Peppa Pig est devenue, en avril dernier, une figure subversive de rébellion contre le régime de Xi Jinping. Jugées par les médias d’État coupables du «détournement rebelle» d’une jeunesse «oisive» et «antisociale», 30.000 vidéos du dessin animé britannique créé par la BBC ont été supprimées de la plateforme Douyin, le YouTube chinois. Quelques mois après la censure de Winnie l’ourson, banni pour sa ressemblance avec le président, cette propension à la prohibition résulte autant d’un rejet hostile de la modernité que d’une politique autoritariste. Selon Le Quotidien du peuple, la voix officielle du Parti communiste, les autorités déploreraient les effets sur la société de la commercialisation de produits dérivés de la truie et de sa famille:
«Nombre d’écoliers cherchent à se différencier en rivalisant de montres ou d’accessoires Peppa Pig, au profit des fabricants de contrefaçons. [...] Nous devons rester vigilants face à ces éléments impropres pour la culture. [...] Il est temps que l'on pèse le pour et le contre et qu’on revoie les valeurs que Peppa Pig représente.»
Diffusées en Chine à partir de 2015, les aventures de Peppa Pig ont été visionnées 45 milliards de fois sur les plateformes de vidéo à la demande. Par une popularité qui a dépassé le public des enfants pour atteindre celui des jeunes adultes, le cochon rose, mouton noir d’un gouvernement autocratique, porte désormais les aspirations d’un peuple qui refuse de jouer le jeu du contemplatif dans un pays où l’on fantasme dur sur le dogme d’un système absolutiste. Les réseaux sociaux ont fait le reste, démontrant une nouvelle fois leur puissance cathartique. Une révolte juvénile a amorcé une guérilla numérique en affichant des tatouages, t-shirts et autres produits à l’effigie du porc de la discorde, tandis que se sont répandus de faux épisodes, détournements, parodies humoristiques ou pornographiques.
Un cochon, symbole rétif d’opposition: l’image peut faire sourire. Pourtant, l’histoire fortuite de cette mythologie ancre le dessin animé britannique dans un destin opportun qui le fait passer du divertissement badin à l’incarnation idéologique. Détournée par des groupes subalternes et investie de nouvelles significations, la truie se dresse comme une forme de résistance à l’ordre face à la culture dominante. En mai dernier, le quotidien britannique The Guardian élevait Peppa Pig en icône de la contre-culture. Mais peut-être serait-il plus juste de parler de «sous-culture».
Contre-culture ou sous-culture?
Les deux mots, à l’apparente synonymie, ont fait les frais d’un amalgame fervent en se croisant sans se confondre vraiment. Dick Hebdige, l'un des fondateurs des cultural studies (études culturelles en français), le courant intellectuel qui envisage les luttes et les conflits sociaux à travers les pratiques culturelles contemporaines, dissocie les deux termes dans Sous-culture, le sens du style:
«La contre-culture se distingue des sous-cultures par la forme explicitement politique et idéologique de son opposition à la culture dominante par la création d’institutions “alternatives” (presse underground, communes, coopératives, boulots alternatifs, etc.), l’extension de la phase de transition au-delà de l’adolescence et le brouillage des distinctions entre le travail, le domicile, la famille, l’école et le loisir, distinctions que les sous-cultures tendent à préserver de façon assez stricte».
Autrement dit, la contre-culture rompt avec l’idéologie dominante, comble une absence, renouvelle le système culturel et propose un discours alternatif à l’existant, avec sa propre dynamique et de nouveaux fondements ontologiques, quand la «sous-culture» se développe en réponse à une situation spécifique. Elle altère l’ordre social en détournant ou en récupérant des codes disponibles afin de produire une nouvelle grille de lecture et constitue un espace de choix pour rendre perceptibles les différentes formes de contestations de l’hégémonie.
Dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci s’intéresse aux principes et mécanismes par lesquels le système hégémonique capitaliste assure son fonctionnement et rappelle qu’il relève d’un consensus social où l’idéologie des dominants apparaît comme naturelle. Les rapports de classe dans les sociétés capitalistes reposent sur «le consentement spontané des grandes masses de la population à la direction générale imprimée à la vie sociale par le groupe dominant principal». Néanmoins, l’équilibre entre idéologie et ordre social n’est pas immuable. Il se peut que des groupes sociaux rejettent et rompent cette symbiose: c’est ainsi qu’émergent les sous-cultures.
En 1979, lorsqu’il publie Sous-Culture, le sens du style, le sociologue Dick Hebdige démontre comment, depuis la Seconde Guerre mondiale, en Grande-Bretagne, elles ont permis à la jeunesse de répondre à la déliquescence de sa situation culturelle, économique et politique. Mods, skinheads, teddy boys: toutes les sous-cultures résultent «de conjonctures différentes qui les situent de façon distincte par rapport aux formations culturelles existantes (culture des immigrants, culture des adultes, culture dominante)». Elles apparaissent comme un point de convergence pour rendre visible une cause commune et mobilisent les ressources de la vie quotidienne sans la refléter directement. Historiquement, le punk reste l’exemple le plus saillant.
Les punks: modèle majeur de résistance
Été 1976. Le vieux rêve hippie est mort et un tonnerre venu de New York gronde au-dessus de Londres: une génération sans horizon zone dans une Angleterre pré-thatchérienne plongée dans la crise. Grèves, misère, émeutes, le pays s’embourbe dans un déclin économique dont les Buzzcocks, Sex Pistols et The Clash composent la bande-son idéale. À la pesanteur léthargique d’un pays assoupi, à la torpeur culturelle et à la crise industrielle, les punks ripostent par des hymnes qui sonnent et un style qui résonne. Leur musique impulse une nouvelle dynamique; leurs fringues, une esthétique inédite.
Sex Pistols, «Anarchy in the U.K.» (1976)
Déjà, par des rapprochements fortuits, les surréalistes subvertissaient les biens culturels pour les arracher de leur vocation utilitaire et célébrer leur sens intime. Dans Crise de l’objet (1936), André Breton cite Gaston Bachelard pour notifier que l'on trouve plus «dans le réel caché des choses que dans le donné immédiat».
En opérant un détournement de l’usage courant des objets de la vie quotidienne, comme l’épingle à nourrice, les punks ont repris des éléments de leur culture de classe pour en faire un usage illégitime et faire éclore un nouveau discours qui repose sur autant de codes pensés délibérément que de significations secrètes garantissant une nouvelle production de sens, comme l’explique Dick Hebdige:
«Le style d’une sous-culture donnée est toujours lourd de signification. Ses métamorphoses sont “contre-nature”, elles interrompent le processus de “normalisation”. De ce point de vue, elles sont autant de gestes en direction d’un discours qui scandalise la “majorité silencieuse”, qui conteste le principe d’unité et de cohésion, qui contredit le mythe du consensus.»
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Les sous-cultures n’échappent pas à la récupération
À sa naissance, le punk fut une instance brièvement fédératrice avant de se transformer en terme profané. Par le développement de son mode privilégié de production, le «Do It Yourself», qui lui permettait de s’émanciper du système dominant, le punk achevait simultanément sa mue de «sous-culture» en «contre-culture» et rejoignait, simultanément, le panthéon d'un nouveau courant majoritaire, révèle Gérôme Guibert, docteur en sociologie, spécialiste des musiques populaires et maître de conférences à l’Université Paris III.
«Aucune sous-culture n’échappe au cycle qui mène de l’opposition à la banalisation», déclare Dick Hebdige, toujours dans Sous-Culture, le sens du style. Assurément, c’est tout le jeu de la récupération que de piller les dissidences et dépouiller les références pour voir jaillir une tapée de braconniers, de parasites et d’escrocs arborant des t-shirts à slogans insignifiants. Doit-on le déplorer? Après tout, lorsque le message caché d’une sous-culture devient familier, comme ce fut le cas avec le punk, elle se trouve domestiquée et, par conséquent, intégrée au sein de la mythologie dominante. Soumis à des pactes marketing improbables, le message désigne désormais un simulacre plus ou moins audacieux de rébellion, aussi conformiste que ce contre quoi il réagissait.
Peppa Pig et les punks: un défi à l’ordre symbolique
En s’appuyant sur des éléments issus de la culture dominante, qu’elle cherche à retourner mais sur lesquels elle s’appuie expressément, la jeunesse chinoise conteste l’ordre par une voie stylistique pour donner naissance à une nouvelle sous-culture, comme le firent les punks, quarante ans auparavant.
Certes, la comparaison peut sembler fallacieuse et malhonnête au regard de l’histoire, mais ces deux sous-cultures représentent un défi à l’ordre hégémonique où des individus se regroupent en des formes sociales collectives pour créer des interfaces symboliques et redonner un sens au monde social.
Le consommateur n’est pas un acteur passif, manipulé par les industries culturelles et les médias: il métaphorise les modèles normatifs pour se réapproprier l’espace et l’usage à sa façon. Cette tactique de résistance, L’Homme sans qualités de Robert Musil l’annonçait en 1930: «Peut-être est-ce précisément le petit-bourgeois qui pressent l’aurore d’un nouvel héroïsme, énorme et collectif, à l’exemple des fourmis». Mais c’est Michel de Certeau qui la théorise dans L’Invention du quotidien (1980):
«La Raison technicienne croit savoir comment organiser au mieux les choses et les gens, assignant à chacun une place, un rôle, des produits à consommer. Mais l’homme ordinaire se soustrait en silence à cette conformation. Il invente le quotidien grâce à des ruses subtiles par lesquelles il détourne les objets et les codes. [...] Il pratique l’écart dans l’usage des produits imposés, dans une liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses.»
Les sous-cultures, aujourd’hui?
Aujourd’hui, le mot a vieilli; la littérature universitaire lui préfère, d’ailleurs, le terme «subculture», plus positif, même s’il reste auréolé d’une puissante mythologie et se confond avec la «contre-culture» –les deux mots s’inscrivant dans les discours des industries culturelles et le langage commun. Dans un article, le sociologue australien Andy Bennett réévalue les notions liées aux idéologies contre-hégémoniques et constate:
«La contre-culture, comme la subculture, ne peut pas fonctionner effectivement comme catégorie culturelle permettant de définir des groupes sociaux distincts les uns des autres, selon une grille binaire contre/dominant.»
Et c’est la façon dont les mouvements contemporains se servent de la contre-culture pour évoquer les courants à rebours des usages qui nous interroge, tant la notion souffre d’une imprécision aussi bien sur le plan sémantique qu’ontologique. Fourre-tout, le terme est devenu, à force de mésusages, un concept aux contours flous ancré dans les discours médiatiques, l’image d’Épinal d’un âge d’or contestataire, d’une impulsion rebelle ou d’une agitation étincelante.
Aux origines de la contre-culture
Juin 1967. La tête emplie d’idéaux rousseauistes, plus de 100.000 personnes se retrouvent dans le sud de San Francisco pour le Monterey Pop Festival. Beatniks, hippies, étudiantes et étudiants, activistes politiques, musiciennes et musiciens y célèbrent le triomphe de l'utopie libertaire contre les valeurs bourgeoises et conservatrices de l'Occident; parmi eux, Janis Joplin, Ravi Shankar, Jefferson Airplane ou encore, Jimi Hendrix. Et puis, parce qu'il faut toujours replacer les choses dans leur contexte, rappelons qu’à la fin des années 1960, la barbarie de l’Allemagne nazie et la prise de conscience de la puissance destructrice de la bombe atomique représentent les versants effrayants d’un passé récent. Pendant que la Guerre froide scelle, à pas dolents, les dimensions grandement pathologiques d’une société technocratique, l’engagement militaire durant la guerre du Vietnam constitue un véritable apprentissage politique pour une fraction de la jeunesse mondiale qui rejette les valeurs impérialistes et capitalistes.
Au festival de musique pop de Monterey, comme acmé historique et premier événement musical à incarner les valeurs et les idées de la contre-culture, succède l’idée d’un sentiment de révolte à analyser sur un temps plus long. Aux États-Unis, la contre-culture ne surgit pas ex nihilo avec le «Summer of Love» de 1967: la Beat Generation, le Mouvement des droits civiques, l’avènement d’une nouvelle gauche ou la lutte contre l’homophobie sont autant de points d’ancrage pour comprendre l’évolution des esprits. La soif de changements était immense pour une génération qui souhaitait se défaire de la culture de ses mères et pères afin de rendre possible une vision du monde où la protestation devint l’expression d’un idéal.
George Harrison et Patti Boyd à San Francisco (été 1967). | protestphotos1 via Flickr License by
En 1968, lorsqu’il publie La Fin de l’utopie, Herbert Marcuse rappelle que les mouvements «anarchiques, désorganisés, spontanés» qui agitent la société américaine dénotent un «état de désintégration à l’intérieur du système». Quatre ans auparavant, lorsque le philosophe soutient dans L’Homme unidimensionnel que «la société est irrationnelle à tel point que la conscience ne peut atteindre la liberté de la rationalité supérieure qu’en engageant la liberté contre la société établie», la phrase interpelle. Les sociétés occidentales pourraient-elles faire les frais d’un puritanisme idéologique entraînant les idées révolutionnaires dans une torpeur conservatrice?
Cette question, Herbert Marcuse, inspiré par la grande tradition de la philosophie allemande (Kant, Hegel et Marx), l’érige au sommet d’un paradoxe central: la démocratie, sous les chimères de la liberté d’expression «étouffe, essentiellement, les élans révolutionnaires par de nouvelles formes de contrôle total» et la rationalité technologique se trouve désormais investie d’un rôle répressif, autrefois assumé par une violence explicite:
«L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie.»
La répression apparaît comme le résultat d’un rapport de force historique. D’après le philosophe, au cœur de la révolution culturelle demeurent des ressources capables de transcender les rapports politico-industriels de la société unidimensionnelle. Aussi, Herbert Marcuse pense que le «substrat des parias et des outsiders, des autres races, des autres couleurs» parviendra à accomplir un changement radical, loin des institutions dominantes –l’art et l’esthétique en point d’orgue de la transformation sociale. Dans un entretien avec le sociologue Marcel Rioux de l'Université de Montréal, Marcuse déclare:
«L'art joue un rôle très important dans les changements sociaux; il ne le fait jamais directement, mais toujours de façon indirecte; il développe la conscience, l'imagination et la sensibilité au-delà et à l'encontre des formes établies. Je ne crois pas que l'art puisse prendre une part active à quelque action politique que ce soit, qui vise à apporter un changement radical, et je crois que la fonction critique de l'art transcende tous les mouvements politiques».
L'homme de la société industrielle a perdu toute sa puissance de négation à force de se soumettre aux impératifs d’un ordre établi, un nouvel essor naîtra dans les marges, estime-t-il, dans son essai Vers la libération (1969):
«La puissance du négatif naît en dehors de cette totalité répressive, animée par des forces et des mouvements qui n’intègrent pas encore la productivité agressive et répressive de la société dite d’abondance ou qui se sont déjà libérés de ce développement, et ont ainsi la chance historique de s’engager dans l’industrialisation et la modernisation en suivant une voie radicalement différente.»
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Agir contre le système établi
Si «une culture fournit des points d'appui et d'incarnation à la vie imaginaire, des points d'issue et de cristallisations imaginaires à la vie pratique», pour citer les mots d’Edgar Morin, la contre-culture a permis, en outre, l'union des énergies politiques et culturelles actives pour que les contestataires puissent agir contre le système établi (et non contre la culture et les cultures).
C’est la thèse qu’avance Theodore Roszak dans son essai Vers une contre-culture (1969). Finaliste du National Book Award entré dans l’histoire pour avoir théorisé la notion de «contre-culture», contributeur au New York Times et nourri aux écrits de Marcuse, l’universitaire américain n’a jamais cessé de penser que le salut viendrait de la jeunesse, cette «matrice où un avenir différent prend forme». Ses convictions se fondent sur le rejet de la technocratie, «responsable de la guerre, de la pauvreté, des conflits raciaux et de la dégradation environnementale», et sur l’impérieuse nécessité d’inventer une nouvelle possibilité d’habiter le monde:
«Le projet essentiel de notre contre-culture: proclamer un nouveau ciel et une nouvelle terre […]. Créer et répandre une telle conception de la vie n’implique rien de moins que l’acceptation de nous ouvrir à l’imagination visionnaire.»
Les écrits de Theodore Roszak résonnent avec une émotion augmentée par le passage des années. Dans le vaste canevas postmoderne qu’est le nôtre où la contre-culture est jetée en pâture aux affres de la récupération pendant que les idoles d’hier succombent au cirque marketing d’aujourd’hui, que reste-t-il de cet imaginaire visionnaire?
Trop avant-gardistes pour la bonne société
Sur la contre-culture, reposaient les espoirs et les contestations d’une génération qui aspirait à un monde moins aliéné, exhortant les expressions possibles face à la culture dominante, pourvu qu’elles soient porteuses de sens. Bien que formalisé dans les années 1960, l’esprit libertaire de la contre-culture n’a jamais cessé de squatter les failles de la réalité dont les secrets cachés foisonnent à travers les siècles.
Dans Contre-Culture, publié en mai dernier aux éditions Nova, Jean Rouzaud réveille les fantômes des icônes subversives. Passé notamment par Actuel, l’un des premiers magazines français sur la contre-culture, le chroniqueur et réalisateur l’affirme: tout s’est inventé dans cet encontre de la culture.
La véritable création réside dans les tréfonds d’un territoire plus-underground-tu-meurs. Comme dans un jeu de miroirs, il saisit la complexité des incompris, des égarés, des pionniers qui ont engendré des œuvres tellement avant-gardistes qu’elles furent répudiées par la bonne société. Par leur faculté consubstantielle à capturer l’essence de leur époque, à la condenser et à la restituer, toutes celles et ceux qui se sont inscrits dans l’histoire ont d’abord visé plus que leur temps. S’il y a dans tout dément «un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur», comme l’écrivait Antonin Artaud dans Van Gogh, le suicidé de la société, il y eut surtout l’envie de faire convulser le présent, de se placer face à lui (et non contre lui) pour embrasser l’exaltante et bouleversante voie de la modernité.
«S’il a encore des détracteurs au nom des purs rockeurs qui ne changent jamais et rejouent inlassablement leurs classiques, la secousse punk a hissé Bowie sur un trône de marbre»
Des Étrusques oubliés de l’histoire, mais «inventeurs de la civilisation moderne avec des côtés industrieux et des mœurs de hippies», à Paul Cézanne, qui a préfiguré le cubisme en montrant la diffraction de la lumière en une multitude de «plans», en passant par Alain Pacadis, héraut d’une déglingue érigée en art, Jean Rouzaud dresse le portrait de courants, d’idées, de personnalités à rebours des usages pour sortir de la naphtaline culturelle les instigateurs souvent victimes d’injustes vindictes. Et si, dans une verve caustique, l’auteur flingue les bandits glorifiés à tort, c’est pour mieux rendre justice aux vrais génies. Ainsi, les surréalistes n’auraient fait que copier les dadaïstes quand les situationnistes ne seraient qu’«un courant d’idées suicidaire et destructeur pour intellos refoulés» constitués de petits crevards mégalomanes qui auraient tout piqué aux lettristes!
Voilà une façon d’enterrer à coup de pioche plusieurs décennies d’histoire contre-révolutionnaire, voilà sans doute un éloge malicieux de la marginalité, voilà surtout un somptueux agrégat d’intrépides valeureux qui nous rappelle que c’est dans la pénombre que l'on trouve les artisans les plus audacieux de notre temps.
Et lorsque la contre-culture s’apostasie en incarnant l’idéologie dominante, comme avec David Bowie, «visionnaire» dont le génie a fait vriller la musique sur fond de frénésie rock, Jean Rouzaud rétorque que le musicien reste un maître difficilement contestable:
«S’il a encore des détracteurs au nom des purs rockeurs façon Stones qui ne changent jamais et rejouent inlassablement leurs classiques, la secousse punk –qui a renversé bien des idoles pop– a hissé David Bowie sur un trône de marbre. Son goût, sa maîtrise, son avant-gardisme, son culot à mixer les genres, sa culture et ses prémonitions ont transformé ses prétentions en résultats indéniables. Sa musique très travaillée, montée en neige, presque baroque, ne perd jamais sa ligne rock.»
David Bowie, «Space Odity» (1969)
La contre-culture maintient son aura de symbole discursif puissant dans l’imaginaire populaire. Intrinsèquement lié aux actions passées, à son héritage, et à la manière dont il a été employé par les médias, le terme, maintes fois galvaudé, est associé à une multiplicité d’interprétations et enjeux. Que penser du nom des éditions Kontre Kulture, fondées par l’essayiste d’extrême droite, Alain Soral, qui proposent entre autres des textes antisémites?
Nous sommes loin des aspirations originelles qui avaient pour ambition de reconsidérer les croyances passéistes pour libérer une créativité d'où naîtraient les valeurs de l’avenir. Mais, avouons-le, chercher à définir cette notion aussi floue qu’éculée relève du fantasme, puisque la seule question qui vaille, aujourd’hui, est: assiste-t-on au déclin de la contre-culture?
Car face à la permissivité de l’époque, à l’effondrement des récits d’émancipation, à la duplicité de codes réplicables et au triomphe du capitalisme marchand, l’individualisme a aseptisé toute possibilité de pesée collective sur l'ordre de nos sociétés.
«Nous avons la protestation, mais nous n'avons plus aucun projet»
Le philosophe Marcel Gauchet constate: se rebeller «est seulement un des aspects fondateurs de la démocratie», mais il n’est pas le plus important, comme il l’explique dans une interview accordée au journal Le Monde, en 2014:
«Il est en effet indispensable de laisser s'exprimer toutes les oppositions et toutes les contestations, y compris celles qui ne nous plaisent pas. Mais le travail de la démocratie, pour le principal, c'est à mon sens dans l'invention des réponses à ces protestations qu'il consiste. Et c'est cette imagination-là qui est cruellement en panne dans la démocratie d'aujourd'hui. Nous avons la protestation, mais nous n'avons plus aucun projet. C'est cela qu'il s'agit de remettre au premier plan.»
En repensant, avant tout, les particularités du passé, du présent et de l’avenir, la contre-culture interroge des aspects fondamentaux de la société, en même temps qu’elle prépare à différentes formes d’action. Elle est cet interstice qui demeure ouvert lorsqu’une évolution de culture et de société ne s’accompagne pas encore par la transformation des sphères sociale et politique.
Le scénariste britannique Alan Moore soutenait, dans une interview donnée aux Inrocks, en 2016, que sans contre-culture, la culture mourrait. Il observait, si justement: «Quand il y a un vide culturel, c’est là qu’un tyran, voire un monstre, peut apparaître». Laissons-lui le mot de la fin.