Peut-on tout dire de son métier et de sa vie professionnelle? Peut-on critiquer publiquement son employeur? Et qu’en est-il si ce dernier n'est autre que l’Éducation nationale et que vous appartenez aux quelque 881.400 profs qui la composent? Pour suivre beaucoup de comptes d’enseignantes et enseignants sur les réseaux sociaux, je constate qu’ils sont nombreux à ne pas s’en priver. Certains parlent des élèves, parfois pour les juger et en dire du mal –ce qui peut interroger sur leur manque de bienveillance– mais la plupart s’en prennent plutôt à leur hiérarchie ou carrément à l’institution qui les emploie.
C’est ce qu’on a pu remarquer avec la diffusion massive du hashtag #Pasdevague après le fait divers qui a secoué l’école le 21 octobre dernier: un élève avait pointé une arme factice sur une professeure. La scène, filmée par un autre élève, a été diffusée sur les réseaux sociaux et a secoué l’opinion publique. Rapidement, massivement et sous la formule commune du mot-clé #Pasdevague, des personnels enseignants ont exprimé leur colère, se sont plaints, ont fait le constat amer du manque d’écoute et de soutien dans leur établissement.
Ils ont parfois dit du mal des élèves et finalement, on a vite compris que dans ces témoignages disparates, tout le monde n'exprimait pas la même chose. En particulier concernant le regard porté sur les élèves: certains profs étaient dans la déploration, d’autres dans la colère, d’autres encore dans la compréhension.
L'école se doit d'être transparente
On n’avait jamais entendu autant le corps enseignant et peut-être ne l'avait-on jamais autant écouté. Parfois, des manifestations virtuelles bénéficient de plus d'écho et d'engagement que des manifestations «dans la vraie vie» –celle du lundi 12 novembre, avec des revendications beaucoup plus claires comme la contestation des suppressions de postes dans le secondaire alors que les effectifs d’élèves sont en augmentation, a faiblement mobilisé.
Et voici que sur Twitter, une enseignante divulgue des conseils donnés aux profs en formation, en l'occurrence sur l’e-réputation. Les tweets et échanges qu’ils ont déclenchés sont particulièrement intéressants:
Aujourd'hui, formation sur la "e-reputation" à l'ESPE.
— Tschüssi Tschüss (@Tschussi_) 13 novembre 2018
Nous avons lu des blogs et tweets de profs qui évoquent les conditions difficiles du métier. Puis, nous avons dû chercher les textes qui indiquent que les profs n'ont pas le droit de s'exprimer sur ces sujets sur le net.
Interdiction d'émettre publiquement la moindre critique/plainte au sujet de notre métier.
— Tschüssi Tschüss (@Tschussi_) 13 novembre 2018
Donc, toujours #Pasdevague
On ne peut que se réjouir que le corps enseignant et ses syndicats s'expriment publiquement, qu'ils portent la contradiction au ministère. Cela s'est toujours fait et engendre des débats qui permettent à chacun et chacune de se faire sa propre opinion. Car ces sujets concernent les profs, mais aussi les élèves, nos enfants! Il est donc très important de savoir ce qui se passe à l'école. Elle est un service public, et à ce titre elle se doit d'être exemplaire du point de vue de la transparence.
Le formateur nous a affirmé hier que le devoir de réserve s'apparente à un secret professionnel.
— Tschüssi Tschüss (@Tschussi_) 14 novembre 2018
D'ailleurs, ce quotidien est raconté tout le temps et partout! Dans des films (et ça ne date pas d’hier), des livres (à chaque rentrée son lot d'histoires d’expériences de profs) et à travers des récits très précis, instructifs, qui nous alertent sur des dysfonctionnements de l’Éducation nationale:
Comment cela pas le droit ? Les enseignants sont des citoyens comme les autres et tout le monde peut parler de ses difficultés, sur internet comme dans la rue. Par contre, sans citer de nom d'élèves, d'établissement, de supérieur hiérarchique, évidemment, il y a une réserve.
— DECKER (@decker_v) 14 novembre 2018
La différence entre ces modes d'expression plus classiques et Twitter réside principalement dans l'usage de pseudonymes. Pas toujours facile d’assumer ses positions par rapport à la vie professionnelle IRL… À chacun et chacune d’apprécier ses marges de manœuvre. Y a-t-il des débordements dans ces confessions? Oui, sur Twitter et sur Facebook, des profs s’insultent, se caricaturent, se bloquent et l’ambiance peut carrément s’avérer délétère. Est-ce que ça dit quelque chose des enseignants? Ça dit surtout quelque chose des réseaux sociaux.
Ce que dit la loi
Faut-il apprendre pour autant aux professeures et professeurs à se servir des réseaux sociaux? Pas plus qu’à n'importe qui. Concernant le rapport à leur métier, le droit existe et il est bien connu. Maître Valérie Piau, avocate spécialiste en droit de l’éducation, autrice du Guide Piau, les droits des élèves et des parents d’élèves (éditions L’Étudiant) n’a pas connaissance de condamnations relatives à l’usage des réseaux sociaux pour les personnels enseignants et se réfère au Code de l’éducation:
«Concernant les recommandations et règles qui entourent leur expression publique, on est du côté de la “réserve des fonctionnaires”, il s'agit de la manière dont on s'exprime, avec mesure, plutôt que du fond. Ainsi c’est l'injure et la diffamation, et non la critique, qui sont condamnables.» Comme pour tout le monde, en fait.
Du côté de l’Éducation nationale, le directeur des ressources humaines Édouard Geffray indique simplement que les réseaux sociaux ne changent pas les droits et obligations des fonctionnaires.
Il n’y a donc pas d’exception concernant la liberté d'expression des profs sur les réseaux sociaux, les règles du droit s’appliquent comme dans la vraie vie. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on est enseignant ou enseignante qu’on n’est pas libre de critiquer son employeur dans le cadre rappelé par l'avocate ci-dessus. Et il faut se méfier de celles et ceux qui voudraient nous faire croire que les profs ne sont pas censés avoir d’opinion sur ce qui se passe dans l’Éducation nationale –c’est une pensée fasciste (désolée, c’est vraiment le mot qui me vient) et qui rappelle le type de projet qui se développe depuis quelques années au Brésil. Ça s’appelle «école sans parti» (Escola sem partido), et cela a été dénoncé par les défenseurs des droits humains. Évidemment aujourd’hui, les projets de purge politique d’Escola sem partido ont le vent en poupe avec l'arrivée de Bolsonaro au pouvoir.
En France, les enseignantes et enseignants sont très attachés à leur liberté. Ils ont raison, nous devons les soutenir car ce sont eux qui portent les problèmes de l’école, qui est notre bien commun, sur la place publique.
Enfin, préserver l’e-réputation de l’école ne passe sûrement pas par conseiller aux profs de ne pas parler. L’expérience prouve qu’en matière d’internet, c’est toujours la plus mauvaise chose à faire, la première chose qu’un formateur en e-réputation devrait savoir.