Samedi 10 mars 2018. À Lille, sur la pelouse du stade Pierre-Mauroy, le Losc et Montpellier se quittent sur un match nul qui n’arrange pas les Nordistes, englués dans une série de mauvais résultats. Dans les tribunes, la colère explose et une centaine de supporters investissent le carré vert. Deux coups mineurs sont portés à des joueurs. Le lendemain, ces faits condamnables trouvent un accusé: le «pseudo-supporter». Ça ne vous rappelle rien?
Après les actes de violence, toujours condamnables, du 1er décembre à Paris et dans d’autres villes, l’utilisation de l'expression «faux gilet jaune» s’est développée massivement. «Le faux peuple, c'est les casseurs. Les vrais gilets jaunes manifestent pacifiquement, eux veulent frapper», indique un internaute sur Twitter. Sur Facebook, certains statuts parlent de ces «faux gilets jaunes, jeunes, de moins de 30 ans».
Même discours dans les médias: «Ultradroite et ultragauche réunies: ces faux “gilets jaunes” qui ont mis à sac les Champs-Élysées», titre Marianne. «Faux gilets jaunes, vrais semeurs de troubles», estime L’Alsace. Ce qui a notamment fait faire à Abel Mestre, journaliste politique au Monde (et supporter du PSG), le rapprochement entre les ultras et les «gilets jaunes».
Envers et contre la rhétorique des autorités
«C’est une rhétorique qui dépasse les “gilets jaunes” ou les ultras, note pourtant Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste des supporters. Il y a cette envie de se distinguer de quelqu’un qui, a priori, partage la même cause que toi mais le fait de manière différente. Et pour les pouvoirs publics, c’est pour décrédibiliser.»
«Le 24 octobre, le discours d’Édouard Philippe était de dire: “Il y a les vrais ‘gilets jaunes’, pacifiques et légitimes, et les faux, les casseurs”», révèle Manuel Cervera-Marzal, sociologue et auteur de Les nouveaux désobéissants, citoyens ou hors-la-loi. Après le 1er décembre, la distinction a été faite de nouveau par Emmanuel Macron. Le président de la République a tonné que les violences de samedi n’avaient «rien à voir avec l’expression pacifique d’une colère légitime [...] Les coupables de ces violences ne veulent pas de changement, ils veulent le chaos et trahissent les causes qu’ils prétendent servir». Le discours a été le même chez les représentants de l’État.
«Beaucoup d'hommes, entre 30 et 40 ans, souvent de province, insérés socialement, [sont] venus pour en découdre avec les forces de l'ordre et donc se livrer à des actes de violence tout en se revendiquant du mouvement», a expliqué le procureur de la République de Paris Rémy Heitz. «Parmi les personnes interpellées, une majorité de personnes qui viennent de province pour manifester et qui se sont transformées en casseurs», a renchéri Laurent Nunez, le secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur.
Pourtant, les comparutions immédiates du début de semaine contredisent la rhétorique des autorités qui cherchent à séparer, d’un côté, des «gilets jaunes» pacifistes, et de l’autre, des individus dont la seule ambition est de semer le trouble. «On voit qu’il y a surtout beaucoup de pères, de mères de famille lambda, qui n’ont pas de passé militant, et c’est quelque chose d’extrêmement important qu’il faut prendre en compte», souligne Manuel Cervera-Marzal. «On voit que lorsque les sanctions tombent, ils se mettent à pleurer, note Xavier Crettiez, professeur agrégé de science politique. Alors que lorsqu’on a une conscientisation politique, on a une vraie connaissance de ce qu’on risque.»
Responsabilité partagée
Intégrés à ces «gilets jaunes», des groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche dont il ne faut pas exclure la présence. «Il y a peut-être d’ailleurs une surreprésentation des profils de manifestants débutants dans les comparutions immédiates: les antifas et les fascistes savent comment ne pas se faire attraper, jeter leur matos, et tout d’un coup se confondre parmi les passants. Ils ont des compétences supérieures. En plus, ils savent que la comparution immédiate peut être évitée en refusant de répondre à toutes les questions, et demander un avocat. Ils savent qu’il ne faut jamais passer en comparution immédiate car les peines sont plus lourdes», souligne Manuel Cervera-Marzal.
Et s’il paraît cohérent de séparer ces groupuscules –construits sur des opinions et des fondations politiques– du mouvement «très protéiforme» des «gilets jaunes», résumer fascistes et antifascistes à de simples casseurs n’est pas pertinent selon notre sociologue: «Dans le discours d’Emmanuel Macron, il y a une volonté de dépolitiser les “casseurs”, un terme que j’utilise entre guillemets parce que ce n’est pas un terme sociologique. Les groupuscules fascistes et antifascistes, s’ils étaient présents, on ne peut pas nier qu’ils ont une idéologie et des modes d’action. Mais dans les mots du gouvernement, ce sont des casseurs, des enragés, il le dépolitise complètement».
Mais la fracture que provoque le terme de «faux gilet jaune» est recherchée également par des «gilets jaunes» eux-mêmes. Comme on le retrouve entre supporters, ultras et hooligans. «C’est un type de discours extrêmement fréquent de distinguer les vrais et les faux quand il y a plusieurs modèles de comportements», constate Nicolas Hourcade. Il y a à l’intérieur de ces mouvements l’idée que la violence est «illégitime comme moyen d’action». «Ça masque le fait qu’il peut y avoir des gens qui considèrent que la violence est un moyen acceptable de défendre leurs idées», renchérit Hourcade. «La rhétorique du vrai et du faux est assez classique à l’intérieur des mouvements sociaux», selon Manuel Cervera-Marzal.
«Les fascistes et antifascistes, normalement, ils ne vont pas à Pouzin»
Il existe, c’est un fait, des agents provocateurs aux pilleurs, une minorité d’acteurs qui se mêlent au mouvement sans en épouser les causes, mais la violence ne peut pas être totalement extériorisée des revendications du mouvement. Si la casse à Paris a été attribuée aux groupuscules, que dire des dix-neuf gendarmes blessés au Pouzin, une commune d’Ardèche où des affrontements ont eu lieu toute la journée, comme le raconte le site d’extrême gauche lundi.am?
«Il y a cette idée que c’est plus violent à Paris. C’est peut-être en partie vrai. C’est une hypothèse, parce que la tension est plus forte face à un CRS anonyme dans la grande ville que face à un gendarme que l’on connaît à la campagne. Mais cette idée se répand aussi tout simplement par facilité pour les journalistes: il y a aussi dans les rédactions un problème de budget et donc on se focalise sur Paris», explique le chercheur. C’est dans la capitale que les groupuscules –souvent urbains– font parler d’eux et peuvent prendre la responsabilité de la violence. Dire que les Black blocs ou l’Action française ont envahi Pouzin paraît, cependant, présomptueux.
«Les fascistes et antifascistes, normalement, ils ne vont pas à Pouzin. Cela montre qu’il y a une irruption spontanée qui se fait en dehors du contrôle des syndicats et comme il n’y a personne pour négocier, pour assurer la sécurité, il y a possibilité de radicalisation et de violences. Et ça échappe aux syndicats mais aussi aux groupes militants», continue Manuel Cervera-Marzal.
«Violence invisible et structurelle»
Si des «gilets jaunes» ont conscience que la violence, mal vue par la majorité de la population, peut desservir leur mouvement, d’autres estiment qu’elle est une réponse à celle qu’ils subissent. «C’est une violence en réponse à une première violence invisible et structurelle, considère Manuel Cervera-Marzal. Une violence qui broie le dos des ouvriers, broie le psychisme des cadres et des catégories socio-professionnelles. Du point de vue des “gilets jaunes”, la violence, c’est celle-là.»
Elle est appuyée par de nombreux témoignages, comme celui d’une Lorraine à l’AFP, venue à Paris avec sa famille: «Cette violence, elle est légitime, elle est la réponse au silence de Macron. Tous les mois on finit avec 500 euros de découvert. Ça fait trois ans qu'on n'est pas partis en vacances».
«Parler de violences pour parler uniquement des casseurs c’est d’une grande hypocrisie, juge Manuel Cervera-Marzal. La violence, elle se trouve aussi dans la répression et est aussi structurelle.» Le sociologue donne un exemple frappant: «On parle de la statue de Marianne qui a été saccagé, mais on parle moins du fait qu’il y a une grenade toutes les quatre secondes qui a été lancée par les forces de l’ordre lors de la journée de samedi. On va aussi avoir les comptes, bientôt, des personnes éborgnées et de la violence policière».
Et alors, la rhétorique glissera peut-être vers autre chose: devoir distinguer la fausse violence de la vraie.