Égalités / Monde

Au Canada, des Métis qui dérangent

Temps de lecture : 7 min

Dans les provinces de l'Est du Canada, des groupes se réclamant d'une culture hybride européenne et indigène exigent des droits similaires à ceux des Premières Nations.

Benoît Lavoie, grand chef de la Nation métisse autochtone Gaspésie, Bas-Saint-Laurent et Îles de la Madeleine | Rémy Bourdillon
Benoît Lavoie, grand chef de la Nation métisse autochtone Gaspésie, Bas-Saint-Laurent et Îles de la Madeleine | Rémy Bourdillon

Six heures du matin dans un restaurant de New Richmond, dans la lointaine péninsule québécoise de la Gaspésie. Parmi les travailleurs attablés autour d'un café et d'une assiette deux œufs-bacon se trouve le grand chef d'une nation qui n'a aucune reconnaissance officielle.

Benoît Lavoie, 60 ans, règne sur une communauté de 20.000 membres déclarant être le résultat de l'hybridation de deux mondes: la Nation métisse autochtone Gaspésie, Bas-Saint-Laurent et Îles de la Madeleine, du nom de trois régions bordant le Saint-Laurent.

L'homme semble tout ce qu'il y a de plus nord-américain: grand gaillard au teint clair, cet ancien policier vit dans une maison confortable du village voisin de Maria, dans la cour de laquelle trônent deux pick-ups et un bateau. Mais ça, ce sont les apparences: «J'ai toujours su que j'étais un Autochtone, affirme-t-il. La forêt coule dans mes veines.»

Un héritage que sa famille a jalousement gardé après que son grand-père a refusé d'aller vivre dans une réserve, selon ses dires: «La religion catholique nous disait que si nous étions de bons chrétiens, nous irions au paradis. Mon père se cachait des curés; ma mère, qui est aussi métisse, a été endoctrinée. À l'école, j'étais dans un monde de Blancs, mais à la maison, j'avais mon monde autochtone.»

Identification en recrudescence

Aujourd'hui, la nation métisse qu'il dirige avance à visage découvert: elle entend faire reconnaître des «droits ancestraux» semblables à ceux dont bénéficient les Premières Nations. Pour ce faire, quelques membres ont chassé et pêché illégalement, en toute connaissance de cause, dans le but d'être accusés et de prouver leur «indianité» devant les tribunaux –sans succès pour l'instant, mais le grand chef entend interjeter appel dans deux affaires.

Pour lui, il s'agit d'un premier pas vers quelque chose de beaucoup plus grand: «On réclame notre territoire et on va l'avoir, martèle-t-il d'un ton messianique. Et on le gérera avec les Premières Nations. Je vous le jure: un jour, le Québec, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse vont disparaître!»

Marginal, Benoît Lavoie? Pas du tout: de plus en plus de personnes s'auto-identifient comme métisses dans l'Est du Canada –69.000 au Québec d'après le recensement de 2016 (les Premières Nations et les Inuits ne sont que 100.000), soit une augmentation de 149% depuis 2006. La hausse est de 140% au Nouveau-Brunswick et de 205% en Nouvelle-Écosse, pour un total de 33.500 personnes revendiquant un héritage mixte indigène et acadien (francophone) ou britannique. Conséquemment, des dizaines d'organisations métisses ont vu le jour.

Carte d'appartenance à la Nation métisse de Benoît Lavoie | Rémy Bourdillon

La Constitution canadienne reconnaît que les Métis sont des Autochtones, aux côtés des Inuits et des Premières Nations –le terme «Amérindien», jugé dénigrant, n'est plus guère utilisé. Théoriquement, ce peuple peut donc négocier des droits avec le gouvernement. Mais le sens du mot «Métis» est mal défini et sujet à controverse: il renvoie généralement à une nation bien précise, dont le personnage historique majeur est Louis Riel (1844-1885) et qui s'est formée dans les prairies de l'Ouest canadien après des mariages entre colons (français et anglais) et femmes autochtones.

Surtout présente au Manitoba et en Saskatchewan, cette communauté possède une histoire commune, une langue (le métchif) et une institution représentative, le Ralliement national des Métis. Ce dernier ne reconnaît pas les «Métis de l'Est», qui n'auraient pas atteint une telle maturité historique, mais seraient plutôt des individus sans passé commun et assimilés par la culture dominante. Bref, des personnes métissées certes, mais pas des Métis.

Accusations d'opportunisme

En 2003, la Cour suprême canadienne rend une décision importante: deux frères de l'Ontario, les Powley, qui avaient chassé l'orignal sans permis, se voient reconnaître un droit de chasse ancestral de par leur qualité de Métis. Le jugement fixe pour la première fois des critères définissant cette identité: il faut se considérer comme tel, entretenir des liens avec une communauté historique et être accepté par une communauté métisse contemporaine.

À la manière de la nation de Benoît Lavoie, des membres de plusieurs groupes se mettent alors à commettre des actes réservés aux Autochtones, dans l'espoir de prouver aux tribunaux qu'ils sont Métis –aucun n'a eu gain de cause jusqu'à présent.

Les accusations d'opportunisme ne tardent pas à se faire entendre: voilà que, depuis l'arrêt Powley, tout le monde se retrouve un ancêtre d'avant Jacques Cartier pour pouvoir chasser quand bon lui semble! «Mais c'est parce qu'on ignorait nos droits, plaide M. Lavoie, sinon on les aurait revendiqués bien avant.»

«Pour plusieurs, cela va plus loin que de simples droits de pêche, de trappage ou de territoire: il s'agit d'une recherche de reconnaissance identitaire.»

Sébastien Malette, professeur de droit et Métis

La presse canadienne a fait état de plusieurs personnes mettant en avant leur identité pour obtenir certains avantages, comme l'accès à des soins dentaires gratuits. Une chef métisse de la Nouvelle-Écosse encourage notamment ses membres à montrer partout la carte de sa nation autoproclamée (sans aucune valeur officielle), dans le but de ne pas payer de taxes –un privilège réservé aux Premières Nations. «Des profiteurs, il y en a partout», soupire le chef Lavoie, qui n'exclut pas qu'il puisse y en avoir parmi les siens.

Sébastien Malette, un professeur de droit à l'Université Carleton à Ottawa défendant une définition inclusive de l'identité métisse (qu'il revendique pour lui-même), préfère parler de «placement stratégique», soit se positionner sur certaines causes pour faire reconnaître des droits. «Pour plusieurs, cela va plus loin que de simples droits de pêche, de trappage ou de territoire: il s'agit d'une recherche de reconnaissance identitaire. Le cas Powley donne un ultimatum: il faut démontrer la culture ou disparaître.»

Inquiétude des Premières Nations

Les Premières Nations, éternelles oubliées des grands espaces canadiens, sont quant à elles sceptiques. Elles font face à un sous-financement chronique de la part du gouvernement, qui serait aggravé s'il fallait le partager avec de nouveaux groupes n'ayant jamais vécu la misère régnant sur certaines réserves.

Le chef héréditaire du grand conseil micmac de la Gaspésie, Gary Metallic, se dit «inquiet» des revendications métisses. «Nous croyons en la nature protectrice, or ces gens n'ont pas la même connexion au territoire et aux ressources. S'ils obtiennent ce qu'ils veulent, cela représentera un accroissement important du nombre de personnes reconnues comme autochtones», alors que les Micmacs ne sont que 6.000 au Québec. «Cela peut être un problème lorsque nous voudrons nous opposer à des projets d'exploration gazière ou pétrolière, par exemple.»

«Si le territoire est réclamé par plus d'un groupe, cela n'aide pas notre cause», abonde le chef de l'Assemblée des Premières nations Québec-Labrador, Ghislain Picard. En Nouvelle-Écosse, la riposte a commencé: l'assemblée des chefs micmacs de cette province a signé un accord avec le Ralliement national des Métis affirmant que les peuples métis de l'Ouest canadien sont les seuls légitimes, et que seuls les Micmacs peuvent décider qui est des leurs.

Celui qui a les mots les plus durs est peut-être Darryl Leroux, professeur de sociologie à l'Université St Mary's à Halifax, qui voit dans ces revendications une «chimère». Dans le quotidien montréalais Le Devoir, il affirme que «le phénomène d'auto-autochtonisation, au Québec, s'enracine dans un discours qui vise plutôt à contrer les souverainetés des Premiers Peuples et à affaiblir leurs revendications politiques et territoriales».

Il prend justement comme exemple la Nation métisse de la Gaspésie: elle s'est formée après que des Micmacs aient signé une entente territoriale avec le gouvernement provincial pour mettre en place une pourvoirie, c'est-à-dire un lieu dédié à l'accueil des touristes fanatiques de chasse et de pêche. Le but des Métis était de bloquer un tel projet, et par ricochet l'émancipation des communautés voisines.

Furieux à l'évocation de ces allégations, Benoît Lavoie préfère parler d'un «litige» avec les Micmacs: «Nous partageons le territoire, donc personne ne doit se l'approprier, c'est aussi simple que ça.» Il affirme entretenir de bonnes relations avec les Premières Nations –il dit même y avoir des soutiens– et ne souhaite nullement les priver de leurs droits. Il aimerait abolir les réserves, ces «ghettos» créés par le gouvernement «pour nous détruire culturellement».

Culture à justifier

Sébastien Malette voit dans les accusations visant les Métis de l'Est des procès d'intention: «Ce qu'il faut faire, c'est ouvrir les archives et faire des recherches ethnologiques sérieuses [pour prouver notre existence], et non tomber dans les psychologismes.»

Ce n'est pas chose aisée: «En exigeant une continuité historique et une communauté contemporaine, l'arrêt Powley amène une certaine réification. Car les gens qui s'opposent adoptent souvent la lunette de rechercher une quelconque “réserve” métisse.»

«J'ai fait le tour de la France, et je n'ai jamais rencontré un seul Français qui m'a dit pourquoi il était français!»

Benoît Lavoie, grand chef de la Nation métisse autochtone Gaspésie, Bas-Saint-Laurent et Îles de la Madeleine

Les Métis de la Gaspésie travaillent à la construction de cette communauté, et disposent maintenant d'un lieu de culte. Une personne est embauchée à temps plein pour vérifier la généalogie des membres. Mais le grand chef soutient que cela n'est pas suffisant pour être Métis: il faut le sentir au plus profond de soi-même, et démontrer sa culture. Comment peut-il la vérifier? «C'est facile, parce que nous on vit dedans et on la connaît.»

Depuis sa cabane de chasse des monts Chic-Chocs, où il nous emmène après le restaurant, Benoît Lavoie tente de définir ladite culture: un goût pour la liberté, des principes de partage, d'entraide et de communauté. On lui fait remarquer que bien des peuples pourraient se réclamer des mêmes valeurs, mais les questions sur le sujet l'énervent: «On a toujours le fardeau de démontrer notre culture. J'ai fait le tour de la France, et je n'ai jamais rencontré un seul Français qui m'a dit pourquoi il était français!»

Silence sur la forêt, mais c'est peine perdue: le chevreuil ne viendra pas aujourd'hui. Ce n'est pas grave, dit-il: «Lorsque j'ai à tuer un chevreuil, il vient à moi. C'est comme ça qu'on pense, dans notre culture.»

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