Avertissement: cet article contient une image pouvant choquer.
«Qui es-tu, toi? Pourquoi tu nous filmes? Va-t-en!» Quel plaisir! Quel bonheur d’avoir d’emblée affaire à un film où la présence de la caméra au milieu des gens, dans leur vie de tous les jours, n’est pas dissimulée par des artifices.
Le réalisateur qui se fait ainsi apostropher, Hendrick Dusollier, sera peu à peu accueilli dans le quartier de Shibati, auquel il consacre un film qui aurait été autrement impossible. Jamais il ne fera comme si ses images et ses sons avaient été captés par quelque puissance surnaturelle, capable de s’introduire dans l’intérieur des maisons, dans l’intimité des couples, comme il est si fréquent.
Cette honnêteté élémentaire est une pierre de touche de la qualité du documentaire. J’ai pu récemment le vérifier à grande échelle.
Un concours de circonstance a en effet voulu que je me trouve successivement, en deux mois, juré de trois festivals documentaires, par ailleurs fort différents: l’exigeant DMZ en Corée du Sud, à l’immédiate proximité de la ligne de démarcation avec le Nord, le nouveau et courageux West Lake Documentary Festival à Hangzhou, dans le sud de la Chine, et le gigantesque IDFA, plus grande manifestation mondiale dédiée au genre, à Amsterdam.
Ce qui signifie avoir été en présence d’une grande quantité de films, en plus de ceux qui sortent dans les salles françaises et qui sont déjà incroyablement nombreux –de plus en plus chaque année (120 en 2017).
Stimulé par l’accessibilité des outils numériques comme par la possibilité de diffusions alternatives (les festivals, eux aussi en pleine expansion, les réseaux activistes, les «chaînes» en ligne, sur YouTube ou ailleurs), la production documentaire explose.
Un contrepoids à la manipulation en ligne
Le cinéma documentaire constitue aujourd'hui une réponse essentielle à la logorrhée d'images éclatées, sans sources identifiables, qui inondent nos écrans.
Dès lors qu'il respecte ses propres exigences (recherche d'une forme, éthique du tournage et du montage, temporalité longue consacrée à la recherche et à la réalisation), il est un terrain de résistance active aux manipulations en ligne de l'ère de la post-vérité –sous garantie bien sûr que ne s'y jouent pas également des effets de propagande ou de malhonnêteté.
Sans pouvoir prétendre à une popularité comparable à la puissance des réseaux sociaux ni à celle des blockbusters, le cinéma documentaire, définitivement minoritaire, bénéficie néanmoins d'un très large intérêt, dont attestent les innombrables projections en salles et manifestations qui lui sont consacrées et qui attirent un public nombreux.
On y trouve de très fécondes recherches dans le champ du langage cinématographique, parfois même en y associant l’animation, comme récemment avec Samouni Road et Le procès contre Mandela et les autres, ou des trucages oniriques offrant d’autres accès au réel, à l'image de Selfportrait: Sphinx at 47km de Zhang Men-qi, dédié à la population d’un village chinois et primé à DMZ.
Malheureusement, le genre connaît aussi son lot de captations paresseuses sur le modèle télévisuel, ou au contraire de vaines démonstrations de virtuosité et d'afféteries visuelles, où la réalité disparait.
La violence et l'intelligence
À suivre le programme de ces festivals, on ne s'étonne pas que beaucoup de ces films documentent la montée des extrêmes droites dans le monde, avec le recours massif à la manipulation des médias et aux fake news, en Israël, aux États-Unis ou en Hongrie.
C'est exemplairement le cas en Inde, où le terrifiant Reason d’Anand Patwardhan, Grand prix à IDFA, montre ce qu’il faut bien nommer l'essor d’un fascisme politico-religieux dans l'un des pays les plus peuplés du monde.
Lynchage en Inde aujourd'hui, image extraite de la bande-annonce de Reason | Capture écran via YouTube
Le cinéma documentaire témoigne aussi, de manière parfois approfondie et respectueuse des complexités, des conflits actuels –la guerre en Syrie notamment, y compris au péril de la vie des cinéastes.
Parmi les films récemment vus, Of Father and Sons, aux côté d’un jihadiste syrien et de ses fils, Still Recording de Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub, avec les combattants de l’Armée syrienne libre dans la Ghouta orientale, ou Aleppo Fall de Nizam Najjar, au cœur d’un quartier assiégé jusqu’à la dernière extrémité, constituent des tours de force où l’omniprésence de la violence et de la mort ne bloquent pas l’intelligence et la sensibilité.
Le père guerrier islamiste et ses fils élevés pour servir la cause, dans Of Father and Sons | IDFA
Guerres, épidémies de démagogie, racisme et autoritarisme identitaire se déploient sur les deux grands processus de la tragédie contemporaine que sont les migrations et le dérèglement climatique, également amplement accompagnés et réfléchis par les documentaires.
Mais ceux-ci peuvent aussi, et heureusement, s’intéresser à des sujets moins dramatiques ou à des cas individuels, voire s'essayer à l'invention d'autres regards, comme l'étonnant Los Reyes des Chiliens Iván Osnovikoff et Bettina Perut, tourné à hauteur de chien et également primé à IDFA.
Le syndrome de «l'œil de Dieu»
Mais dans tous les cas, un marqueur décisif de l’éthique de la réalisation et de la qualité du regard construit par le cinéaste tient à la prise en compte de sa propre présence, avec une caméra, là où il filme.
L'un des effets les plus pernicieux des pratiques d'images actuelle est ainsi le syndrome de «l'œil de Dieu», caméra omnivoyante et invisible par les personnes qu'elle filme, que les drones autant que les réseaux sociaux et les caméras sur téléphones portables ont rendu plus acceptables qu'autrefois.
On voit dès lors des scènes intimes qui font comme si la présence du dispositif de tournage ne les modifiaient pas, quand ce n'est pas des scènes soi-disant prises sur le vif, depuis des point de vue qui n'ont pu être que fabriqués. Un phénomène particulièrement embarrassant lorsqu'il s'agit de situations d'affrontement, où l'ennemi qui cogne ou qui tire aurait soudain gentiment laissé le caméraman venir occuper sa place pour un plan efficace en contre-champ.
Ce qui nous ramène, après ce long détour, à Shibati, dernier quartier ancien de la mégapole de Chongqing, en Chine centrale, promis à la destruction lorsqu’y débarque Hendrick Dusollier avec ses appareils de prise de vue.
Au cœur de la ville la plus peuplée de Chine
Parlant très peu chinois au milieu de gens ne parlant aucune autre langue (hormis le dialecte de Chongqing, ce qui n’arrange rien), il se fait peu à peu adopter par la population, explore les ruelles, partage les repas, se lie avec un gamin plein de verve, un coiffeur et sa mère, une vieille dame originale.
Sa manière de circuler dans le quartier, piloté par le gamin, d’écouter, même sans comprendre les mots, ce qui se dit dans le salon de coiffure en pleine rue, de visiter le taudis-décharge de la mamie, sont des merveilles d’attention et de sensibilité.
L'étonnante madame Xue, image extraite de la bande-annonce de Derniers Jours à Shibati | Capture écran via YouTube
Avec la vieille femme, sorte de Factrice Cheval du Sichuan –d’ailleurs, elle a un grand demi-cheval au milieu de son capharnaüm poétique–, cela va plus loin encore. Du côté d’une connivence étrange, dont la décidément fine madame Xue Lian donne l'une des vérités en disant: «Je ne suis jamais sorti de cette ville, mais avec ton film, je vais voyager en France.» Bienvenue en France, madame Xue.
Shibati, le dernier vieux quartier d’une ville monstre, est entouré de grands immeubles, de centres commerciaux. Deux monde à touche-touche. L’un va finir de manger l’autre.
Dusollier a fait ce qui devrait presque toujours être fait, et l’est si peu souvent: il est retourné au même endroit six mois plus tard. Les pelleteuses étaient entrées en action, les derniers habitants déménageaient de gré ou de force.
Les dragons destructeurs
Ces pelleteuses sont les personnages d’un très grand nombre de films, venus du monde entier. Un peu partout, elles éventrent les maisons, détruisent les camps de réfugiés, creusent les fondations des murs qui isolent les pays, ravagent les zones défendues par quiconque n’obtempère pas à l’ordre du marché et de la peur.
Elles sont des dragons devenus si communs, en Chine comme partout, que c’est à peine si l'on prend garde à leur violence de monstres. Hendricks Dusollier y prend garde.
Il est revenu encore six mois plus tard, il n’y avait plus personne: un champ de ruines. Il a retrouvé madame Xue, chez son fils –furieux de l’irruption du cinéaste–, dans l'une de ces tours qui poussent par centaines côte à côte, hideuses et sinistres.
Des centaines de tours identiques, image extraite de la bande-annonce de Derniers Jours à Shibati | Capture écran via YouTube
La famille du petit garçon, elle, découvre le métro flambant neuf, qui mène aux forêts d’immeubles tous pareils. Le gamin et son père visitent les yeux écarquillés un appartement tout blanc de plusieurs pièces, eux qui vivaient entassés dans une baraque sombre. C’est mieux? Sans doute. Mais la mère gagnait sa vie en vendant des pastèques sur un marché devenu hors d’atteinte.
Le réalisateur n’énonce aucun jugement d’ensemble, en un film très dense et vivant d'à peine une heure. Il laisse affleurer des éléments qui ne font pas une comptabilité, au trébuchet de ce qui se gagne et de ce qui se perd. Que chacun fasse son propre bilan. Dans la ville aux trente millions d’âmes, le dernier quartier ancien a disparu.
Les bouleversements ultra-rapides et violents du pays le plus peuplé du monde ont suscité un considérable travail documentaire, le plus souvent mené par des réalisateurs chinois –dont le très beau 24th Street de Pan Zhi-qi, grand prix du Festival de Hangzhou.
Singulier, à bonne distance, le regard d’un étranger, lorsqu’il sait se faire attentif et généreux, offre une perspective en partie différente, qui enrichit encore la compréhension de ce qui se joue là-bas à une échelle inouïe.
Derniers Jours à Shibashi
de Hendrick Dusollier
Durée: 59 minutes
Sortie le 28 novembre 2018