Vous êtes sur votre portable. Vous lancez l’application Facebook. Entre deux photos de votre dernière soirée bien arrosée, vous tombez sur une vidéo de recette de cuisine. Sous vos yeux ébahis, vous voyez quelqu’un fourrer dans un morceau de poulet du jambon et du fromage, le rouler dans une panure composée de pommes de terre rissolées puis le faire frire dans une poêle.
Vous switchez ensuite sur Instagram. Vous scrollez un peu et apparaît alors une autre vidéo de nourriture. Quatre morceaux de camembert, recouverts d’une pâte à pizza, sont placés dans un plat à four tapissé de pommes de terre. Enfin, vous vous dirigez sur Twitter. Vous tombez inévitablement sur cette vidéo où l’on vous apprend à faire une pizza dont la pâte est composée non pas de farine mais de frites écrasées. Miam.
Quel que soit le réseau social que vous utilisez, vous ne pouvez pas y échapper. Comme les vidéos de LOLcats il y a quelques années, les vidéos de cuisine sont partout. Et elles font des records d’audience, dépassant très souvent les millions de vues sur Facebook. Les codes de ces publications sont toujours les mêmes. Les vidéos doivent être courtes, pop (avec une musique et des couleurs agréables) et donner l’impression que tout est très facile.
Surtout, elles doivent vous accrocher l’œil. Vous faire saliver. Et vous donner envie d’en regarder une autre, puis encore une autre. Les plats proposés et les ingrédients utilisés semblent donc tout droit issus du hashtag #foodporn, qui regroupe les créations culinaires les plus grasses mais aussi les plus fascinantes. Les variations de pizzas, burgers, toasts (avec avocat), cookies et gâteaux pleins de crème sont donc omniprésentes. Le fromage, sous toutes ses formes, est aussi le produit star de ces vidéos. Pouvant être à la fois pané, émietté, fondu ou élastique, il stimule tous les sens et peut très vite vous hypnotiser.
L’essor de ces vidéos pose plusieurs questions. Qui les regarde et prend vraiment le temps de les reproduire? Influencent-elles le rapport à la nourriture? Participent-elles à une uniformisation et à un appauvrissement de la cuisine?
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Fromage, fromage et fromage
Si ces vidéos de cuisine peuvent sembler inquiétantes pour les personnes qui les regardent, c’est que les recettes présentées ne sont souvent pas très bonnes pour la santé. Nous avons analysé pendant le mois de septembre 2018 les trente dernières mises en ligne par les quatre acteurs du milieu: Tasty Miam, Tastemade, Chefclub et Demotivateur Food. Et les résultats sont hallucinants. Pour Chefclub, vingt-six des recettes sont salées et vingt-quatre contiennent du fromage.
Parmi elles: la fondue raclette, le cube raclette, la fondue des Lords, l’apéro camembert, la raclêpe (une crêpe fourrée avec les ingrédients de la raclette), la mozzarella bolognaise (une boule de mozza fourrée avec des spaghettis bolognaise), la fondue de camembert, la brique cordon bleu, la briclette (une raclette faite avec du brie) ou encore les coquillettes sauce brie (des coquillettes qui macèrent dans un grand morceau de brie). De quoi vous dégoûter du fromage toute votre vie.
Si Tasty s’en sort mieux, avec des recettes souvent végétariennes (frites de légumes, paella vegan, smoothie bowl framboise et mangue) et moins lourdes, quelques pépites se cachent quand même dans ses assiettes. Au hasard, la bombe de fajitas (des fajitas passées au four avec une tonne de fromage râpé), la bombe de raclette (un mélange composé de pomme de terre, de fromage à raclette et de jambon fumé qui frit ensuite dans de l’huile) ou encore le burger de pommes de terre au fromage fondu…
Tastemade et Demotivateur Food tirent quant à eux leur épingle du jeu. Contrairement aux deux autres, qui utilisent toujours les mêmes produits (pomme de terre, fromage, jambon…), eux se tournent vers des ingrédients différents et parfois haut de gamme (saumon, figue, thon, palourde, crabe, truffe…). Tastemade casse même les codes de ces vidéos en réintroduisant un chef, comme dans les émissions ou chaînes culinaires historiques, qui vient expliquer comment faire un poulet yassa, un «sweet and sour chicken» ou des tartes gourmandes.
Malheureusement, les vidéos de ce média marchent moins bien que les autres, n’atteignant jamais les millions de vues sur Facebook. Et pour Demotivateur Food, ce sont les recettes plus grasses comme les bâtonnets au reblochon et jambon cru (quatorze millions de vues) ou le dôme raclette (dix-neuf millions de vues) qui dépassent les plats plus originaux.
Les ventes de pesto décollent
«On ne va pas se le cacher, le fromage plaît énormément, rit Michal Sikora, cocréateur et directeur général de Demotivateur. Dès qu’il y a une vidéo avec du fromage, on s’attend à des chiffres plus élevés, donc ça oriente un peu nos choix. Mais l’idée est quand même de ne pas en abuser et de ne pas tomber dans l’excès. Toutes les semaines, l’équipe dédiée à notre déclinaison food se réunit pour discuter des ingrédients qu’elle va utiliser et des recettes qu’elle va mettre en avant. Tout dépend des saisons ou des événements à venir: Halloween, Noël, la Saint-Valentin…»
Pour Ari Cohen, également cocréateur du site, les recettes ne sont pas exclusivement centrées autour du fromage ou du gras. «On essaie d’avoir au moins 30% de plats sucrés, confie-t-il. Les recettes sélectionnées sont un minimum équilibrées et réalisables à la maison. Comme on s’adresse à des gens entre 25 et 30 ans, on n’essaie pas de faire des choses trop élaborées. Le but est vraiment d’inspirer et de donner des idées de repas pour manger le soir, à la maison. On voudrait créer d’autres programmes au sein du site avec des thématiques dédiées: les saisons, les cocktails, la cuisine du monde… L’un d’entre eux va s’appeler “Le mercredi c’est healthy”, avec des recettes saines par exemple.»
Les fondateurs de Demotivateur affirment avoir une certaine interaction avec les utilisateurs et utilisatrices de Facebook, notamment, qui sont encouragés à leur envoyer des recettes ou des photos des plats qu’ils reproduisent. Il sont également conscients du poids que peuvent avoir leurs vidéos sur l’alimentation des Françaises et des Français. À Noël, il y a trois ans, ils ont ainsi sorti une recette de feuilletés au pesto en forme de sapins, partagée plus de 600.000 fois. «Les ventes de pesto en France ont alors augmenté de 30%, alors qu’au mois de décembre ce n’est pas forcément une période où ce produit est le plus plébiscité…», souligne Ari Cohen.
Une tendance à la simplification
S’il est encore trop tôt pour mesurer avec précision les effets des vidéos virales de nourriture sur la population française, il est intéressant de remarquer qu’elles surfent sur un phénomène récent de l’alimentation: celui de la simplification. «Avant l’avènement de ces vidéos, un livre de cuisine, nommé Simplissime, est sorti il y a deux ans. Le principe était le même: on utilise trois ingrédients seulement pour cuisiner rapidement. Aujourd’hui, on note une perte du savoir-faire de la cuisine. Les jeunes ne savent plus cuisiner car, souvent, leurs mères cuisinent moins. D’où une simplification de cette discipline qu’accentuent les vidéos virales», explique Pascale Hébel, directrice du département Consommation et entreprise du Crédoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie).
En plus de cette simplification à l’extrême des recettes de cuisine, ces vidéos traduisent également «un appauvrissement de ce que les gens mangent, au niveau de la diversité alimentaire. Pour une partie de la population française, un peu exclue, on achète toujours les mêmes produits: des pâtes, des pommes de terre… Pour une autre partie, la nourriture est devenue une distinction sociale: on va manger différemment et tester de nouvelles recettes. Chez les jeunes travailleurs, c’est un peu similaire. Les plus diplômés vont être très attentifs à leur santé. Les autres vont plutôt avoir envie de se faire plaisir en mangeant. Ils ont l’impression que toutes les injonctions sur l’alimentation les concernent moins. Il ne faut pas faire un raccourci en se disant qu’ils ne mangent que des produits gras et sucrés. Ils sont simplement moins à cheval sur leur santé ou sur la préservation de la planète. Je pense que ces vidéos de cuisine touchent cette cible».
Pascale Hébel désire cependant nuancer l’impact que ces vidéos pourraient avoir sur la population française: «Ce n’est pas parce qu’on aime regarder des vidéos de cuisine qu’on va réaliser ces plats. C’est comme pour le foot: tous les spectateurs ne sont pas forcément des joueurs en puissance. D’ailleurs, en voyant ces vidéos, je me dis que c’est beau mais je me demande vraiment ce que ça donne en vrai».
La chaîne YouTubeur Hangover Cuisine s’est posée la même question. Guilhem, qui l'anime, a essayé de réaliser trois recettes de Chefclub: le «cordon bleu rigolo», la mozzarella bolognaise et la raclêpe. Résultat, le plat est finalement plus long à faire, il ne ressemble presque pas à ce que laisse croire la vidéo et le goût n’est pas forcément au rendez-vous.
Une aide aux débutants
Les vidéos virales de nourriture sont-elles pour autant à jeter? Non, selon la journaliste culinaire et autrice de livres de cuisine Estérelle Payany: «Je pense que ces vidéos s’adressent principalement à des gens qui ne savent pas cuisiner ou qui débutent, comme des personnes divorcées par exemple. Si ces séquences sont un peu caricaturales, il y a un côté déculpabilisant qui permet de franchir une étape. Quand les enfants commencent à cuisiner, ils vont faire des cookies ou un gâteau au yaourt, pas forcément des trucs sains ou élaborés. Il faut bien commencer par quelque chose!».
Pour Estérelle Payany, ces vidéos peuvent également avoir une autre visée et «donner des conseils à des personnes qui cuisinent tous les jours et n’ont parfois pas d’idées, le soir, en ouvrant le frigo, de ce qu’elles vont faire à manger». Seul bémol: il n’y a que les plats qui stimulent les sens qui sont mis en avant. «C’est le handicap du plat moche, plaisante la critique culinaire. La blanquette n’est pas instagrammable. C’est pourtant un plat intéressant. La prime est au sexy et au beau donc des plats délicieux sont sous-représentés. J’adore la cuisine orientale mais la mujaddara, par exemple, un plat libanais composé de lentilles, ne sera jamais sur les réseaux sociaux.»
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Si les vidéos de cuisine nous incitent à manger plus de pesto et de fromage, elles ne semblent pas avoir encore totalement chamboulé nos habitudes alimentaires. Peut-être vaut-il mieux, avant qu’il ne soit trop tard, se diriger vers leurs déclinaisons plus healthy ou veggie qui proposent des recettes beaucoup plus riches et diversifiées. Pour, ensuite, se lancer dans la confection d’une mujaddara, d’un labneh ou d’un fesenjan?