Économie

Comment les grandes banques américaines ont failli nous ruiner

Temps de lecture : 4 min

La raison peu connue pour laquelle les banques d'investissement sont devenues trop grosses, trop gourmandes, trop risquées et trop puissantes.

S'il y a une chose qui hérisse les banques d'investissements (du moins, celles qui ont survécu), ce sont bien les efforts actuellement déployés pour compenser les pertes des contribuables ainsi que pour prévenir une résurgence de la panique de 2008: la proposition faite par le Congrès de taxer les bonus, par exemple; ou encore celle d'Obama, qui prévoit de taxer le capital des plus grandes banques, et qui souhaite plus généralement parvenir à interdire aux établissements bancaires de spéculer sur les marchés pour leur compte propre avec l'argent du contribuable. Si elle est effectivement mise en œuvre, cette dernière idée provoquerait «une réduction du crédit, une augmentation du risque, un amoindrissement de la stabilité du système, et limiterait notre capacité à créer des emplois»; du moins si l'on en croit Steve Bartlett, PDG de la Financial Services Roundtable, qui défend les intérêts des «mégabanques».

Mais si les banques refusent qu'on mette le nez dans leurs affaires, elles devraient cesser de se mêler des nôtres. Nous venons de traverser (tant bien que mal) quarante ans de règne sans partage: les banques d'investissements se sont invitées chez nous; elles ont vidé nos frigos, se sont assises dans nos fauteuils, ont aspergé le tout d'essence, puis ont craqué une allumette. Et maintenant, elles se plaindraient parce que les mesures prises pour redresser l'économie nationale leur mettent des bâtons dans les roues?

Cotation

Tout a commencé lorsque les banques d'investissement ont décidé d'être cotées en bourse. Ce processus s'est enclenché en 1971, avec l'introduction en bourse de Merrill Lynch. Les quatre autres cavaliers de l'apocalypse financière ont suivi: Morgan Stanley (1986), Bear Stearns (1985), Lehman Brothers (1994) et Goldman Sachs (1999). En entrant en bourse, la bande des cinq espérait rivaliser avec les grandes banques internationales - qui empiétaient clairement alors sur leurs activités principales: garantir les introductions sur le marché, conseiller les entreprises - tout en multipliant les activités risquées à forte intensité capitalistique, comme la spéculation pour leur compte propre. «Pour obtenir les financements nécessaires, [ces banques] avaient besoin d'une assise financière; la seule façon de la constituer, c'était d'entrer en bourse», explique ainsi Roy Smith, ancien associé de Goldman Sachs et professeur de finance à l'Université de New York.

En entrant en bourse, les banques d'investissement ont gagné en puissance; à terme, elles ont donc été en mesure de façonner à leur convenance le système de régulation financière. Puis, en 2004, la Securities and Exchange Commission prend ce qui pourrait bien être la décision la plus désastreuse de la décennie: elle autorise les banques d'investissement à accroître leur effet de levier financier (ce qui implique un recours à l'endettement beaucoup plus important); une mesure demandée par... les PDG de la bande des cinq. Avant de plonger, Lehman avait ainsi pu contracter 600 milliards de dettes. Aucune société en nom collectif (SNC), aucune entreprise non cotée n'aurait pu en faire autant.

L'introduction en bourse a marqué la fin de la transparence caractéristique des SNC -pas de profits, pas de primes-, vite remplacée par la dangereuse irresponsabilité des conseils d'administration. En théorie, les conseils d'administration sont sensés superviser les PDG. En pratique, ils se contentent de valider leurs décisions - et cela fait cher le coup de tampon. «En général, dans ces sociétés, soit les membres des conseils d'administration ne s'intéressaient pas à leur entreprise, soit on les choisissait précisément pour leur manque de qualifications ou pour leur absence totale d'expertise - notamment chez Lehman Brothers», souligne John Gillespie, ancien banquier d'affaire chez Lehman et Bear Stearns - par ailleurs auteur d'un récent livre traitant de ce sujet (Money for Nothing: How the Failure of Corporate Boards Is Ruining American Business and Costing Us Trillions). Gillespie fait remarquer qu'en 2008, Dina Merrill, une actrice âgée de 85 ans et héritière d'E.F. Hutton, siégeait encore au comité des rémunérations de Lehman.

Bagel

Quatorze ans après son entrée en bourse, Lehman Brothers se retrouvait avec un «bagel» (ses actions ne valaient plus rien); au final, la société a fait perdre 45 milliards de dollars à ses actionnaires. Ceux des quatre autres banques n'ont pas eu beaucoup plus de chance. Bear Stearns fut sauvé des eaux par JP Morgan, qui l'a racheté à très bas prix (et avec l'aide de la Réserve fédérale). Morgan Stanley et Goldman Sachs sont parvenus à rester indépendants et solvables - grâce aux gigantesques subventions qui leur ont été concédées. Fin janvier, le cours des actions de Morgan Stanley avait peu ou prou retrouvé son niveau de 1998.

Si les actionnaires ont souffert, le sort des employés et des dirigeants est, lui, beaucoup plus enviable. Dans les banques d'investissement non cotées, la rémunération de chacun faisait souvent l'objet de conflits: chaque décembre, les associés s'affrontaient en batailles rangées, et c'était à qui décrocherait la meilleure prime. Mais ces banquiers lavaient leur linge sale en famille: les riches volaient les riches, et on n'en parlait plus. Aujourd'hui, c'est un jeu à somme nulle: les dirigeants et leurs employés piochent des milliards dans les poches de leurs propres actionnaires.

Le public - les propriétaires lésés, les contribuables, les épargnants - ont parfaitement le droit de remettre en question les méthodes et les pratiques des banques. Et si elles ne veulent plus que l'on se mêle de leurs affaires, aucun problème: il leur suffit de contracter leur bilan, d'échanger leur dette subventionnée par l'Etat contre une dette au taux du marché, d'arrêter de compter sur la Réserve fédérale pour trouver des financements, et de sortir de nos fonds indiciels. Pour reprendre une formule de Samuel Goldwyn, le magnat d'Hollywood: «Gentlemen, include me out!» [«Messieurs, quoi que vous fassiez, ce sera sans moi!»].

Daniel Gross

Traduit par Jean-Clément Nau

Image de Une: Devant le bâtiment de Lehman Brothers à Francfort en 2008, REUTERS/Alex Grimm

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