C’est un fantasme commun, un jeu populaire. «Et toi, si tu pouvais organiser un dîner avec n’importe quelle personnalité vivante ou morte, tu choisirais qui?» Il y a celles qui se donnent de grands airs en citant Gandhi ou Jésus. Et il y a ceux qui, comme Christophe Honoré, composent leur liste d'invités en allant chercher du côté des artistes dont les oeuvres ont été formatrices pour eux. Ces idoles, il les a conviées sur scène, les ressuscitant le temps d'un spectacle. Le jeu est devenu réalité.
Si j’ai tant d’empathie pour l’oeuvre de Christophe Honoré, c’est que j’ai connu la renaissance par la culture. À 20 ans, je suis «montée à Paris» et je me suis trouvée. Je suis devenue une autre personne, celle que j’étais vraiment au fond de moi. Mais j'appartiens à une autre génération que Christophe Honoré: si mes idoles ont (mal) vieilli, les siennes sont mortes du sida. Une partie d'entre elles en a imprégné ses oeuvres, quand les autres ont préféré cacher leur maladie ou ont en tous cas fait le choix de ne pas l'évoquer dans le cadre de leur travail.
L'après
C’est un ensemble d'après que Christophe Honoré offre en faisant remonter six de ses idoles sur scène. L’après eux, mais aussi l’après sida. La maladie est toujours là, mais elle est tapie dans l’ombre. Elle est moins vue comme une menace que comme une présence, quotidienne et permanente. Les jeunes la prennent presque par-dessus la jambe. Les autres aussi, d'ailleurs.
Comme si la résilience avant fait son travail, des artistes présentent actuellement des oeuvres fortes sur l’arrivée du sida. De 120 Battements par minute de Robin Campillo à Plaire aimer et courir vite d'un certain Christophe Honoré, on se replonge dans ces années sombres, des années 1980 aux années 1990.
Avec une infinie générosité, Honoré nous fait découvrir ou redécouvrir ces six artistes, comme il les avait fantasmés dans sa jeunesse. Et l'on plonge pendant deux heures trente dans les univers et les vies de Hervé Guibert, Cyril Collard, Bernard-Marie Koltès, Jacques Demy, Serge Daney, Jean-Luc Lagarce. Ils sont là, face à nous, en chair et en os, conscients d'avoir été tués par le sida mais s'offrant une deuxième vie sur scène. Fantômes de luxe. À travers eux, je me suis plongée dans la jeunesse et la genèse de Christophe Honoré. Celle d’un jeune homme homosexuel de province, qui a trouvé sa voie dans l’image et les mots.
Malmener ses idoles
Dans Les Idoles, on retrouve beaucoup des thématiques chères à Honoré. La peur de vieillir, de mal vieillir, celle de la dispersion de la maladie au-delà du malade (rappelez-vous la souffrance et la fin tragique du personnage de Chiara Mastroianni dans Les bien-aimés), le sexe, le coming-out. Encore une fois, vient se poser aussi la question de la responsabilité. Honoré malmène ses idoles, les traite comme des proches à qui on n'épargne aucune question. Jacques Demy est donc sommé de s’expliquer sur son choix de cacher sa maladie et même son homosexualité, Cyril Collard est appelé à s’exprimer sur les accusations de contamination, Koltès est moqué pour son outrancière mélancolie sombre.
«Les Idoles» de Christophe Honoré | Jean-Louis Fernandez
À travers leurs propres mots et ceux que Christophe Honoré met dans leurs bouches, la fragilité tendre de leurs gestes, l’impérieux désir de vie qui se dégage de leurs gesticulations, je suis tombée amoureuse. J'ai aimé ces six-là, comme il les a aimés. Avec leurs défauts, leurs parcours loin d’être exemplaires. Ils m’ont donné envie de vivre, comme le fantôme du Noël présent de Dickens. C’étaient des beaux fantômes. De ceux qu’on ne veut jamais quitter.
En un sens, si Les idoles propose une «danse de l’après» (expression employée par Honoré dans sa note d'intention), elle invite aussi à faire continuer à vivre les auteurs à travers leurs oeuvres. Elle presse à la découverte, à la noyade sensuelle dans les mots, au fantasme de lecteur/lectrice et de spectateur/spectatrice. Elle pousse à se laisser toucher.
Avec Les Idoles, comme dans son Livre pour enfants, Christophe Honoré partage son amour de l’art. Sans snobisme aucun. Le name dropping auquel il s'adonne dans la pièce n'est pas là pour nous écraser, mais bien pour nous rapprocher. Les auteurs, les cinéastes, leurs oeuvres même, ne sont pas si éloignées de nous. C’est à une appropriation qu’invite Christophe Honoré. Les oeuvres sont des compagnes. Les artistes ne sont rien de plus que des hommes et des femmes. Le fait que Guibert et Demy soient incarnés par des femmes (Marina Foïs et Marlène Saldana) participe d'ailleurs à l'idée de la mixité et de la personnification des oeuvres.
Des corps et des crêpes
Sur scène, si les oeuvres sont évoquées, doucement caressées, Hervé Guibert, Cyril Collard, Bernard-Marie Koltès, Jacques Demy, Serge Daney et Jean-Luc Lagarce sont bien des corps. Ils pleurent, ils dansent, ils chient, ils fument, ils reçoivent du plaisir, ils ont peur aussi. Le fantasme et les fantômes ne sont pas désincarnés. Demy fait des crêpes en body en dentelle pendant que Daney et Koltès rejouent La Fièvre du samedi soir. C’est avec une grande liberté que Christophe Honoré leur a redonné vie. Parce qu’il a moins redonné vie à ce qu’ils étaient qu’à l’image qu’il s’était fait d’eux à l’époque et après.
J’ai eu envie de découvrir ces idoles, d’être jeune à nouveau malgré la menace de mort et de maladie. Mais la vérité, c’est que j’ai aussi eu terriblement envie de connaître un peu plus Christophe Honoré. Au moment du lever de rideau, sur un double écran de télévision installé en haut d’un poteau, défilent les mots «Ce que tu aimes bien est ton véritable héritage». Le voilà, l’héritage d’Honoré.