«C’est sans doute une des personnes les plus intelligentes à avoir foulé la planète Terre.» L’affirmation est pour le moins forte, et elle nous vient d’un homme qui a passé plusieurs années à enquêter sur le personnage.
«Le plus dur quand j’ai écrit la biographie de William Shockley, c’est que je me suis rendu compte que tout le monde le détestait et que personne ne pouvait me dire du bien de lui», raconte Joel Shurkin, auteur de Broken Genius: The Rise and Fall of William Shockley, Creator of the Electronic Age.
Tout le monde connaît aujourd’hui Bill Gates, Steve Jobs, Sergey Brin ou Mark Zuckerberg, véritables héros de l’épopée informatique et de la révolution numérique. Mais qui a déjà entendu parler de William Shockley? Peu de monde. Il faut dire que son histoire est tumultueuse, voire sujette à caution.
Effort de guerre
Son histoire débute en Californie, au début du XXe siècle. La Silicon Valley n’est encore qu'une vallée maraîchère verdoyante. On la surnomme d’ailleurs «la vallée des délices du cœur», et elle est notamment connue pour sa production d’orchidées.
Les parents du petit William Shockley sont tous deux ingénieurs. Sa mère, Mary, a été l'une des premières femmes diplômées en ingénierie à l’Université de Stanford, fondée à la toute fin du XIXe siècle.
Fils unique, élevé dans un environnement privilégié, William Shockley ne tarde pas à marcher sur les traces de ses parents. Il suit une formation scientifique à l’Université de Californie (CalTech) puis rejoint le prestigieux Institut de technologie du Massachusetts (MIT), où il soutient en 1936 une thèse en physique.
Aussitôt sorti de la fac, il est recruté par le laboratoire Bell, du nom de l’inventeur Graham Bell. Nous en sommes encore aux prémices de l’électronique et le Bell Lab entend faire progresser ce champ, en particulier en matière de téléphonie et de radiophonie. L'établissement sera à l’origine de plus de 29.000 brevets et abritera huit prix Nobel.
Très vite, le laboratoire est mis au service de l’effort de guerre. William Shockley se concentre sur l’amélioration des systèmes radars, notamment dans l'espoir d’optimiser la visée des bombardiers B-29 américains.
Shockley est chargé en juillet 1945 de rédiger un rapport sur le nombre de victimes que pourrait occasionner un débarquement des États-Unis au Japon. Ce rapport, en soulignant l’ampleur des pertes américaines lors d’une telle opération, aurait incité Washington à envisager les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. L'ingénieur reçoit la médaille du mérite en 1946, remise des mains du secrétaire d’État à la Guerre, Robert Patterson.
Prix Nobel pour le transistor
Au sortir de la guerre, le Bell Lab se recentre sur des technologies à visée civile. En 1946, une nouvelle équipe est mise sur pied, emmenée par William Shockley himself. Sa mission: trouver une alternative aux tubes à vide, utilisés depuis plusieurs décennies pour relayer les appels téléphoniques sur de longues distances, mais peu fiables.
Le 4 juillet 1951, après plusieurs années de labeur, William Shockley, flanqué de ses co-inventeurs John Bardeen et Walter Brattain, annonce l’arrivée du transistor bipolaire. Le transistor est une révolution en puissance, qui inaugure l’ère des semi-conducteurs. «C’est une invention comparable à celle de la machine à vapeur», souligne Joel Shurkin.
Beaucoup plus petit, léger et robuste, fonctionnant avec des tensions faibles, autorisant une alimentation par piles, le transistor va faire basculer l’électronique dans une nouvelle ère, en permettant son extrême miniaturisation. Grâce à lui, le téléphone, la radio, la télévision et l’informatique vont prendre leur envol.
«À vrai dire, William Shockley n’a pas été le premier à inventer un transistor, rappelle Joel Shurkin. John Bardeen et Walter Brattain en ont d’abord conçu un. Shockley était fou de rage, il s’était fait doubler par sa propre équipe. Il a alors décidé de louer une chambre d’hôtel à Chicago et de n’en ressortir qu’avec sa propre version du transistor. C’est ce qu’il a fait, et il a ainsi inventé le transistor bipolaire: celui que nous utilisons tous, celui qui est devenu un standard, celui qui nous permet aujourd’hui de discuter par Skype.»
Il faut dire que Shockley n’est guère apprécié de ses collègues et que le travail en équipe n’est pas vraiment sa tasse de thé. «C’était un être humain affreux, précise Joel Shurkin, narcissique et terriblement arrogant. Tout le monde le détestait, et il détestait tout le monde.»
Si l’invention du transistor bipolaire lui donne aussitôt une aura exceptionnelle et lui permet de recevoir le prix Nobel de physique en 1956, William Shockley aspire à une réussite plus personnelle, plus individuelle. Il décide de quitter le Bell Lab et de rejoindre la Californie, où sa mère réside encore.
William Shockley reçoit le prix Nobel de physique des mains du roi Gustave Adolphe IV de Suède, en 1956 à Stockholm. | AFP
Du silicium dans la Vallée
L’arrivée de Shockley dans ce qui n’est pas encore la Silicon Valley signe un véritable tournant. Nous sommes en 1956. Jusqu’alors, rares sont encore les entreprises technologiques à avoir pris pied dans la région.
Le Shockley Semiconductor Laboratory ouvre ses portes au 391 San Antonio Road, dans la ville de Mountain View, aujourd’hui le siège de Google et de bon nombre de géants de la tech.
Son installation est en elle-même une allégorie de la mue de la région. Shockley transforme un ancien dépôt de fruits et légumes en un laboratoire dernier cri, le premier à œuvrer sur les semi-conducteurs, dont le silicium [silicon, en anglais] est l'une des matières premières. «William Shockley a littéralement apporté le silicium dans la Vallée», souligne le journaliste américain Ashlee Vance dans son ouvrage Geek Silicon Valley.
Pour mener à bien son projet, William Shockley tente de recruter des membres du Bell Lab, qui le connaissent malheureusement trop bien, lui et son ego surdimensionné. Il fait donc paraître des annonces dans les journaux et commence à appeler des ingénieurs aux quatre coins du pays. C’est ainsi qu’il décroche son téléphone pour contacter un certain Robert Noyce, jeune diplômé du MIT, qui co-fondera plus tard Intel et révolutionnera à son tour l’informatique moderne. «C’était comme décrocher son téléphone et parler à Dieu. Il a sifflé et je suis venu», déclarera plus tard Noyce.
Shockley constitue alors ce qu’il appelle sa «ligne de production de docteurs» [«my Ph. D. production line»]. Il ne recrute que des titulaires de thèses, dans divers champs: physique, chimie, mathématiques, électricité, électronique. À vrai dire, il ne s’agit aucunement d’une «ligne de production», mais bien plutôt d’une entreprise totalement dédiée à la recherche.
Les premiers mois de l’aventure sont grisants et euphoriques. Comme le raconte avec précision l’écrivain américain Tom Wolfe, dans un article publié en 1983 dans le magazine Esquire, «chaque matin, une douzaine de jeunes chercheurs rejoint l’entrepôt à huit heures et commence à faire chauffer du germanium ou du silicium dans des fours, à des températures comprises entre 800 et 1.400 degrés. Ils portent tous des blouses blanches, des lunettes de protection et des gants de travail». William Shockley orchestre évidemment le ballet.
Management autocratique
Mais Shockley est un personnage détestable, imbu de lui-même et paranoïaque, qui peine à comprendre véritablement la jeune génération de chercheurs sous ses ordres. Surtout, aux dires de tout le monde, il est un piètre manageur.
L’expérience ne tarde pas à tourner au vinaigre. En un sens, elle préfigure déjà ce que dira Marc Andreessen, un des grands investisseurs de la Vallée: «Tous les patrons de la Silicon Valley sont des dictateurs.»
«Il aurait pu être une sorte de Bill Gates, s’il n’avait pas été un être humain aussi misérable.»
Shockley enregistre toutes les conversations téléphoniques des membres de son personnel, fait vérifier deux fois chacun de leurs rapports par des cabinets extérieurs à son entreprise. Un jour, lorsqu’il se blesse au doigt en ouvrant une porte, il y voit un complot fomenté par des employés et compte bien les faire passer au détecteur de mensonges. C’est le point de rupture. L’ambiance devient rapidement celle d’un «grand hôpital psychiatrique», selon les mots de Jay Last, un des chercheurs employés par Shockley.
Le Shockley Semiconductor Laboratory n’enfante d’aucune innovation d’importance. Il constitue un échec patent. «Cet échec, William Shockley en est totalement responsable, explique Joel Shurkin. Il faisait régner la terreur dans son laboratoire et constamment, il a été en conflit avec ses employés quant aux recherches qu’il fallait entreprendre. Il aurait pu être une sorte de Bill Gates, s’il n’avait pas été un être humain aussi misérable.»
Mais William Shockley a fait venir le silicium dans la région; il a exploré l’idée d’entreprises axées sur la recherche, portées par de jeunes et brillants talents; il a introduit un management en rupture avec les méthodes des firmes de la côte est, très hiérarchiques et bureaucratiques. Cet héritage restera.
Malgré elle, l’expérience du Shockley Semiconductor Laboratory va également donner naissance à une pratique qui deviendra la norme dans la région et dans l’industrie de la technologie. «Un concept qui va rendre le business des semi-conducteurs aussi sauvage que le show business», écrit Tom Wolfe. Ce concept, c’est celui de la «défection».
Huit employés du laboratoire, lassés par le caractère autocratique de Shockley, décident de faire sécession et de monter leur propre entreprise. Comme le rappelle le journaliste américain Mike Malone, spécialiste de la Silicon Valley, «cela nous semble évident aujourd’hui de faire ça, car nous y sommes habitués. Mais ce n’était pas du tout le cas à l’époque».
La culture de l’époque, et celle de la côte est américaine en particulier, était d’entrer dans une entreprise et d’y finir sa carrière. Les mutins du Shockley Lab initient un véritable tournant culturel quand ils fondent Fairchild Semiconductor, qui deviendra après une nouvelle scission Intel.
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Racisme scientifique et élitisme
William Shockley, lui, en veut à la planète entière. Il qualifie les huit ingénieurs dissidents de «huit traîtres». Il ferme définitivement son laboratoire et rejoint Stanford pour y enseigner.
Peu à peu, il embrasse des vues racistes, déclarant notamment: «Mes recherches m’ont conduit à affirmer que la cause majeure de l’infériorité intellectuelle des Afro-américains est héréditaire et génétique.»
Shockley pense alors que seule la sélection génétique peut permettre à l’être humain de s’améliorer, ou du moins de ne pas dépérir. Il défend ce que l’on nomme l’«évolution régressive». À cette fin, il fait un don à la Repository for Germinal Choice, surnommée la «Nobel Sperm Bank», une banque de sperme dont le but est de perpétuer les bons gènes des génies. Shockley propose également que les êtres humains dont le quotient intellectuel est inférieur à 100 soient stérilisés.
«Je ne sais pas comment il en est arrivé à adopter ces vues, c’est une énigme, pointe Joel Shurkin. Une chose est sûre, c’est que Stanford a été très clémente avec lui et qu’à chacune de ses prises de parole, son racisme semblait de plus en plus violent.»
En exagérant quelque peu, on pourrait voir dans ces positions polémiques une préfiguration de l’élitisme de la Silicon Valley. À tout le moins, c’est le caractère autocratique d’un William Shockley qui semble s’être perpétué chez les leaders de la Vallée, qui entendent à eux seuls –ce sont essentiellement des hommes– changer le cours du monde.
On retrouve également cette tendance, exacerbée, dans certains groupes de la Silicon Valley qui entendent rompre définitivement avec la démocratie et transformer les États en entreprises gérées par quelques grands patrons visionnaires.
Ce fut en tout cas une fin houleuse pour William Shockley, qui aura grandement contribué à faire de la Silicon Valley ce qu’elle est aujourd’hui. «Il a inventé la Silicon Valley, purement et simplement, conclut Joel Shurkin. Si William Shockley a été l’homme d’une seule invention, le transistor, c’est l’invention la plus importante du XXe siècle. Tout le monde, partout, tout le temps, se sert de ce que Shockley a créé.» Et si vous lisez cet article en ce moment, vous le devez –ne vous en déplaise– un peu à William Shockley.