession de la vieillesse
Notre vision historique du déclin d’Élisabeth s’est construite autour de sa coquetterie contrariée. Morte à 69 ans, elle avait connu quarante-cinq années de règne. Seize ans après sa mort, Ben Jonson écrivit qu’Élisabeth «ne se vit jamais, une fois vieille, dans un vrai miroir». Selon cette version de l’histoire, ses servantes la maquillaient et parfois s’amusaient à lui mettre du vermillon (un pigment rouge) sur le nez, sachant qu’elle ne le verrait jamais. Anna Riehl s’interroge sur la véracité de cette anecdote. Ben Jonson rapportait-il une vérité ou «satisfaisait-il aux frustrations de la jeune génération face à un monarque vieillissant»? Quoi qu’il en soit, Riehl considère cette anecdote comme l’image d’une «défiance misogyne typique face à la perception de la vulnérabilité et du déclin de la puissance de la vieille reine».
De quoi Élisabeth est-elle morte? De septicémie, à cause de toutes ces couches de maquillage blanc qu’elle se serait collées sur la figure? De pneumonie, d’un streptocoque, d’un cancer? Aucune autopsie ne fut réalisée sur sa dépouille, nous ne le saurons donc jamais. À la fin de sa vie, elle avait perdu toutes ses dents et était largement invalide. Le musée Royal Museums Greenwich, dans une page traitant des mythes et des mystères qui entourent encore la mort d'Élisabeth, écrit qu’Elizabeth Southwell, une des dames d’honneur de la reine, «raconta que la Reine était hantée par des visions de son corps chétif» et que «son cadavre était si rempli de vapeurs nocives qu’il explosa dans son cercueil de plomb» –ce à quoi le musée ajoute sèchement: «Southwell s’avéra être une source peu fiable après qu’elle se fut convertie au catholicisme suite à la mort de la reine».
Élisabeth I (vers 1580) | National Portrait Gallery via Wikimedia Commons License by
Si l’on met de côté celles de Southwell et Jonson, les représentations culturelles de la vieillesse et de la mort d’Élisabeth furent largement bienveillantes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle lorsque, écrivent Michael Dobson et Nicola J. Watson, «Élisabeth allait vraiment être exposée comme un vieil imposteur ridicule et dangereux». Son utilisation des cosmétiques et des perruques devint un élément central de cette image. Écrivains et peintres se mirent à représenter la reine en vieille fille grotesque et vaniteuse. Dans une représentation satirique par l’auteur Walter Savage Landor, on la voit sous les traits «d’un vieil autour des palombes décharné, tout en serres et en plumes». En 1848, Augustus Leopold Egg exposa sa toile Queen Elizabeth Discovers She Is No Longer Young [la reine Élisabeth découvre que sa jeunesse a disparu], reconstitution d’un prétendu incident lors duquel la vieille reine se serait regardée dans un miroir pour la première fois depuis des années. Dobson et Watson qualifient le tableau de «punitif», une œuvre d’art qui cristallise «l’obsession sans précédent des Victoriens au sujet de la vieillesse d’Élisabeth».
Dobson et Watson écrivent que cette nouvelle représentation d’Élisabeth sous les traits d’une femme décrépite était également une critique de la monarchie. «En détruisant l’intemporalité magique d’Élisabeth, composante centrale de la nostalgie élisabéthaine nationaliste contemporaine», le tableau d’Egg livrait un commentaire sur l’état de l’Angleterre. Même les livres pour enfants de la période victorienne utilisaient la vanité d’Élisabeth pour donner des leçons de morale. «Malgré tout son courage, pouvait-on lire dans le magazine pour enfants Bow Bells, la “bonne reine Bess” n’eut pas la force d’âme suffisante pour regarder ses rides en face.»
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La beauté ou la santé
Pourtant, d’aucuns –par royalisme ou loyauté– persistèrent à prendre sa défense. Dobson et Watson signalent l’écrivain Charles Kingsley, qui avança en 1855: «Les hommes avaient accepté [la beauté juvénile d’Élisabeth] pour ce que la beauté de la forme et de l’expression est le plus souvent, un signe extérieur et visible de la grâce intérieure et spirituelle; et tandis que l’intérieur restait inchangé, pourquoi s’étonner qu’elle tentât de préserver l’extérieur? Si elle était restée la même, pourquoi n’aurait-elle pas dû essayer de préserver son apparence?».
La poudre de plomb fut utilisée tout au long du XIXe siècle, époque où, écrit Eldridge, «l’émergence des revues pour dames signifia que les femmes se mirent à partager leurs découvertes et à mieux s’y connaître en produits blanchissants potentiellement dangereux, comme le plomb et l’arsenic». Mais toutes les femmes ne reçurent pas le message. L’historienne Kathy Peiss raconte qu’un médecin américain du XIXe siècle signala dans une revue médicale le cas de «Mary C.», femme au foyer de St. Louis, qui avait utilisé pendant des années un éclaircissant pour le teint sous le nom de «Laird’s Bloom of Youth» avant d’être admise à l’hôpital en 1877 pour une paralysie des bras. Cette patiente mourut d’une intoxication par le plomb. Le médecin, écrit Peiss, «condamna la vanité des femmes tout en dénonçant un produit dangereux vendu dans le commerce».
L’usage du plomb dans les cosmétiques semble aujourd’hui un grotesque vestige de l’histoire. Mais la poudre de plomb, utilisée (ou pas) par Élisabeth ou par l’Américaine Mary C., était un produit onéreux qui sapait lentement la force des femmes alors même qu’il promettait d’augmenter leur maigre pouvoir. Voilà qui, aujourd’hui, rappelle douloureusement quelque chose.
1 — Malgré les sous-entendus raciaux qui nous semblent très familiers aujourd’hui, l’exigence de blancheur dans la beauté féminine dans l’Angleterre du XVIe siècle semble davantage une question de classicisme que de racisme. Les sources contemporaines montrent que le racisme anti-noir existait dans la culture élisabéthaine; cependant, comme l’a récemment écrit mon collègue Jamelle Bouie, le perfectionnement de la pensée raciste hiérarchique répandue telle que nous la connaissons aujourd’hui est arrivé plus tard, pendant les Lumières. Retourner à l'article