Il était une fois une jeune traductrice un peu enceinte, qui cherchait à élargir son éventail de pratiques tout en restant dans le domaine pour lequel elle avait reçu un diplôme à l’issue de cinq années d’études. Elle frappa à la porte d’un laboratoire de sous-titrage qui recrutait de nouveaux talents et leur promettait du travail en free-lance après une rapide formation in situ.
La traductrice passa un test qu’elle remporta haut la main et se présenta au laboratoire pour débuter sa formation de deux jours. Le premier se déroula sans encombre. Au matin du deuxième jour, elle eut affaire à une formatrice différente de celle de la veille.
- Euh, mais, tu, tu es enceinte, non?, demanda-t-elle à la traductrice qui commençait à bedonner.
- Oui, répondit la jeune femme irradiant de bonheur, de fierté hormonale et de bouffées de chaleur.
- Ah, mais, euh, ça ne va pas être possible, on ne va pas te prendre. Tu ne vas pas être assez disponible avec un bébé, désolée. Nos délais sont très serrés. Vraiment désolée, hein.
Ce fut la carrière la plus courte de l’histoire du sous-titrage. La mienne.
Bon, pas exactement. Quelques mois plus tard, j’ai recontacté le laboratoire, SDI Media. Je n’ai pas raconté ma mésaventure à mon nouvel interlocuteur et j’ai été re-recrutée à distance.
Besoins massifs en traduction
Après que j’ai sous-titré quelques films, on m’a prévenu que les tarifs allaient baisser. Je me suis jointe aux autres traducteurs et traductrices pour protester, et nous nous sommes mis «en grève» –dans la mesure où des free-lance peuvent faire grève, puisque personne n'est de toute façon salarié. Le laboratoire a très vite annoncé qu’il virait tout le monde, et il a recruté à notre place des gens qui avaient passé le test de recrutement mais ne l’avaient pas réussi.
Cette histoire date du début des années 2000, autant dire une éternité –mon bébé passe son bac cette année. À l’époque, les sites de streaming étaient embryonnaires et le sous-titrage principalement destiné au cinéma et à la télévision. En moins de vingt ans, ce paysage s’est radicalement transformé.
Aujourd’hui, le domaine de la traduction de sous-titres s’est élargi au monde des séries, dont l’essor pharamineux n’a échappé à personne. Les plateformes comme Netflix et Amazon Prime Video proposent de nombreuses séries qu’elles produisent elles-mêmes et qui doivent être sous-titrées et doublées.
Avec 137 millions de personnes abonnées, Netflix propose dans une vingtaine de langues des films et des séries majoritairement tournées en anglais. Il lui a donc fallu recruter du monde pour rédiger les sous-titres – pour un job d'adaptateurs ou adaptatrices– afin de les rendre accessibles dans tous les pays où l'offre est commercialisée.
Le sous-titrage est l'un des nombreux métiers de la traduction. Il s’inscrit dans le domaine de la traduction audiovisuelle, qui comprend également le doublage (quand les personnages du film étranger parlent dans votre langue à vous, et non, ce n’est pas la traductrice qui parle, c’est une actrice), et le voice-over (la voix qui couvre la voix anglaise en fond sonore dans les documentaires sur le peuple américain qui mange trop de hamburgers).
Voici comment ça fonctionne, à la louche: l’auteur de sous-titres –appelons-le Kevin– reçoit le film sous forme de fichier informatique, ainsi que le script. Parfois, Kevin va devoir «caler» ses sous-titres lui-même dans le film, c’est-à-dire calculer à quel moment le sous-titre va apparaître, et à quel moment il va disparaître: c’est le repérage. Il faut bien sûr que le public ait le temps de lire, et que le maximum d’infos soit traduit dans un minimum d’espace.
Naturellement, Kevin doit avoir une très bonne connaissance de la langue d’origine (très souvent l’anglais, mais pas que) et une solide maîtrise de la langue d’arrivée (sa langue maternelle, qu’il est prié d’écrire sans faute). Il va devoir comprendre et adapter les jeux de mots et repérer les références culturelles, et quand il s’agit de films ou de séries «d’époque», éviter soigneusement les anachronismes. Bref, Kevin est un traducteur professionnel qui a reçu une solide formation audiovisuelle.
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Recrutement par algorithme
Or, un beau matin d’avril 2017, Kevin s’est réveillé avec une bonne petite gueule de bois. Un ami bien intentionné lui a appris la veille que Netflix lançait une campagne de recrutement de traducteurs et traductrices. Excellente nouvelle! Les médias décrivaient d’ailleurs l’événement comme une occasion de boucler ses fins de mois blotti au fond de son canapé, un chat ronronnant sur les genoux –«être payé pour mater des séries Netflix en avant-première», en somme.
Et il est vrai que vu le nombre de fansubbers qui sévissent (soit les personnes qui sous-titrent bénévolement et en amateur une série et en font profiter le public), on pourrait croire que le sous-titrage est à la portée de tout le monde. Scoop: non. Un petit tour sur le tumblr «Les sous-titres de la honte» vous en convaincra assez vite.
Via «Les sous-titres de la honte»
La plateforme de recrutement lancée par Netflix pour le sous-titrage s’appelait Hermes –s’appelait, parce qu’elle est désormais fermée. Seule condition préalable pour passer le test: comprendre l’anglais. Pas besoin d'être traducteur de profession, d'avoir le moindre diplôme, une expérience quelconque, savoir écrire sans faute: non, juste comprendre l’anglais. Ça ratissait large.
La raison de la création d'Hermes? Netflix voulait engager «les meilleurs traducteurs du monde» et justifiait son initiative par le fait qu’il était très compliqué de recruter des pros efficaces, puisqu’il n’existait aucune base de données fiable pour en trouver. Ce qui est totalement bidon: en France par exemple, il suffit de se rendre sur le site de l’Ataa (Association des traducteurs / adaptateurs de l’audiovisuel) pour trouver un annuaire.
Las de proposer des traductions de mauvaise qualité, Netflix aurait pris le taureau par les cornes et lancé cette campagne de recrutement. Le test Hermes, en cinq parties, était constitué de QCM où il fallait choisir une traduction de sous-titre parmi plusieurs possibilités et d’une épreuve de sous-titrage. À l’issue du test, en cas de succès, on se voyait décerner un «numéro d’identification Hermes», immatriculation définitive permettant de travailler officiellement pour Netflix via un fournisseur officiel.
Les signalements de bugs n’ont pas tellement tardé. Certaines personnes se sont étonnées d’obtenir leur résultat sitôt la dernière réponse donnée –ce qui laissait penser que les tests étaient corrigés par un algorithme sans la moindre intervention humaine– ou de ne l'avoir jamais reçu. D'autres ont signalé qu’aucune des réponses proposées ne convenait vraiment.
Tarif à la minute
Kevin a donc passé le test Hermes et s’est vu attribuer une note (en pourcentage) qui le déclarait apte à traduire pour Netflix. Il s’est donc demandé combien il allait toucher pour ce travail –enfin pour ce passe-temps rémunéré au fond de son canapé, etc, etc.
Eh bien ça dépend. Car la plupart du temps, Netflix ne gère pas directement ses traductions: l'entreprise passe par des fournisseurs, des «vendors», qui eux sous-traitent aux personnes supposées disposer du fameux numéro Hermes. Et surtout, gros problème pour Kevin qui s’est vu proposer la traduction d’un épisode de série aux personnages ultra-bavards, Netflix paie à la minute –pas la minute de travail, hein, la minute de film. Or, dans le secteur «classique» du sous-titrage, l’usage est de payer au sous-titre.
Belinda Milosev, traductrice / adaptatrice pour le cinéma, explique ainsi qu’à durée de film identique, sous-titrer un film comme The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson lui a pris beaucoup plus de temps et d’énergie que Les Schtroumpfs et le village perdu. Il paraît évident que traduire un film ou une série bourrée de dialogues, de références culturelles et de blagues va durer beaucoup plus longtemps qu’un film d’action dont les conversations sont rares et restent au premier degré. Belinda travaille pour des studios de cinéma qui paient encore au sous-titre. Si elle était payée à la minute, elle ne s’y retrouverait pas.
«Entre un film d'action taiseux et un Woody Allen bavard, pour la même durée à traduire et donc la même rémunération, le nombre de sous-titres peut varier du simple au double.»
À l’instar de Netflix, de plus en plus de laboratoires proposent pourtant de payer à la minute. Comme le dit Anne-Lise Weidmann, traductrice indépendante spécialisée en sous-titrage et voice-over travaillant notamment pour Netflix, «les tarifs à la minute se sont beaucoup répandus ces dernières années en sous-titrage télé / VOD / DVD et sont presque toujours une arnaque: entre un film d'action taiseux et un Woody Allen bavard, pour la même durée à traduire et donc la même rémunération, le volume de dialogues et donc le nombre de sous-titres peuvent varier allègrement du simple au double. Pour Arte, personnellement, je suis toujours payée au sous-titre (ou au feuillet dans le cas du voice-over), mais de moins en moins de clients appliquent ce mode de rémunération –évidemment, un tarif à la minute permet de savoir à l’avance combien va coûter la traduction, on voit bien pourquoi c'est intéressant pour nos clients. Mais en dessous d'un certain seuil, c'est très rarement avantageux pour le traducteur.»
C'est pourquoi les spécialistes de la traduction dans l’audiovisuel rechignent souvent à accepter des tarifs à la minute, qui varient, qui plus est, en fonction de l’âge du capitaine. Comme le plus souvent, Netflix passe par un laboratoire, c’est ce dernier qui fixe le tarif en fonction du budget alloué par Netflix et de ce qu’il est prêt à payer.
Or, les fansubbers et autres qui ont passé et réussi le test Hermes sans pour autant avoir les compétences nécessaires pour faire du bon travail vont facilement accepter une proposition de tarif dérisoire qu'une personne chevronnée mettra directement à la corbeille.
Netflix n’a pas de budget affecté spécifiquement à la traduction. Chaque production a un budget «content» [«contenu»] dévolu à chaque prestataire qui sous-traite la traduction et fixe lui-même les tarifs. Un même traducteur peut donc recevoir plusieurs propositions de travail «pour Netflix» de la part de différents laboratoires, à des tarifs allant du simple au triple.
Préjudice d'image
Cela explique sans doute la qualité parfois médiocre –voire carrément catastrophique– et le côté terne de beaucoup de sous-titres proposés par Netflix. La plateforme se contente souvent d’un travail qui n’est juste pas mauvais, ce qui porte préjudice à la qualité de son image et à celle du film.
Si certains sous-titres sont de bonne facture, ils se contentent souvent de restituer le sens global de l’action en faisant l’impasse sur les nuances, les néologismes, les tournures parfois très travaillées de l’original. Dans l’espace restreint d’un sous-titre, il n’est certes pas toujours possible de transmettre l’intégralité de l’intelligence d’une langue, mais la fadeur n’en est pas moins inexcusable.
D’autres fois, le sous-titrage est franchement mauvais, déplore Lilia Adnan, traductrice / adaptatrice membre de l’Ataa, qui traduit des voice-over pour Netflix par l’intermédiaire de prestataires et qui dispose du fameux numéro Hermes –«tous les labos ne me le demandent pas pour travailler pour Netflix», précise-t-elle d’ailleurs. Des traductrices comme Laura Cynober, qui a permis à des générations entières de se tordre de rire devant les épisodes de Friends en produisant des sous-titres d’une excellente qualité, font un véritable travail d’autrice.
Netflix a mis en place une plateforme de traduction en ligne appelée «Netflix Originator», très automatisée, qui propose les fichiers déjà dotés de sous-titres en VO et dont le repérage peut ne pas correspondre avec celui qu’imposerait la langue vers laquelle traduire, et dont les outils de sous-titrage sont malaisés à utiliser par des pros.
En juin 2017, peu de temps après le lancement de la plateforme Hermes, des membres de l’AVTE (AudioVisual Translators Europe, qui fédère les associations professionnelles européennes d’adaption et de sous-titrage) ont rencontré un représentant de Netflix et ont tenté d'entamer un dialogue sur les conditions de travail des traducteurs et traductrices.
«Aucun QCM au monde ne peut restituer la subtilité des choix que l'on peut faire en traduction.»
Selon Jean-François Cornu, membre du conseil d’administration de l’Ataa, ce représentant a «écouté poliment, s'est contenté de porter la bonne parole de l’entreprise et rien de plus». Un constat confirmé par Estelle Renard, vice-présidente de l’Ataa, qui rapporte que les doléances alors présentées par l’AVTE sont restées lettre morte, notamment quant au fait qu’Hermes soit «gérée par des algorithmes»: «Aucun QCM au monde ne peut restituer la subtilité des choix que l'on peut faire en traduction. À noter que des traducteurs expérimentés, auteurs de sous-titrage dont la qualité est universellement reconnue, ont échoué au test!»
Une autre rencontre a eu lieu en octobre 2018, soit juste après la fermeture de la plateforme Hermes, où les représentants de Netflix ont eu l’air d’être davantage à l’écoute des revendications. Était-ce parce qu’ils s’étaient rendu compte de son insuffisance, ou parce que Netflix a décidé d’adopter une autre méthode?
Pour les productions «maison», explique Jean-François Cornu, il existe une plateforme récemment mise en place à laquelle les traducteurs et traductrices ont directement accès. «C'est une sorte de foire d'empoigne en ligne, où les missions à traduire apparaissent. Et là, c'est premier arrivé, premier servi, sans aucun souci de cohérence du point de vue d'une série, par exemple», déplore Estelle Renard. Une course à l’échalote que l'on imagine difficilement tolérable si on la déplaçait dans d’autres secteurs.
Pour résumer, avec ses méthodes de rouleau compresseur, Netflix tire les tarifs et la qualité vers le bas. Ce qui porte un préjudice d’image aux équipes de création de films et de séries mal doublées ou sous-titrées: ce n’est pas rendre justice à un film que de l’édulcorer de sa substance ou, pire encore, de prendre le risque de truffer sa traduction d’erreurs pour faire des économies.
Ubérisation généralisée
D’un autre côté, le public habitué aux sous-titres indigents des fansubbers n'est pas toujours à même de se rendre compte que le sous-titre est mauvais ou médiocre –allez, encore un petit pour la route.
Via «Les sous-titres de la honte»
Tant que le sens, y est, après tout... Et puis quand on regarde des heures de série à la suite, peut-être s’attache-t-on moins à la qualité de la traduction qu’à l’intrigue et aux images?
La traduction des sous-titres est bien intégrée dans le phénomène d'«ubérisation» généralisé signalé par Télérama ou Big Browser lors du lancement de la plateforme Hermes par Netflix.
Et comme dans tous les cas d’ubérisation, où sous prétexte d’ouvrir le champ des possibles du travail, on appauvrit en réalité et sa qualité et son niveau de rémunération, le domaine du sous-titrage est en passe de s’uniformiser vers le bas en tombant dans le low-cost. Ce qui complique la vie des pros et nuit à la qualité des œuvres culturelles.
Les spécialistes du sous-titrage, qui voient leurs tarifs baisser, constatent que d'autres, non qualifiés, travaillent –mal– pour moins cher sans que cela fasse réagir les donneurs d’ouvrage ou le public. Quand on leur renvoie en plus une image d’oisifs qui bossouillent au fond de leur lit, il est bien normal de l'avoir mauvaise.
Mais on trouve encore pire: une plateforme formidable qui prône le partage gratuit du savoir et l’abolition des frontières de l’intelligence, et qui fait uniquement appel à des bénévoles pour traduire ses conférences. Vous aurez reconnu Ted, génial site de conférences en ligne, qui explique avoir «cédé à une demande populaire», où des «internautes passionnés ont commencé à nous demander s’ils pouvaient traduire les conférences afin de les partager avec leurs amis et leur famille. […] Reconnaissant qu’il y avait un réel besoin, TED a développé un système qui permet aux bénévoles de traduire leurs conférences préférées dans n’importe quelle langue.»
Du travail gratuit, donc. Bon. Kevin est allé voir son coiffeur, son boucher et son prof de gym avec le même argument, mais malgré son «réel besoin» de partager son look, un filet mignon et des abdos en béton avec ses proches, pas moyen de les convaincre de travailler à l’œil. Il ne se l’explique pas.