Vous avez pu la voir dans les rayons des magasins E.Leclerc, Welcom' et Cora, ou sur Amazon. Depuis juin, une nouvelle marque de téléphones portables a fait son apparition en France. Elle s'appelle Condor et, contre toute attente, elle n'est ni chinoise ni française, mais algérienne.
L'entreprise vise 500.000 ventes en 2019. Son arrivée en France est la dernière étape d'un spectaculaire essor, l'histoire d'une petite entreprise devenue un groupe présent dans seize pays et réalisant un milliard de dollars [soit 880 millions d'euros] de chiffre d'affaires. Une réussite qui comporte aussi des zones d'ombre.
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Saga familiale
Le succès de Condor est avant tout celui d'une famille, les Benhamadi. Tout commence en avril 1954 dans la bourgade de Ras El Oued, à 250 kilomètres au sud-est de la capitale Alger. C'est là que Mohamed Tahar Benhamadi, patriarche et fondateur du groupe, ouvre une épicerie, avant de se lancer dans le transport de marchandises et de matériaux de construction.
Malgré la guerre d'indépendance et l'adoption d'un régime socialiste après 1962, son petit commerce prospère. Dans les années 1980, il crée une unité de fabrication de carrelage puis lance la première briqueterie privée du pays, qui ne démarrera ses activités qu'en 1997, vers la fin de la «décennie noire», période de guerre civile qui a fait entre 60.000 et 150.000 victimes.
Au sortir de cette époque sombre, les autorités libéralisent le commerce extérieur pour relancer l'économie. En parallèle, le peuple algérien voit son pouvoir d'achat augmenter; on cherche alors à équiper son foyer.
Profitant de ce nouveau contexte, l'un des sept fils de Mohamed, Abderrahmane, qui a rejoint l'entreprise après des études à Sétif et en Angleterre, importe des récepteurs satellite qu'il revend. C'est un carton. Il passe alors aux téléviseurs et autres appareils électroménagers. Mais les droits de douane sur les produits finis sont plus importants que sur les pièces détachées. Qu'à cela ne tienne, les Benhamadi achètent un terrain de 2.000 m2 en périphérie de la ville la plus proche, Bordj Bou Arreridj, et y installent une usine où sont assemblés les téléviseurs à partir de pièces importées.
Le début des années 2000 est un tournant. Pour répondre à la demande, la famille investit dans une usine de montage performante, livrée clé en main par des partenaires chinois –dont elle ne souhaite pas révéler l'identité.
Après les téléviseurs, ce sont les climatiseurs, réfrigérateurs, congélateurs, cuisinières, machines à laver, chauffages domestiques... Les unités de fabrication se multiplient, tout comme les activités connexes: usine d'emballage, transport routier pour les livraisons, service après vente. Un écosystème industriel voit le jour à Bordj Bou Arreridj, qui génère embauches et dynamisme économique dans cette région agricole, alors que les produits Benhamadi inondent le marché algérien.
Premier smartphone made in Algeria
La marque Condor naît avec la constitution de la société Condor Electronics, destinée à regrouper toutes les activités. «C’est venu comme ça. Sans doute à cause de la reprise de la chanson “El Condor Pasa”, par Simon and Garfunkel, que j’avais dans la tête à ce moment-là!», raconte Abderrahmane Benhamadi à Jeune Afrique en 2016.
Après l'informatique avec les ordinateurs et les tablettes à partir de 2006, Condor se lance un nouveau défi: les téléphones portables. Conservant sa stratégie habituelle, il commence par importer et commercialiser des produits finis, avant de passer à l'assemblage à partir de pièces détachées, au départ entièrement venues de l'étranger puis en partie fabriquées sur place –les taux d'intégration varient de 25% à 85% en fonction des produits.
En 2013, il présente le C1, le premier smartphone made in Algeria, quelques mois seulement après le lancement du premier smartphone africain par le Congolais Vérone Mankou.
Omniprésent en Algérie, Condor étend ses activités dans le monde arabe, en Tunisie et en Jordanie notamment, puis en Afrique subsaharienne, entre autres au Mali et en Mauritanie. Actif dans l'immobilier, l'hôtellerie et l'agroalimentaire, le groupe investit dans le solaire, les médicaments et l'automobile, à travers un partenariat avec Peugeot devant donner naissance à une usine dans la région d'Oran. Il reprend également la marque d'électroménager italienne Nardi, puis rachète au verrier français Verallia (appartenant à Saint-Gobain) sa filiale locale Alver.
En janvier 2018, Abderrahmane Benhamadi fait partie des 140 patronnes et patrons reçus par Emmanuel Macron à Versailles dans le cadre d'un «sommet de l'attractivité». En juin, son groupe, qui emploie 15.000 personnes, part à la conquête du marché français. Alors que ses exportations devraient représenter 40 à 50 millions de dollars [soit 35 à 44 millions d'euros] en 2018, il vise les 500 millions de dollars [440 millions d'euros] d'ici 2022.
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Prix de transfert et appui politique
Serait-ce trop beau pour être vrai? C'est ce qu'affirme le journaliste d'investigation algérien Lyas Hallas, qui s'est procuré les comptes 2016 du groupe –qui n'a pas d'obligation de publication, puisqu'il n'est pas coté.
Il explique que Condor doit une grande partie de ses recettes non pas au produit de ses ventes mais à la pratique des prix de transfert, une technique classique d'optimisation fiscale. Grand importateur, le groupe fait transiter ses achats par un réseau de sociétés domiciliées à l'étranger, dont certaines dans des paradis fiscaux (Hong-Kong et Îles Samoa), ce qui lui permet d'empocher un maximum de bénéfices sans les déclarer en Algérie.
«Condor profite aussi de l'existence d'un double taux de change du dinar, l'officiel et celui de la rue, pour réaliser des plus-values sur les devises lors de ses transactions», ajoute Lyas Hallas.
Le site Mondafrique est parvenu aux mêmes conclusions, révélant l'utilisation d'une société écran au Luxembourg dès 2001 et qualifiant le patron de Condor d'«as de l'optimisation fiscale». Interrogé sur le sujet, le responsable de la communication de Condor, Adel Hadji, n'a pas souhaité s'exprimer.
Pour nombre d'observateurs, Condor doit également sa réussite à ses bonnes relations avec le pouvoir. «En Algérie, on ne peut pas faire d'affaires sans appui politique. Aucun groupe d'envergure n'échappe à cette règle», résume l'enquêteur Lyas Hallas, qui donne l'exemple de facilités d'accès au crédit ou d'exemptions fiscales.
La famille Benhamadi a toujours su utiliser la politique pour défendre ses intérêts. Ancien poids lourd du Front de libération nationale (FLN), le parti du président Abdelaziz Bouteflika, l’aîné de la fratrie, Moussa, a été ministre de la Poste et des Technologies de l’information et de la communication entre 2010 et 2013. Son frère Smail est lui député du Rassemblement national démocratique (RND), l'allié du FLN. Quant à un autre frère, Hocine, il est le représentant de la région de Bordj Bou Arreridj au Forum des chefs d’entreprises (FCE), la principale organisation patronale du pays, proche du pouvoir.
«La législation algérienne n’a imposé aux entreprises de déclarer leur politique de prix de transfert qu'il y a une année et demie, à la faveur de la loi de finances pour 2017», souligne Lyas Hallas. Cette situation a permis à Condor, créateur de la «Silicon Valley de l'Algérie» et véritable fierté nationale, de maintenir le flou sur sa gouvernance.
Exclusivement détenu et dirigé par les sept fils du fondateur Mohamed Tahar, décédé début novembre 2018, le groupe cultive un modèle familial traditionnel fondé sur la discrétion. Cette pratique écorne l'image de modernité qu'il affiche, mettant en avant la qualité de ses téléphones, sa capacité d'innovation via son design lab récemment installé à Paris et la promesse d'un nouveau modèle phare, qui sera dévoilé lors du Mobile World Congress de Barcelone en février 2019. Reste à savoir si Condor réussira à résoudre cette contradiction apparente.