Comment ça se passe, quand vous rentrez chez vous après un concert, une soirée dans un bar ou la séance de 22 heures? À titre personnel, je reste un peu sur mes gardes, je laisse mon smartphone dans ma poche, et puis voilà. Je n'oublie tout de même pas qu'il y a chaque année légèrement plus d'hommes que de femmes chez les victimes déclarées de violences «hors ménage», c'est-à-dire pour lesquelles la personne coupable de l'atteinte ne vit pas dans le même logement que la personne interrogée. En 2016, il y eut par exemple 316.000 victimes déclarées chez les hommes contre 294.000 chez les femmes.
Je n'ai jamais été agressé physiquement. Sans doute parce que je sors peu le soir, même si une fois peut suffire. Sans doute parce que je ne me promène pas main dans la main avec un homme, ce qui a le don d'irriter les abrutis. Sans doute aussi parce que j'ai eu la chance de ne pas tomber sur la mauvaise personne au mauvais moment. J'ai essuyé quelques noms d'oiseaux, je me suis senti suivi à plusieurs reprises, mais rien de plus.
En écrivant ces lignes, je réalise que j'associe instantanément les violences physiques hors ménage à un seul type de décor: une ruelle sombre, tard dans la nuit. À titre personnel, j'ai l'impression que c'est le seul endroit et le seul moment où je pourrais être agressé, par des types désœuvrés ou avinés. En tant qu'homme, ce sont à peu près les seules conditions dans lesquelles j'ai parfois l'impression d'être une proie potentielle.
Le privilège de l'insouciance
Le reste du temps, je me promène dans l'insouciance. En journée, je vois mal comment une promenade en centre-ville ou en forêt pourrait mal finir. Ce sont des lieux familiaux, éclairés, alors tout va bien pour moi.
«Lorsqu'on est une femme, raconte Adèle, c'est légèrement différent. Par expérience, on sait que le danger peut intervenir à tout moment, de façon inattendue et hautement improbable.» Adèle, 42 ans, vit à côté de Rennes. Comme tant d'autres femmes, elle traîne derrière elle une longue liste d'agressions subies et de vrais moments de peur.
«J'ai repris ma route sans le calculer et il s'est alors mis à m'insulter. C'est déjà intolérable en soi, mais là j'étais avec mon fils»
«Mon dernier souvenir de ce genre, c'est un type qui s'est quasiment jeté sous les roues de mon vélo alors que je me baladais dans un parc avec mon fils de 7 ans. J'ai vraiment failli me casser la figure. Il m'a dit un truc comme “Vous étiez trop jolie, je n'ai pas pu résister”, j'ai repris ma route sans le calculer et il s'est alors mis à m'insulter. C'est déjà intolérable en soi, mais là j'étais avec mon fils, bordel. C'est encore pire.»
«Il y a bien sûr des moments où mon attention se relâche, explique-t-elle, et heureusement, sinon le quotidien serait invivable. Mais c'est souvent dans ces moments-là que tu te fais emmerder, sans doute parce que tu as l'air épanouie, disponible ou je ne sais quoi.»
C'est vraiment quelque chose que j'ai réalisé il n'y a pas si longtemps, à force de lectures et de discussions: parmi les nombreux privilèges dont les hommes disposent sans en avoir conscience, il y a le droit à l'insouciance. Pouvoir se déplacer hors de chez soi sans être obligé de regarder par-dessus son épaule, c'est un réel avantage. Cela ne signifie pas que les hommes n'ont jamais peur. Simplement, leur peur n'est pas systématique.
Deux salles, deux ambiances
La plupart du temps, les hommes ne commencent à angoisser que lorsqu'un certain nombre de conditions sont réunies: s'ils croisent la mauvaise personne au mauvais endroit et au mauvais moment, alors il est possible qu'ils commencent à flipper. Le reste du temps, nous pouvons nous balader dans la rue comme dans les transports en commun, sans réellement faire attention à ce qui se passe autour de nous.
«Les mecs ne se rendent pas compte, affirme Myriam, 27 ans, qui habite en banlieue lyonnaise. Quand je raconte que je me fais régulièrement emmerder dans les lieux publics, il y en a toujours pour tenter de me faire relativiser, pour tirer la couverture à eux ou pour me donner des conseils en pensant qu'ils savent mieux que moi. La réalité, c'est qu'ils ne vivent pas ce que je vis. Ce qu'on vit.»
C'est d'ailleurs dans cette optique que la journaliste Pauline Verduzier et le réalisateur-producteur Guillaume Clere ont monté un projet nommé «La Traque», projet qui permet de se confronter au harcèlement sexuel grâce à un système de réalité virtuelle nous plaçant à la place des victimes. La campagne de financement participatif de «La Traque» n'a hélas pas rencontré le succès escompté, mais le projet, loin d'être enterré, a réellement le potentiel pour faire ouvrir les yeux à certains.
Escape game
À force d'avoir peur au quotidien, les femmes finissent par développer des stratégies pour évoluer dans l'espace public. «Pour moi, ça s'est construit naturellement, témoigne Myriam. Le principe, c'est action-réaction: à chaque micro-agression ou à chaque situation pouvant entraîner des violences à mon encontre, j'ajoute des éléments à la liste des parades à déployer. C'est assez éreintant, mais ça me blinde.»
Adèle, elle, confie avoir beaucoup appris de ses discussions avec des amies proches: «C'est sordide, mais on s'échange nos histoires glauques, ou celles qui sont arrivées à des filles qu'on connaît, et on se refile aussi nos petits trucs pour que ça n'arrive pas. Ou pour que ça ait moins de chances d'arriver».
«Avec mon casque, je n'entends pas toutes les micro-agressions, les insultes qui fusent, le foutage de gueule, les remarques sexuelles. [...] Je me protège»
Maëlys, 27 ans, habite Clermont-Ferrand. Pour elle, chaque trajet s'accompagne de mille petits rituels. «J'écoute de la musique. Avec mon casque, je n'entends pas toutes les micro-agressions, les insultes qui fusent, le foutage de gueule, les remarques sexuelles. Je n'entends rien, et du coup je me protège. Et ça ne m'empêche pas de me rendre compte qu'un mec s'apprête à m'agresser. Je l'entends quand même.»
Les écouteurs et les casques: des accessoires-clés, selon la plupart des femmes interrogées pour cet article. Beaucoup d'entre elles les utilisent comme un premier rempart, qui leur permet de pouvoir faire semblant de ne pas entendre les hommes qui les abordent. Contrairement à Maëlys, la plupart font mine d'écouter de la musique, préférant rester à l'affût...
Très souvent, Maëlys se promène avec ses clés à portée de main. «Un prof de self défense m'a appris à m'en servir comme une sorte de poing américain. Tous les porte-clés ne permettent pas ça, mais avec certains, tu peux placer tes clés entre tes doigts, et ça peut être très efficace si tu sais comment t'y prendre. Quand j'ai peur, je place mes clés comme ça, par prévention.»
Adaptation vestimentaire
En réalité, ces mécanismes de prévention et de protection se déclenchent même avant de sortir de chez soi. «Quand j'achète de nouvelles chaussures à talons, l'une des premières questions que je me pose, c'est “si je rentre seule avec ça, est-ce que je suis en mesure de courir sans tomber?”», explique Maëlys. Marion, 33 ans, de Paris, choisit sa tenue en fonction des potentielles agressions: «Si je sors sans mon mari, j'évite les robes et les jupes, je mets des Doc Martens ou des baskets, et je prévois de rentrer en taxi».
Marion sait bien que porter des pantalons et éviter les talons ne la protègera pas systématiquement des agresseurs. Mais sa panoplie a au moins l'“avantage” de la rassurer: «Je me sens moins “bout de viande” en Doc et jeans. C'est bien dommage de ne pas se sentir libre de s'habiller comme on le souhaite, mais on s'adapte».
Si Marion se sent moins mal dans certaines tenues, il n'est évidemment pas question de la blâmer: notre société baigne dans la culture du viol, où jupes courtes et décolletés résonnent trop souvent comme des invitations au harcèlement, à l'agression sexuelle ou au viol. Il y a quelques jours, en Irlande, l'avocate d'un homme accusé de viol insistait lourdement dans sa plaidoirie sur le fait que la victime portait un string orné de dentelles.
On ne peut affirmer que cet argument soit à l'origine de l'acquittement de l'accusé, comme le souligne le service de fact-checking de Libération, mais l'argument est de toute façon nauséabond. Sur internet, de nombreuses femmes ont d'ailleurs réagi en postant des images de leurs sous-vêtements, agrémentées du hashtag #ThisIsNotConsent [Ceci n'est pas du consentement].
Parisienne de 26 ans, Su prend également le taxi. Plus exactement, elle a recours aux services d'Uber. Mais elle rappelle que ces voitures conduites par des inconnus ne constituent en rien des espaces sécurisés. Recontactée plusieurs fois par des chauffeurs ayant conservé son numéro de téléphone, elle a là aussi dû trouver une parade: «J'utilise le compte de mon mec, sinon les chauffeurs en profitent pour prendre mon numéro et mon nom. Et ils te mettent une mauvaise note sur l'appli quand tu ne réponds ni à leurs appels, ni à leurs SMS». Sur le site du service de VTC, une page permet de signaler ce genre de comportement. Uber assure que de telles attitudes sont sanctionnées par des suspensions provisoires ou définitives.
Su évite les bus de nuit, surtout lorsqu'elle a bu. «J'ai trop d'amies qui y ont vécu de mauvaises expériences. Mais les fois où j'ai refusé ce mode de transport pour rentrer d'une soirée, on m'a juste fait comprendre que j'étais trop snob et trop hautaine.» Les hommes et les femmes ne vivent décidément pas dans le même monde: là où les uns voient de la chaleur et de la camaraderie, les autres doivent se débattre dans la fosse aux lions, vulnérables et incomprises.
Les œillères des hommes
«Récemment, un ami très proche s'est moqué de moi quand il a réalisé que je passais mes soirées avec ma main posée sur mon verre, par peur du GHB et autres drogues du viol, rapporte Myriam. Le mec a soutenu que ce genre d'affaires n'arrivait quasiment jamais, qu'il ne fallait pas que je me victimise alors qu'il ne m'était selon lui “jamais rien arrivé de grave”. Au passage, je lui ai signalé que cela fait au moins trois ans que je protège mes boissons de cette façon et qu'il est si peu attentif qu'il ne s'en était jamais rendu compte jusque-là. Je finis par me dire qu'on ne peut pas être amie avec des gens qui ne réalisent absolument pas ce qu'on vit au quotidien.»
Aurélia, 29 ans, parle aussi des clés et des écouteurs. Si elle ne change rien à sa tenue («je ne porte que des robes et des jupes»), elle fait en revanche très attention à sa posture. Pour résumer, rien ne doit donner l'impression qu'elle est ouverte à la discussion et donc à la drague, mais son attitude ne doit pas non plus être celle d'une personne qui se sent menacée. Marcher vite, mais sans avoir l'air de fuir. S'arranger pour ne pas croiser le regard de qui que ce soit, mais sans baisser la tête. Dans les transports, privilégier l'air de rien les zones potentiellement moins risquées (près du conducteur ou de la conductrice dans le bus; le wagon où il y a le moins d'hommes dans le métro) et s'arranger pour ne pas être trop exposée: «Je ne vais pas rester debout au milieu d'une rame de métro, mais plutôt trouver un coin qui me permettra d'être moins facile à regarder».
Comme Maëlys, Aurélia a également mené une réflexion sur les meilleures chaussures à porter. «Si je porte des talons pour une soirée, je vais emmener une paire de chaussures plates pour rentrer ensuite.» Et nous qui pensions bêtement que c'était simplement pour ne pas avoir trop mal aux pieds.
Jouer des rôles
Pour une femme, aller d'un point A à un point B, que ce soit à pied, en taxi ou en transports en commun, c'est donc jouer un rôle en permanence. Adèle confie s'être trouvée ridicule plus d'une fois lorsque, pour faire s'éloigner de potentiels agresseurs, elle a couru vers des groupes de jeunes femmes qu'elle ne connaissait pas en faisant semblant de faire partie du cercle. Elle n'hésite pas également à faire de grands signes dans la rue vers des connaissances imaginaires afin de faire comprendre à tous qu'elle n'est pas seule. Aurélia utilise le même genre de stratagème: «Il m'arrive aussi de faire semblant d'être au téléphone et de dire à la personne à qui je fais mine de parler que j'arrive, voire que je la vois au loin. Parfois, je fais même un signe de la main, comme pour dire “tu me vois toi aussi?”, le but étant d'être plus crédible».
«Refaire son lacet ou s'arrêter pour passer un faux coup de téléphone, c'est une technique vieille comme le monde»
Adèle, Aurélia et Myriam expliquent également qu'elles ont souvent tendance à ralentir lorsqu'elles sentent une présence derrière elles, et ce afin d'obliger la personne dans leur dos à les dépasser. «Refaire son lacet ou s'arrêter pour passer un faux coup de téléphone, c'est une technique vieille comme le monde, mais ça permet souvent de se rassurer», souligne Myriam. L'occasion pour Aurélia de rappeler que la nuit, lorsqu'on marche juste derrière une femme, il est appréciable de changer de trottoir ou de la dépasser sans tarder afin de ne pas l'angoisser. Un comportement qu'elle applique elle-même: «Tant que la femme n'a pas vu que je suis une femme aussi, elle aura sûrement peur que je marche derrière elle».
L'urgence d'une remise en question
En 2014, dans une série de tweets, la blogueuse féministe Crêpe Georgette (qui a supprimé son compte Twitter depuis) prodiguait quelques conseils bienvenus aux hommes souhaitant participer aux combats féministes. Parmi ses recommandations, il y avait effectivement le fait de changer de trottoir lorsqu'on marche derrière une femme seule. Le tweet en question lui avait valu un nombre hallucinant de réactions outrées, agressives puis ordurières, l'immense majorité provenant d'hommes trouvant qu'il était intolérable et ridicule qu'on leur demande un tel sacrifice.
Une preuve parmi tant d'autres de la différence de perception des déplacements dans l'espace public selon qu'on est un homme ou une femme (le genre n'étant cependant pas le seul critère qui fasse de vous une personne plus ou moins harcelée dans les lieux publics).
Pour Aurélia, la plupart des hommes ne sont toujours pas prêts à se remettre en question et accepter de modifier certains comportements. C'est d'ailleurs pourquoi elle ne parle jamais de ses stratégies d'évitement avec des hommes:
«Je ne pense pas qu'ils se rendent compte de tout ça, et je n'en parle jamais avec eux. Ils finissent toujours par vouloir dédramatiser. Depuis #MeToo, beaucoup de gars se disent féministes, mais selon moi, c'est souvent pour se donner bonne conscience ou se mettre en avant (même si j'imagine que certains le sont vraiment). Oui, les hommes peuvent comprendre qu'on fasse attention la nuit car on a peur, mais en revanche, ils ne saisissent pas pourquoi on peut refuser de prendre l'ascenseur seule avec un inconnu, ce qui est mon cas. Je ne suis pas sûre que les hommes soient en mesure d'accepter qu'à cause du groupe social auquel ils appartiennent, les femmes modifient, souvent de façon extrême, leur façon de vivre. Alors autant ne pas perdre mon temps à leur en parler.»