Culture

La grosse déprime du Goncourt des lycéens 2018

Temps de lecture : 6 min

Il est sympa, le jury lycéen, à repêcher un ouvrage recalé du Goncourt des vieux. Toutes nos félicitations à David Diop, récompensé pour «Frère d'âme».

Un des membres du jury du Goncourt des lycéens pose avec son choix, «Frère d'âme», le 13 novembre 2018 à Salon-de-Provence. Et c'est bien le roman de David Diop qui a remporté le prix. | Christophe Simon / AFP
Un des membres du jury du Goncourt des lycéens pose avec son choix, «Frère d'âme», le 13 novembre 2018 à Salon-de-Provence. Et c'est bien le roman de David Diop qui a remporté le prix. | Christophe Simon / AFP

Créé en 1988, organisé par la Fnac et le ministère de l'Éducation nationale, le Goncourt des lycéens bénéficie de «la bienveillance de l’Académie Goncourt» et d’un jury «de près de 2.000 élèves» qui lisent quinze livres en deux mois –essayez voir– sans avoir le droit de se goinfrer d’huîtres Gillardeau n°2 et de brie aux truffes chez Drouant: pour les jeunes, ça reste céleri râpé mayo à la cantine. Une véritable abnégation.

L’objectif, explique la rue de Grenelle, «est de faire découvrir aux lycéens la littérature contemporaine et de susciter l'envie de lire». La motivation des profs est ici essentielle. Il se murmure que le corps enseignant orienterait parfois les choix des élèves. Pas certain, car l’implication des ados est réelle.

Ils avalent chaque année des livres «qu’ils n’auraient probablement jamais ouverts sans ce prix et découvrent une production littéraire contemporaine, belle et bien vivace, loin des classiques au programme et de la littérature “Young adult” ou de genre vers laquelle on peut aller plus naturellement à cet âge», observe Baptiste Liger, directeur de la rédaction de Lire. «Les profs de français constatent que certains élèves lisent plus, ou du moins lisent jusqu’au bout, grâce à ce prix, ajoute Isabel Contreras, journaliste à Livres Hebdo. Et ils peuvent avoir un regard exigeant, parce qu’ils ont vraiment étudié les livres.»

Un regard exigeant sur la littérature (Les Beaux Gosses, Riad Sattouf)

La danse du ventre des rencontres régionales

Par-delà la qualité littéraire, la personnalité de l’auteur ou de l'autrice compte beaucoup dans le choix final. Leurs rencontres régionales avec les élèves jouent un rôle primordial. C’est un grand oral d’une dizaine de minutes, où il faut présenter son roman.

Quoique intimidée, la foule lycéenne pose ensuite «des questions parfois très abruptes, non filtrées par les profs, qui peuvent être déstabilisantes pour les auteurs, s’amuse Zineb Dryef, qui a suivi les différents jurys pour Le Monde. Par exemple une question comme: “Est-ce que vous avez fait cette description de cette manière juste pour embêter le lecteur?”»

Suivent des séances de dédicaces, «très importantes car on voit vers qui vont les gamins». Certaines écrivaines et écrivains «les font toutes», d’autres sont moins assidus, sans doute parce que leur roman a peu de chances d’aller au bout.

Mais quand on se déplace, on n’hésite pas à faire preuve d’«un peu de démagogie; il y a un côté un peu drague», poursuit Zineb Dryef. Une autre journaliste m’indique avoir «entendu des auteurs en lice ronchonner, parce que tel ou tel faisaient un vrai show sur scène, genre opération séduction, et qu’eux n'arrivaient pas à suivre, n'ayant pas ce charisme».

Une romancière présente son œuvre aux lycéens (Les Beaux Gosses, Riad Sattouf) | Capture écran via YouTube

Un jury qui inspire confiance = un prix qui fait vendre

Cette danse du ventre n’est pas complètement désintéressée. «C’est l'un des prix les plus prescripteurs, souligne Isabel Contreras, avec au moins 250.000 exemplaires vendus. Le regard des lycéens est perçu comme désintéressé, vertueux. Et c’est payant auprès du public.» Zineb Dryef évoque la «transparence» de ce jury singulier, avec des élèves qui «se fichent complètement de savoir qui est l’éditeur».

Pour Marianne Grosjean, journaliste multimédia anciennement chargée de la rubrique littéraire à La Tribune de Genève, les choix du jury lycéen sont perçus comme «pas trop prise de tête, notamment pour les gens qui lisent peu. Ils se disent que des jeunes lecteurs préfèreront un roman avec de l’action plutôt qu’un texte hyper conceptuel. Ils se laissent sans doute davantage guider par le plaisir de la lecture que par la pureté d’une écriture ou un côté intello...»

La sélection finale 2018 intègre cependant «deux œuvres à la langue disons “complexe”, pas forcément évidente, que sont Frère d’âme de David Diop et Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard, tempère Baptiste Liger. Ces choix prouvent que les jeunes gens peuvent aussi aller vers des écritures singulières.»

En fait, la force de frappe du Goncourt des lycéens repose à la fois sur son nom et sur le fait qu’il s’agisse d’un prix du public, comme ceux du printemps (Elle, RTL...) –ce qui dynamise également les ventes. Sans oublier que les élèves sont parfaitement capables de récompenser un bouquin qui a déjà été primé par ailleurs, renforçant ainsi son succès.

Délibérations conjointes du Fémina et du Goncourt des lycéens (Les Beaux Gosses, Riad Sattouf) | Capture écran via YouTube

Un vent nouveau dans le monde de l'édition

Avec le succès remporté par leur Goncourt, les jeunes semblent d’ailleurs capables d’imposer leurs choix au monde de l’édition. Baptiste Léger rappelle que «très souvent, le héros du livre lauréat est très jeune et le livre a, tout du moins pour partie, une trame relevant du récit d’initiation.»

Certains romans peuvent ainsi se trouver écartés parce qu’ils exigent davantage de maturité, ou qu’ils ne savent pas s’adresser à ce public. Ainsi Leurs enfants après eux évoque-t-il une jeunesse qui n’est plus celle d’aujourd’hui, sans doute aussi avec un regard de «vieux», des références non partagées. Il n’a pas séduit le jury lycéen, mais «les croulants à qui Drouant doit servir de la purée», raillés par la journaliste Florence Floux, lui ont décerné le Goncourt.

«La sélection finale de 2018 montre ce que l’on observe en librairie, analyse Isabel Contreras. Cela fait plusieurs années que les libraires demandent des premiers romans, de nouvelles écritures, des audaces... Les éditeurs n’hésitent pas à mettre en avant de tels romans, parce que les lycéens constituent un public jeune et qu’il y a un lectorat derrière –à l’inverse des grands prix, dont les premiers romans sont quasiment absents.»

Et qui ont singulièrement ignoré les romancières cette année, à la différence du Goncourt des lycéens, qui en a retenu quatre parmi les cinq finalistes: Meryem Alaoui, Inès Bayard, Pauline Delabroy-Allard et Adeline Dieudonné.

Un prix de tristesse et de désolation

Des cinq romans encore en lice, un seul, La vraie vie (déjà Prix Fnac), s’intéresse au monde de l’enfance et de l’adolescence. Mais il s’agit du récit de violences domestiques particulièrement cruelles.

À l’image des autres livres, résolument déprimants: un récit de guerre sanglant (Frère d’âme), un viol et ses conséquences (Le malheur du bas), une passion amoureuse qui se heurte à la mort (Ça raconte Sarah), la narration de la prostitution et des violences qui l’accompagnent (La vérité sort de la bouche du cheval). On a connu plus glamour comme préparation au baccalauréat.

«Ils ont bien le temps de lire des trucs aussi durs, estime Delphine Péras, journaliste à L’Express. À mettre la barre toujours plus haut, on risque un effet repoussoir, qui peut les dégoûter de la lecture».

Elle donne en exemple de cette vision noire du monde la scène du viol dans Le Malheur du bas, qui est d’une «grande crudité, très violente, extrêmement détaillée. On est dans le gore, avec le vomi, la sodomie, le sang...»

De bonnes surprises, un ratage et un lauréat

Comme pour le Goncourt, les romans finalistes du Goncourt des lycéens étaient tous de bonne facture, sans être pour autant des chefs-d’œuvres inoubliables.

Deux textes jouent essentiellement de leur style pour séduire. La langue de David Diop a quelque chose de la mélopée, celle de Pauline Delabroy-Allard imprime un rythme qui est celui du désir, de son urgence, de la passion charnelle. Mais ce désir, censé durer trois ans, ne tient qu’une centaine de pages, remarquables d’intensité, avant de s’enliser dans un decrescendo convenu, maladroit par contraste. Ce texte illustre très bien les impasses de la littérature actuelle.

Dans La vraie vie, Adeline Dieudonné habille avec intelligence une intrigue haletante d’un style faussement naïf, celui du regard de l’enfant. Mais ce regard grandissant avec l’enfant, qui pose progressivement des mots sur ce qu’elle voit, il durcit imperceptiblement le récit pour une conclusion glaçante de détachement. Un premier roman réussi, qui est déjà un succès de librairie.

La vérité sort de la bouche du cheval tente aussi, dans un récit à la première personne cru et le plus souvent détaché, de faire entendre la violence par celles qui la vivent, en l’occurrence des prostituées à Casablanca. Malheureusement, les personnages de Meryem Alaoui restent comme murés dans cette distanciation, donnant au roman un caractère froid, et l’on s’attache alors aux détails, glanés ici ou là, qui tiennent presque du documentaire, pour que ce texte prenne chair.

Le malheur du bas a lui tout du roman putassier, surfant sur l’affaire Weinstein et sombrant à plusieurs reprises dans l’invraisemblable et le grotesque, malgré le tragique de l’intrigue –le tout dans une langue très pauvre, avec force clichés. Ce roman est la seule faute de goût de cette sélection finale.

Fort heureusement, dans un sursaut de lucidité, le jury lycéen lui a préféré celui de David Diop, qui échappe ainsi à un destin de Poulidor, avec son livre plusieurs fois finaliste mais non retenu dans les «grands» prix. Le Goncourt lycéen clôture ainsi quatre ans de commémorations de la Grande Guerre, au plus grand plaisir des profs d’histoire.

Newsletters

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

Le film de Laura Mora accompagne avec vigueur et inventivité le voyage de jeunes gens lancés dans une quête vitale qui leur fait traverser leur pays, la Colombie marquée par la violence et la misère.

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Le pire mode de voyage dans le temps –et surtout le plus con.

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

Grâce au montage d'éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d'un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio