Le 13 octobre dernier, des marches pour le climat réunissaient des dizaines de milliers de personnes dans les rues des grandes villes de France. Le 17 novembre, les «gilets jaunes» se mobilisent pour protester contre la hausse des taxes sur le carburant. Les actions réclamées par une partie de la population pour lutter contre le changement climatique doivent-elles nécessairement se heurter à une autre partie de la population? Il est certain que le gouvernement n'avait pas anticipé cette réaction et qu'il a dû décider en urgence les mesures annoncées par Édouard Philippe sur RTL le 14 novembre. Mais plusieurs associations engagées dans le débat écologique ou l'action sociale (UNAF, WWF-France, Fondation pour la nature et l'homme, Fondation Abbé-Pierre, CFDT, etc.) l'afffirment: «Transition écologique et justice sociale sont compatibles. Elles se renforcent même mutuellement».
Cette affirmation ne va pourtant pas de soi et demande quelques explications. Beaucoup de questions se poseront encore après le 17 novembre: la taxe carbone est-elle vraiment utile, la hausse du prix du baril sur le marché ne suffit-elle pas à freiner l'utilisation du pétrole et du gaz et à inciter à chercher d'autres sources d'énergie, n'est-il pas absurde de faire une taxe qui conduit ensuite à mettre en place des compensations?
Malheureusement, aucun gouvernement n'a fait l'effort de pédagogie qui aurait peut-être permis de faire mieux accepter la taxe (à condition de ne pas oublier les mesures d'accompagnement) et l'on a même entendu dès 2009 une personne qui a exercé ensuite la fonction de ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie dénoncer dans ce qui était alors seulement un projet «un impôt absurde, un impôt injuste». Si même des personnes soi-disant responsables parlent d'écologie «punitive», il est évident que cela ne peut pas marcher.
La taxe carbone, outil indispensable
Première question à se poser donc: faut-il vraiment une taxe carbone? Ce point ne semble plus aujourd'hui faire de doute et la France n'est pas la première à s'être engagée sur cette voie. Pourquoi avoir fait ce choix alors qu'on constate une tendance de long terme à la hausse du prix du baril de brut depuis le premier choc pétrolier de 1973? Si l'on admet qu'en économie le prix est un signal fort qui influence les comportements, cette hausse ne devrait-elle pas suffire?
En fait, la consommation mondiale de pétrole n'a jamais été aussi élevée et la production devra encore augmenter dans les prochaines décennies, affirme l'Agence internationale de l'énergie, pour faire face à une demande accrue, notamment dans la pétrochimie, le transport routier et le transport aérien. Le demande de gaz augmente encore plus vite. Et pourtant, en cinquante ans, le cours du baril est passé de 1,32 dollar en moyenne de l'année 1968 à 65,28 dollars le 15 novembre après des pointes à plus de 100 dollars. Cette augmentation du prix du pétrole rend rentable l'exploration et l'extraction dans des zones difficiles où les coûts sont élevés (grandes profondeurs sous la mer ou schistes bitumineux) avec des risques écologiques eux aussi très élevés. D'autant qu'à l'intérieur de sa tendance haussière de long terme, le prix du pétrole enregistre de très fortes variations et ces variations du prix en dollars peuvent être amplifiées pour nous par les variations des cours de l'euro. Pour un consommateur, le prix du marché n'est donc pas un indicateur pertinent permettant de faire des choix rationnels à l'horizon des prochaines années.
En revanche, avec la taxe carbone, on sait où l'on va: le législateur planifie son évolution plusieurs années à l'avance. Il n'y a pas de surprise et l'homo economicus cher à la théorie peut intégrer ces chiffres dans ses calculs. Comme le rappelle Charles Wiplosz, le prix Nobel d'économie William Nordhaus avait préconisé cette stratégie il y a déjà quarante-cinq ans. Il était même allé plus loin, en proposant ausi des droits de douane sur les produits importés qui ne seraient pas soumis à la même taxation. Comme personne n'est parfait, Nordhaus avait toutefois nettement sous-estimé le problème du réchauffement climatique et ses calculs conduiraient à une taxe carbone beaucoup trop faible pour avoir un quelconque impact positif. Il n'empêche, l'idée a fait son chemin et l'on voit même dans un pays aussi libéral que l'Australie des entreprises réclamer une taxe carbone qu'elles avaient violemment combattue précédemment.
La goutte d'eau qui fait déborder le vase
La nécessité de donner un prix à l'émission de gaz à effet de serre conduit toutefois à deux systèmes différents: pour les installations fixes, les grandes usines, un système de quotas d'émission (les permis de polluer, comme disent improprement les écologistes) dont les échanges sur un marché détermine un prix, comme c'est le cas en Europe; pour les utilisations diffuses d'hydrocarbures, comme l'automobile, le système de taxe carbone. Toutefois la coexistence entre les deux n'est pas facile à organiser et, comme le système européen des droits d'émission fonctionne mal et envoie un signal prix très faible, ceux qui paient la taxe carbone peuvent estimer qu'ils paient trop en comparaison des gros pollueurs.
Ceux qui combattent cette taxe peuvent avancer bien d'autres arguments, qui n'ont pas tous un rapport avec la lutte contre le changement climatique, mais doivent tout de même être pris en compte. Le fait est que les automobilistes ont été mis à rude épreuve ces derniers temps: hausse des prix de stationnement, du coût des contrôles techniques, limitation de vitesse et renforcement des contrôles (et donc multiplication du nombre de contraventions), dysfonctionnement du nouveau système de cartes grises, la liste est longue et nous en oublions sûrement. La taxe carbone est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. On pourrait aussi ajouter les revirements des politiques publiques: le système des bonus-malus a poussé à l'achat des véhicules diesel qui émettent moins de CO2 que les voitures à essence; maintenant on augmente la fiscalité pesant sur le gazole pour l'aligner sur celle de l'essence et on fait savoir aux propriétaires de certains de ces véhicules qu'ils seront bientôt interdits de circulation dans les villes! Il y a de quoi être mécontent.
Des avertissements ignorés
Le plus grave est le fait que la fiscalité carbone est anti-redistributive, pour parler comme les économistes et notamment Christian de Perthuis, fondateur de la chaire Économie du climat. En clair: ce sont les plus riches qui émettent le plus de gaz à effet de serre, parce qu'ils ont les plus grosses voitures, qu'ils roulent beaucoup, qu'ils font beaucoup de voyages en avion, etc., mais ce sont les plus pauvres qui sont le plus touchés par la taxe carbone, parce qu'ils ont souvent des appartements mal isolés, de vieilles chaudières au fuel, qu'ils habitent loin des centre-villes, là où le prix des terrains est moins cher, qu'ils ont des voitures plus anciennes qui consomment plus et que leurs budgets serrés sont très sensibles aux hausses des taxes.
Le plus étonnant est que nos gouvernants le savaient ou auraient pu le savoir, des fonctionnaires d'État ayant très précisément cerné le problème, ainsi que le montre une étude présentée il y a plus de trois ans par une personne travaillant au Commissariat général au développement durable devant la chaire Économie du climat sur le thème «L'impact social de la fiscalité énergétique». À l'automne 2017, Nicolas Hulot a pu demander et obtenir une hausse de la taxe carbone sans que personne au sommet de l'État ne s'inquiète vraiment des conséquences possibles de cette hausse.
Il faut dire que les premières années de la taxe s'étaient déroulées sans accroc, grâce à la forte baissse du prix des produits pétroliers et du gaz naturel dans les années 2014 et 2015 comme le soulignait une note de la chaire Économie du climat au début de cette année: «Fin 2017, le prix TTC des carburants est revenu au niveau prévalant en début de période. Les prix du gaz naturel et du fioul domestique restent en décembre 2017 inférieurs d’environ 10% à leur niveau de janvier 2014, malgré la hausse de la taxe carbone intervenue durant la période". Pendant ce temps, la taxe carbone est pourtant passée de 7€ la tonne de C02 en 2014 à 30,5€ en 2017, puis 44,6€ cette année; elle doit ensuite continuer à monter avec un objectif de 56€ en 2020 et 100€ en 2030. Précisons à l'intention de ceux qui jugent cette fiscalité punitive que la Suède est déjà actuellement à 120€.
Le débat peut ensuite porter sur l'utilisation du produit de cette taxe. Les opposants estiment que l'État s'en sert juste pour faire les poches du contribuable. Et on nous ressort la rengaine de l'automobiliste vache à lait. Notons au passage que ce n'est pas tout à fait juste: la hausse des taxes est proportionnellement plus forte sur le gaz naturel et le fioul domestique que sur les carburants. En principe, dans le droit français, la règle est l'universalité budgétaire: les recettes doivent être reversées au budget général et ne servent pas à financer telle ou telle dépense particulière (règle de non-affectation). Mais il est possible de déroger à cette règle. En fait, quand on regarde ce que font les autres, on constate que l'utilisation des recettes tirées de la taxe carbone varie selon la situation du pays et les orientations de sa politique: la Suède en profite pour réduire d'autres impôts, l'Irlande, qui a eu de gros problèmes après la crise de 2008, s'en sert pour renflouer les finances publiques et le Québec verse l'argent dans un Fonds vert, destiné principalement à financer le développement des transports.
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Un impératif: la cohérence des politiques
Sur le sujet, la position française n'est pas très claire: dans les documents budgétaires, il n'est indiqué que la destination de la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques), dont la taxe carbone est une composante. Sur les 33,7 ou 33,8 milliards d'euros que doit rapporter la TICPE cette année, 20,5 milliards iront à l'État (13,3 au budget général et, exception à la règle de non-affectation, 7,2 milliards au compte d'affectation spéciale Transition énergétique, qui finance le soutien aux énergies renouvelables).
Mais l'important n'est pas là. Ce qui compte, c'est que la taxe carbone soit maintenue, quelle que soit son affectation, et qu'elle continue à progresser selon le calendrier prévu. Pour que cette politique soit acceptée, il faudra sans doute encore d'autres mesures d'acccompagnement. Les primes au remplacement d'une voiture ou d'une chaudière sont utiles pour préparer l'avenir, mais elles sont de peu d'utilité pour celles et ceux qui ont du mal à boucler leurs fins de mois et ont d'autres soucis que de changer d'équipement. Pour ces personnes, la mesure la plus importante est la hausse du chèque énergie. Que cela suffise à calmer les esprits est assez peu probable: la taxe carbone n'explique pas elle seule, on l'a vu, le mécontentement qui s'exprime à son propos.
La principale leçon à tirer pour l'avenir est que les politiques de lutte contre le changement climatique et, d'une façon générale, la prise en compte de l'environnement impliquent des changements dans l'organisation de nos sociétés, qu'il s'agisse du transport, évidemment, mais aussi du logement, de la façon de produire et de consommer. Il n'est pas possible de faire de l'écologie d'un côté et de l'ignorer quand on prend des décisions sur d'autres sujets. Il faut une cohérence. Manifestement, supprimer l'impôt sur la fortune au moment où on augmente des taxes qui pèsent sur les plus vulnérables, ce n'est pas très habile. Et cela donne des arguments à tous les démagogues.