Réinventer l’école et l’éducation est une idée qui a précédé la Première Guerre mondiale. Au lendemain de ce conflit, après les champs de ruines et les millions de morts, des pédagogues ont voulu inventer une éducation nouvelle. Une éducation qui empêcherait ce type de tragédie de recommencer.
C’est cette histoire que la réalisatrice Joanna Grudzinska racontait dans un magnifique film, Révolution école (1918-1939), diffusé sur Arte en 2016.
Le documentaire regroupant de magnifiques archives parle de Rudolf Steiner, Maria Montessori, Célestin Freinet, Alexander S. Neill, Ovide Decroly, Paul Geheeb ou Janusz Korczak, qui ont chacun et chacune inventé des méthodes d’éducation. Ils appartenaient à la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle fondée par le Suisse Adolphe Ferrière.
Ces pédagogues n’ont pas réussi à instaurer l'éducation qui permettrait d'éviter une autre guerre mondiale, mais leurs méthodes ont traversé le temps.
«La guerre a constitué un moteur pour ces pédagogies, raconte le film. Il y a eu après-guerre une rencontre entre des manières d’apprendre et des valeurs, en particulier de l’éducation à la paix. La question des pédagogues de l’entre-deux-guerres était: comment éduquer à la paix? Comment élever des enfants qui ne feraient plus jamais la guerre?»
C’est bien là que la coopération entre élèves prônée par l’Éducation nouvelle prend un sens bien différent de celui que proposent aujourd’hui les écoles labellisées Montessori, ou du moins retrouve une force politique, celle du projet de départ, engagé et pacifiste.
Que reste-t-il de ces idées aujourd’hui?
«Ces méthodes demeurent présentes car elles sont efficaces, mais leur esprit pacifiste n’est plus présent. Les défenseurs de l’Éducation nouvelle étaient radicaux dans leurs convictions humanistes: on pouvait éduquer partout et on pouvait éduquer tout le monde. Ces pédagogies étaient très inclusives. Aujourd’hui, elles semblent surtout réservées à ceux qui en connaissent l’existence (si on parle de certaines écoles ou classes du public), à ceux qui ont les outils intellectuels ou culturels pour élever leurs enfants selon leurs principes ou à ceux qui ont les moyens économiques d’accéder aux écoles privées dans lesquelles elles sont pratiquées. Finalement on est dans la reproduction d’une exclusion.»
Cette idée d’exclusion n'est pas anodine, car elle est totalement contraire à l’esprit des fondateurs qui, à l'inverse, avaient une vision très inclusive de l’éducation –l’éducabilité de tous les enfants fait partie de leurs idées fortes. Maria Montessori a commencé à enseigner dans l’école d’un quartier très pauvre de Rome, Janusz Korczak enseignait dans un orphelinat à Varsovie.
«Il ne s’agissait pas de “vivre ensemble” maintenant et tout de suite mais de construire cette idée»
Alors que de nos jours, le vivre-ensemble est quelque chose qu’on voudrait décréter sans réfléchir au comment de ce commun, Joanna Grudzinska souligne que pour les pédagogues qui inventent pratiquement cette idée pour l’école, il s’agit de construire le collectif par l’éducation:
«Le vivre-ensemble et la coopération étaient pensés à l’époque d’une manière beaucoup plus subtile qu’aujourd’hui. Il ne s’agissait pas de “vivre ensemble” maintenant et tout de suite mais de construire cette idée. Et cela passait par des objets comme des pièces de théâtre, des poèmes. Une capacité à faire que le fait d’être ensemble s’opère par le bais d’un travail qui lui, n’était pas forcément collectif. La coopération se construit dans le temps et se cultive avec le goût de l’autre. Cela pouvait passer par l’apprentissage des langues, par exemple. Et l’internationalisme, donnée fondamentale de l’Éducation nouvelle, n’est plus de mise aujourd’hui.»
Passionnant de voir comment des idées éducatives se transforment avec le temps. Là ou des pédagogies étaient pensées pour la paix et dans l’ambition que les enfants appartiennent à un monde sans frontières avec une «curiosité pour l’autre», l’idée qui prévaut désormais, c’est que ces écoles apportent un avantage compétitif. Et une autre, moins formulée mais bien prégnante: qu’elles permettent de se préserver d'une forme d’entre-soi dont les parents se gardent bien de penser qu’elle puisse avoir une dimension politique.
Enfants heureux, adultes meilleurs
Mais il y a cent ans, les idées novatrices sur l’éducation prenaient aussi racine dans le traumatisme de la guerre et la proximité de la mort.
«Les pédagogues, professeurs, il faut s’en souvenir, sont revenus du front blessés. La guerre, c’est aussi un moment de remise en cause de la masculinité pour des hommes qui, au front, se sont soignés les uns les autres. Le pédagogue de l’Éducation nouvelle revendique (déjà) de dégenrer l’éducation et de penser l’autorité qui n’est pas une incarnation du pouvoir. Et surtout pas du pouvoir absolu et d’autorité absolue. C’est pour cela que l’Éducation nouvelle parle d’autogestion, une idée très forte à l’époque.»
Enfin, ces pédagogies laissent une place plus large à la créativité et l’expression des émotions. Les émotions des élèves sont valorisées car elles ne doivent pas faire obstacle aux apprentissages ou même, elles doivent être prises en compte comme des supports pour ces apprentissages. Or cette valorisation des émotions, note Joanna Grudzinska, est très présente dans la nouvelle économie et les réseaux sociaux. On le sait, les fondateurs de Google (Sergey Brin et Larry Page), celui d'Amazon (Jeff Bezos) et bien d’autres ont été scolarisés dans des écoles Montessori. On sait la place des émotions sur les internets, on ne sait pas si elles y sont au service de l’apprentissage et du progrès. Ou de la paix. Reste qu'elles contribuent peut-être à améliorer l’efficacité du travail collectif en le rendant plus collaboratif.
Mais alors, que reste-t-il des valeurs? Pour Grudzinska, les pédagogues de l’Éducation nouvelle, qui ne partageaient pas tous les mêmes engagements politiques, s'accordaient sur l’idée que ces méthodes pédagogiques étaient au service du développement de l’être humain et non de l’argent ou d’un pouvoir. Pourtant, en raison de leur «efficacité effarante», elles ont été mises au service de totalitarismes (les nazis comme les régimes communistes ont repris leurs principes) ou d'un libéralisme aveugle.
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Ces pédagogies portées par une urgence folle, celle de penser la survie du monde après la catastrophe, conservent un potentiel subversif. Et pas seulement parce qu'elles remettent en cause les rapports d’autorité: chez les pédagogues des années 1920, il y a aussi la notion de bonheur. C’est à mon sens une idée qui a tout à voir avec la vitalité qui anime les survivantes et survivants d'une catastrophe. Une idée qu’on retrouve dans le programme du Conseil national de la Résistance, à qui l'on attribue la paternité de notre modèle social. Ce programme s’appelait «Les jours heureux». Alors que l’Europe pleurait des millions de morts, des enseignants se sont dit que pour éduquer à la paix, et peut-être tout simplement pour que les enfants vivent mieux et qu’ils vivent vraiment, il fallait que l’école s’occupe de les rendre heureux. Elle en ferait ainsi des adultes meilleurs. Une idée centenaire et toujours nouvelle.