On aurait certes pu rêver d’un meilleur lancement ministériel. Invitée de l’aube du 27 novembre, sur France Inter, Agnès Buzyn avait un superbe scoop dans ses bagages solidaires et sanitaires. Malheureusement, bousculée par mille et une urgences quotidiennes politiciennes, la ministre a raté son effet: elle a tout simplement «oublié le nom de la marque» –celle du préservatif masculin lubrifié qui sera bientôt être remboursé par l’Assurance maladie.
Une marque qui jouira bientôt d’une forte publicité: EDEN, premier «dispositif médical» en latex remboursé par l’Assurance maladie. Un événement puisque jamais la Sécurité sociale, en charge du thérapeutique, n’avait été amenée à une telle prise en charge préventive. Et que depuis l’émergence de l’épidémie de sida, aucun gouvernement n’avait voulu évoquer la question du remboursement du préservatif masculin alors même que les autorités sanitaires ne cessaient d’inciter à son usage.
Dès le 10 décembre
La ministre des Solidarités et de la Santé ayant «oublié» le nom de la marque, la firme concernée assure la communication: «Majorelle, le 1er laboratoire citoyen». Cette entreprise a été créée en 2012 dans le sillage de l’affaire des pilules de troisième génération, avec le développement d’une nouvelle gamme de contraceptifs féminins. En 2014, elle commercialise la première pilule remboursée ne présentant pas de «sur-risque thromboembolique veineux». En 2015, Majorelle lance le «premier traitement de la dysfonction érectile sous forme de crème». Puis, en 2017, une campagne médiatique pour faire connaître son dispositif médical indiqué dans le traitement à domicile des fuites urinaires.
Et aujourd’hui, pleinement en phase avec le gouvernement et l’Assurance maladie, voici l'annonce du premier «préservatif remboursable sur prescription médicale». Et ce «pour apporter une réponse efficace à un enjeu majeur de santé publique: la prévention des infections sexuellement transmissibles» (infection à VIH/sida, hépatites virales B et C, syphilis, gonococcie, infections à chlamydia, etc.).
En pratique, à compter du 10 décembre 2018, EDEN fera l’objet d’une prise en charge par l’Assurance maladie. Cette prise en charge concernera les femmes comme les hommes. La délivrance, sous forme de boîtes de six, douze ou vingt-quatre préservatifs, s’effectuera en pharmacie sur présentation d’une prescription d’un médecin ou d’une sage-femme. Préservatif de qualité «premium», EDEN bénéficiera d’un taux de remboursement de 60% sur la base d’un prix de vente s’élevant à 1,30€ TTC la boîte de six (également disponible en taille XL), 2,60€ TTC la boîte de douze et 5,20€ TTC la boîte de vingt-quatre.
Le coût pour l’Assurance maladie
Reste à éclairer les coulisses politico-économiques de cette décision. La firme explique s’être, dans un premier temps, adressée à la Haute autorité de santé (HAS). Son dossier avait alors été instruit par la Commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS). On apprend, dans l’avis rendu le 12 juin dernier par cette commission, que les préservatifs en question sont fabriqués par Okamoto Rubber Products Co., Ltd. (Thaïlande); et que deux modèles sont proposés: EDEN, préservatifs lubrifiés (taille classique) et EDEN XL, préservatifs lubrifiés (taille XL).
«Indications retenues: dans la population générale âgée de plus de 15 ans, prévention des huit infections sexuellement transmissibles suivantes:
– Virus de l’immunodéficience humaine (VIH);
– Virus de l’Herpes simplex (HSV-2);
– Papillomavirus (HPV);
– Hépatite B;
– Syphilis;
– Chlamydia;
– Gonorrhée;
– Trichomonas.»
Pour les experts de la CNEDiMTS, le service attendu est qualifié de «suffisant» du fait de l’intérêt en termes de prévention des IST et «compte tenu de l’efficacité des préservatifs, utilisés de manière correcte et systématique, dans le cadre d’une stratégie globale de prévention».
On peut aussi trouver dans le communiqué ces éléments chiffrés de contextualisation:
IMPACT
EDEN répond à un besoin couvert par l’ensemble des préservatifs masculins disponibles par divers canaux de distribution commerciale (de l’ordre de 110 millions d’unités par an) ou faisant l’objet de programmes de mise à disposition à titre gratuit (environ 6 millions d’unités). Les interventions visant à améliorer la disponibilité et l’accessibilité des préservatifs font partie des stratégies considérées comme efficaces pour améliorer la prévention des IST. Selon les deux enquêtes fournies par le demandeur, le prix serait un obstacle à l’utilisation apprécié différemment selon les populations interrogées: 11% dans l’enquête LGBT et jusqu’à 38% dans une enquête menée en Polynésie Française. Toutefois, aucune étude permettant de conclure sur l‘impact en santé publique d’une prise en charge par la collectivité n’est disponible.
POPULATION CIBLE
Les données disponibles pour estimer la population cible des préservatifs sont extrêmement limitées, notamment dans l’indication de prévention des IST. Plus de 100 millions d’unités sont vendues ou distribuées chaque année en France, mais le nombre d’utilisateurs, ainsi que la finalité de l’usage (contraception ou prévention des IST), ne peuvent en être déduits. La population des 15-75 ans, retenue comme étant susceptible d’être sexuellement active, représente 50 millions de personnes, toutes n’étant pas concernées par la prévention des IST. Aucune donnée ne permet d’estimer la proportion à risque d’exposition. [...]
Concernant l’utilisation des préservatifs par les homosexuels masculins, le demandeur [Majorelle] estime à 232.000 le nombre de couples concernés entre 15 et 49 ans, et fait l’hypothèse d’un taux d’utilisation du préservatif comparable à celle observée dans les couples hétérosexuels (soit de l’ordre de 40.000 couples). La population cible ne peut être estimée, les données disponibles ne permettant pas d’estimer le nombre de personnes utilisant des préservatifs spécifiquement pour la prévention des IST. De l’ordre de 2 millions de couples hétérosexuels et homosexuels seraient des utilisateurs déclarés de préservatifs, en tant que moyen de contraception et/ou comme moyen de prévention des IST.
Dès le 25 juin, la HAS donnait son feu vert à la commercialisation tout en faisant observer que les préservatifs EDEN ne présentaient pas, en eux-mêmes, d’avantages préventifs spécifiques. Suivirent alors des tractations entre Majorelle et le Comité économique des produits de santé (CEPS) –tractations comme toujours secrètes pour s’entendre sur le prix et, corollaire, le coût à supporter par l’Assurance maladie. Et cinq mois plus tard, on apprend qu’un accord a finalement été trouvé.
«Compte tenu des cas de transmission qui seront évités avec le préservatif remboursable, et du coût actuel de prise en charge des IST qui s’élève à 2 milliards d’euros dont 1,6 pour le seul VIH (11.000 euros par an pour un patient atteint du VIH), le remboursement du préservatif EDEN par l’Assurance maladie permettra de réaliser d’importantes économies dans les prochaines années», assure le Laboratoire Majorelle. Pour sa part, la HAS aimerait que des données «permettant de mesurer l’impact sur la santé publique de la prise en charge par l’Assurance maladie des préservatifs» soient disponibles lors du renouvellement de la demande de remboursement. Rien, malheureusement, ne semble prévu sur ce sujet.
Dernier outil de la palette préventive à être pris en charge
Rédiger une ordonnance pour des préservatifs? Certains médecins s’interrogent. Ils s’étonnent aussi de la complexité du dispositif: il faudra une consultation médicale (prise en charge par l’Assurance maladie) pour pouvoir bénéficier de préservatifs (également pris en charge) délivrés par des pharmaciens d’officine…. À dire vrai, on butte ici sur l’une des ambiguïtés du système de protection sociale français confronté à la recrudescence des IST en général, et des infections par le VIH en particulier.
La feuille de route 2018-2020 de la stratégie nationale de santé sexuelle prévoit «d’améliorer le parcours de santé en matière d’infections sexuellement transmissibles». «À quelques jours de la journée mondiale de lutte contre le sida, il est important de rappeler notre palette de prévention contre cette infection», souligne ce 27 novembre Agnès Buzyn. Et la ministre de citer: le dépistage, le traitement du VIH comme prévention (une charge virale indétectable signifie l’absence de risque de transmission), la prophylaxie pré-exposition (PrEP) par toutes les personnes concernées, le traitement post-exposition (TPE), et le préservatif qui reste l’outil de base de la prévention.
Or, dans cette palette préventive, seul le préservatif n’était pas jusqu’à présent pris en charge par l’Assurance maladie. Un préservatif également utilisé comme méthode contraceptive par un nombre nullement négligeable de couples hétérosexuels –et ce alors que toutes les autres méthodes contraceptives (ou presque) sont remboursées par la collectivité.
De ce point de vue, et même si rien ne permet de prévoir le nombre de personnes qui seront concernées à l’avenir, le remboursement d’EDEN constitue bel et bien un événement historique.