Meurtre à scandale, un célèbre réalisateur a été assassiné. Décapité. Il n’est pas le premier, ni le dernier, le suivant sur la liste n’est autre que Mani Haghighi, par ailleurs réalisateur de Pig.
C’est le début d’une comédie macabre, qui emprunte au grand-guignol et au film policier, à la chronique mondaine et au gore. Car si le style est volontiers outrancier, faisant son miel sarcastique des codes kitsch de la publicité comme du mélodrame familial, il est la manière très particulière de ce cinéaste de raconter le monde dans lequel il vit.
La violence des ultra-religieux, l’invasion des réseaux sociaux dans la vie intime, la laideur agressive du commerce et du monde du spectacle sont des aspects qui ne sont pas propres à l’Iran, si la présence menaçante de la police politique y est plus caractéristique. Avec une énergie sans retenue, le film se fraie un chemin dans cette jungle à grand renfort d’images choc et de gags dans une veine qui évoque le comique vachard à la Dino Risi.
Le public français avait pu découvrir l’approche, très différente de ce qu’on connaît du cinéma iranien, avec le précédent film de Haghighi, Valley of Stars, pamphlet politique aux allures de conte fantastique stylisé. Avec Pig, dans une tonalité très différente, il poursuit sur la voie singulière qu’il s’invente au sein du cinéma iranien contemporain.
ENTRETIEN AVEC MANI HAGHIGHI
Vous êtes issu d’une famille qui occupe une place importante dans le cinéma iranien: votre grand-père, Ebrahim Golestan, est un des plus importants producteurs et réalisateurs de l’époque d’avant la Révolution et votre père, Nemat Haghighi, un chef opérateur très renommé. Pouvez-vous résumer la manière dont vous êtes vous-même devenu cinéaste?
J’avais 4 ans quand mon grand-père tournait son deuxième long-métrage, Les Mystères du trésor de la vallée fantôme, et il avait besoin d’un enfant de 4 ans. Voilà mes débuts au cinéma. Quand je suis arrivé sur le plateau, j’ai vu mon grand-père assis derrière la caméra installée sur une grue immense –immense à mes yeux d’enfant. La grue, en s’élevant, m’est apparue comme une sorte de grand huit géant. C’est à ce moment que j’ai décidé de devenir réalisateur et depuis je continue à considérer les plateaux de tournage comme des parcs d’attraction, des lieux conçus pour s’amuser le plus possible.
Je n’ai jamais suivi de formation à proprement parler. Désormais, lorsque j’enseigne la réalisation, j’expédie les aspects techniques aussi vite que je peux et je consacre l’essentiel à la nécessité d’avoir un esprit joueur et de l’humour pour faire des bons films. Je suscite souvent des regards hagards, et des questions du type: «Croyez-vous que Béla Tarr et Michael Haneke ont un esprit joueur et porté sur l’humour?», et je dois expliquer que c’est exactement ce que je crois.
Hors d’Iran, vous avez été découvert grâce à votre deuxième film, Men at Work, sélectionné par la Berlinale en 2006. Ce film était écrit par Abbas Kiarostami. Quelle était votre relation avec lui?
Kiarostami était un ami de ma famille, je le connais depuis mon enfance. Il n’y a pas de mots pour dire l’immense amour que j’éprouvais pour lui. Lorsque j’étais adolescent et encore après, il m’a souvent fait venir dans sa salle de montage au Kanoon [le Centre pour le développement des enfants et des adolescents, dont Abbas Kiarostami a créé et dirigé la section cinéma, et où il a réalisé ses premiers films] où je l’ai regardé travailler. Il expliquait très généreusement ce qu’il faisait et ce qu’il cherchait à accomplir. Plus tard, grâce à son fils cadet, j’ai entendu parler du projet Men at Work, et il m’a semblé qu’il ne correspondait pas à la sensibilité de Kiarostami. J’y voyais une comédie de l’absurde, ce qui n’était pas du tout son style. J’ai donc entrepris de le convaincre de me laisser réaliser le film, et après un an d’efforts, j’ai réussi. En contrepartie, il m’a demandé de devenir son secrétaire personnel pendant un an, de m’occuper des relations avec les distributeurs et des festivals à l’étranger.
J’ai énormément appris pendant cette année, des choses qu’on enseigne dans aucune école de cinéma. Ensuite j’ai tourné le film, il m’a dit qu’il aimait le résultat mais qu’il fallait ajouter un plan. J’ai refusé, nous nous sommes affrontés de plus en plus sur ce sujet, mais j’ai tenu bon. Plusieurs années après, nous avons beaucoup discuté du scénario d’un autre de mes films, Modest Reception, vaguement inspiré de situations qui s’étaient produites sur le tournage de Et la vie continue. Il a détesté le film, et ne m’a plus jamais adressé la parole. Ce comportement m’a fait l’aimer encore plus, même si hélas de loin, il traduisait sa passion absolue pour le cinéma. Les gens emploient le mot «unique» à tort et à travers, il est rarissime de rencontrer une personne véritablement unique. Kiarostami était unique.
L'affiche de Modest Reception, un des précédents film d'Haghighi.
Quelle est l’origine du film Pig?
J’étais à Prague, où j’enseignais dans un atelier de réalisation, quand j’ai lu une information sur un réalisateur iranien pratiquement inconnu, qui venait de mourir, et tout le monde disait du bien de lui. Je songeais que de son vivant, personne ne se souciait de lui et de son travail, et combien en Iran en particulier la mort permet à des artistes médiocres d’acquérir une reconnaissance. Au même moment, un journaliste français m’a appelé pour me demander mon avis sur les réalisateurs frappés d’interdiction par la censure en Iran. En essayant de répondre, les premières scènes de Pig ont surgi à mes yeux: un réalisateur interdit est abandonné par le public, il cherche à échapper à cette disgrâce en mourant mais la mort refuse, et il doit faire semblant d’avoir été assassiné pour être aimé à nouveau. Il m’a semblé qu’on pouvait tirer quelque chose de drôle et sombre à la fois de ce point de départ, et sur cette base j’ai rédigé le scénario en quelques mois.
L'actrice Leila Hatami et Mani Haghighi sur le tournage de Pig. | Epicentre Films
Qui sont les interprètes principaux de Pig?
Hasan Majooni, qui joue le rôle principal, est un immense acteur et metteur en scène de théâtre, trop rarement appelé par le cinéma. Dès l’instant où j’ai eu l’idée de départ du film, j’ai su qu’il devait jouer le rôle, j’ai vraiment écrit en pensant à lui. Je ne sais pas comment j’aurais fait s’il n’avait pas voulu. Le rôle de sa maîtresse a été refusé par de nombreuses actrices parmi les plus connues en Iran, pour toute une série de raisons qui m’ont laissé abasourdi. Certaines trouvaient le rôle trop petit ou pas assez valorisant, d’autres ont eu peur du côté «roman à clé». Finalement, désespéré, je me suis tourné vers mon amie d’enfance Leila Hatami. Quand je l’ai appelée, elle était à New York, dans un taxi coincé dans un embouteillage. Je lui ai envoyé le scénario par mail, et elle l’a lu sur son téléphone pendant que le taxi essayait de rejoindre son hôtel. Dès qu’elle a eût fini, elle a appelé pour dire qu’elle jouerait le rôle, sans plus de question. On a réglé les détails sans intermédiaire et c’est ainsi que je me suis retrouvé avec la plus grande star du cinéma iranien.
Dans le film, avant vous-même, trois réalisateurs connus sont assassinés: Ebrahim Hatamikia, Hamid Nematollah et Rakhshan Bani-Etemad. Que représentent-ils dans le cinéma iranien, que signifient ces noms pour un public iranien?
Ebrahim Hatamikia est un serviteur du régime, c’est ainsi qu’il s’est lui-même récemment décrit en public. Il tourne des films de propagande d’État avec d’énormes budgets, qui ne récupèrent jamais leur investissement même s’il demeure populaire auprès d’une partie de la population. Hamid Nematollah est un cinéaste très intéressant, qui a déjà tourné quatre films mais reste un nouveau venu, encore à découvrir. Il a du succès auprès des jeunes cinéphiles iraniens, mais n’a pas encore attiré l’attention à l’étranger. Rakhshan-Bani Etemad est une cinéaste dont les films continuent de témoigner de l’engagement social de la génération précédente. Elle est une opposante qui tient ses engagements avec force et courage.
Donc, en regardant Pig, les spectateurs iraniens rient en entendant ces trois noms réunis dans la même phrase. Ils signifient que le tueur n’a pas un point de vue politique particulier, il hait l’art du cinéma en général. J’ai demandé leur accord aux trois réalisateurs avant d’utiliser leur nom, Nematollah est même venu au studio pour qu’on fasse des photos de sa tête ensanglantée, nous avons beaucoup ri.
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Plusieurs cinéastes iraniens sont sous le coup d’interdiction de filmer. Le personnage principal, Hasan, s’inspire-t-il plus spécialement d’un réalisateur en particulier?
J’ai essayé d’éviter de faire de Pig un film à clé, mais j’ai sans doute échoué puisque pour chaque personnage il y a des gens qui se sont sentis visés personnellement. Évidemment, j’ai emprunté des traits de caractère dans mon entourage, mais je n’avais nullement l’intention de me référer à des personnes existantes, je trouverais ça ennuyeux et sans imagination. Mais bien sûr, dès lors qu’on fait un film dans le milieu du cinéma, tout le monde croit voir des allusions, d’autant que la plupart des réalisateurs sont effectivement, comme Hasan, narcissiques, jaloux, égoïstes et pleins d’imagination.
Le film met en évidence au moins trois forces malfaisantes: le tueur fanatique, la police secrète et les réseaux sociaux. Pensez-vous que leur négativité se combinent, ou qu’elles appartiennent à des univers, voire à des époques différentes?
Les deux à la fois. Ces forces appartiennent à des mondes différents, mais elles se combinent et se renforcent mutuellement pour créer une atmosphère d’angoisse et de paranoïa. L’idée principale était de montrer que le malaise actuel dans la société n’a pas une source unique, mais est d’autant plus envahissant qu’il résulte de multiples facteurs.
Hasan, Annie (Parinaz Izadyar) et les envahissants réseaux sociaux. | Epicentre Films
Quelle est la place des réseaux sociaux en Iran? Diriez-vous que ce qu’en montre le film est particulier à ce pays, ou qu’il s’agit d’un phénomène pour l’essentiel identique partout dans le monde?
Les réseaux sociaux, partout dans le monde, fonctionnent sur le principe de l’absence: vous n’êtes pas en présence de la personne à qui vous parlez, vous ne l’avez même parfois jamais rencontrée, et pourtant vous échangez avec elle de manière immédiate et intime. Il n’y a pas de contexte clair à votre conversation, et il n’y a pas non plus de temps de réflexion entre les échanges. Comment un tel dispositif ne mènerait-il pas à une série de malentendus catastrophiques? À cet égard, Twitter et Instagram fonctionnent en Iran comme partout ailleurs. Snapchat n’y est pas aussi populaire que dans d’autres parties du monde, et nous n’avons pas de sites de rencontre, mais les Iraniens sont suffisamment ingénieux en ce qui concerne l’amour pour transformer en site de rencontre n’importe quelle application. Pour répondre d’un mot: c’est la même merde partout dans le monde.
Vous présentez les réseaux sociaux comme un pouvoir injuste et manipulateur, mais n’ont-ils pas aussi des effets bénéfiques? Par exemple comme moyens d’expression démocratique dans certaines circonstances?
En effet, des manifestations publiques, certaines très réjouissantes, ont été récemment organisées grâce aux réseaux sociaux. Mais pour l’essentiel, l’«expression démocratique» dont vous parlez est le fait d’armées de cyber-lyncheurs débiles qui s’attaquent à quiconque dit quelque chose de sage mais qui n’est pas à la mode. La démocratie est un concept politique, ça n’a rien à voir avec la possibilité de chacun de dire n’importe quoi à n’importe quel moment.
Le mot «pig», «porc», est perçu négativement dans de nombreux pays, mais il prend un sens particulier dans les pays musulmans. Dans quelle mesure le titre est-il spécialement provocant en Iran?
Il est extrêmement provocant. L’organisme de censure a essayé à plusieurs reprises de me faire changer de titre, mais j’ai répondu qu’un porc, un cochon, est simplement un animal, et qu’il n’y a rien de particulièrement négatif en lui. Certaines religions interdisent de manger du porc, mais manger de la chair humaine est aussi un péché, et ce ne serait pas une raison pour ne pas appeler un film «Humain». Bien sûr, je pensais aussi en choisissant ce titre aux inscriptions laissées lors des meurtres de Charles Manson, et aux signes tailladés sur les visages à l’époque.
Les rêves et les visions surnaturelles jouent un rôle important dans ce film, comme déjà dans Valley of Stars. C’est plutôt inhabituel dans le cinéma iranien, ou au moins la perception que nous en avons en Occident. Existe-t-il une tradition pour ce genre de fantastique?
Les films iraniens ont été très influencés par le néo-réalisme italien de De Sica et de Rossellini. Les réalisateurs iraniens les plus reconnus à l’étranger ne font pas usage du fantastique. C’est étrange parce que la tradition littéraire iranienne fourmille de rêves et de visions. Les textes mystiques d’Attar, la poésie de Saadi et de Hafez, et même les romans contemporains iraniens sont pleins d’éléments fantastiques, de fantômes et de génies. Donc oui, il y a une considérable tradition de fantasmagorie et d’hallucination dans la culture iranienne, mais pas dans son cinéma.
Entre grotesque et humour noir. | Epicentre Films
Une question similaire se pose à propos du comique, entre grotesque et humour noir.
La tradition iranienne privilégie les victimes, les héros meurent et les survivants sont marqués du signe de la culpabilité. De ce fait, l’ironie et particulièrement l’humour noir ont rarement droit de cité et sont généralement mal compris. Pourtant on trouve des trésors d’ironie dans les grandes œuvres de la culture iranienne, mais la culture contemporaine me paraît terriblement sèche et dépourvue d’humour. C’est plutôt inhabituel dans les sociétés soumises à des régimes autoritaires –je songe par exemple aux films tchèques de Milos Forman– alors qu’on sait combien l’humour peut être une arme puissante contre l’autocratie.
Quelle référence reconnaîtrait un spectateur iranien en entendant la chanson du tueur pendant qu’il s’apprête à tirer sur le personnage principal?
Les paroles de cette chanson, entièrement fabriquées par moi, évoquent d’antiques textes zoroastriens, alors que la musique renvoie à des hymnes chiites de la période de deuil. C’est une combinaison sinistre, qui fait du tueur à la fois un cinglé complet et une créature du passé, complètement rétrograde.
La mère de Hasan, qui perd un peu la tête –mais elle n'est pas la seule. | Epicentre Films
À qui appartient le fusil de la mère d’Hasan? Celle-ci parle turc, y a-t-il une raison particulière?
Elle prétend qu’il s’agit du fusil de Sattar Khan, un héros national, un des leaders de la révolution constitutionnelle de 1905, à certains égards le Che Guevara iranien. Mais elle perd la tête, il s’agit sans doute d’une invention. Je voulais qu’existe un lien unique entre la mère et le fils, et donc ils parlent une langue que les autres ne comprennent pas [mais qui est parlée par de nombreux Iraniens originaires du nord-ouest du pays, la région azérie].
Couper des têtes est une activité à laquelle des tueurs en série sont susceptibles de se livrer un peu partout. Néanmoins, ce geste prend un sens particulier en Iran, où sont omniprésentes les références au martyr de l’imam Hussein, décapité par ses ennemis lors du conflit qui a donné naissance au chiisme. La pratique de la décapitation renvoie aussi, à présent, aux actes largement diffusés perpétrés par le groupe État islamique. Dans quelle mesure ces références ont-elles un sens par rapport au film?
Pour moi, le plus intéressant dans l’acte de décapiter, strictement d’un point de vue visuel ou cinématographique, est que cela transforme les têtes en des balles qui peuvent rouler. Je voulais ouvrir le film avec l’image d’une tête roulant dans le caniveau. Cela aurait pu être extrêmement violent et assez drôle, mais j’ai changé d’avis parce qu’une tête qui roule est difficile à identifier, alors qu’il était nécessaire que les spectateurs la reconnaissent. Il fallait donc qu’elle s’arrête, ce qui a réclamé un plan compliqué à tourner. Voilà, ce sont les seules motivations qui m’intéressent, pas la peine de se référer à l’État Islamique ou à d’autres sources d’inspiration.
Le film a-t-il été distribué en Iran?
La censure peut recourir à des méthodes sophistiquées. Pig n’a pas été censuré au sens classique du mot, et n’a donc soulevé aucune polémique. Il est sorti dans une période complètement creuse, entre la fin du Ramadan et le début de la Coupe du monde de football. La paperasse bureaucratique et l’effondrement de la monnaie nous ont empêché de promouvoir le film, et les salles appartenant à l’État ne l’ont curieusement pas projeté le soir et les jours fériés. Donc il est passé plutôt inaperçu.
Une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film.
Pig
de Mani Haghighi, avec Hasan Majooni, Leila Hatami, Leyli Rashidi
Durée: 1h47
Sortie le 5 décembre 2018