Il est amusant de constater que le sujet des pratiques sexuelles, s'il nous rapproche tous et toutes en tant qu’animaux, ne cesse paradoxalement de diviser, de préjugés en avis désapprobateurs. Pour beaucoup, le sexe est malheureusement empreint d’une crasse qui en fait un sujet indécent, sale, à bannir.
Par extension, les personnes qui en ont fait leur métier sont l'objet d'une stigmatisation permanente. Parce que l’opinion publique semble n'avoir aucune envie de les défendre, l’État mène même une politique qui rend leur travail précaire, voire dangereux. Un état de fait qui contraint donc les travailleurs et travailleuses du sexe à mener de véritables batailles pour pouvoir exercer leur métier dans la dignité.
Les témoignages que l’on entend le plus vont dans le sens des croyances populaires. On oublie vite que dans King Kong théorie, Virginie Despentes expliquait que ses années de prostitution lui avaient semblé être une expérience passionnante, jusque dans ses zones d'ombre.
En revanche, on retient illico le témoignage sensationnaliste, bien que très fouillé, de Robin D'Angelo dans son livre Judy, Lola, Sofia et moi. Pendant un an, le journaliste a infiltré au plus près le monde du porno amateur, dont Jacquie et Michel ont contribué à l’expansion. Son constat est glaçant, même si sans surprise: dans le monde du porno low cost, les filles sont tristes, fragiles psychologiquement et financièrement, et leurs corps sont utilisés à l’envi par des producteurs et réalisateurs peu scrupuleux, voire totalement dépourus de morale.
Redistribuer la parole
Le récit de Robin D'Angelo a beau être édifiant, il est important que d'autres voix discordantes résonnent. L'immersion du cinéma X dans le quotidien ne doit pas se limiter aux «Merci Jacquie et Michel» scandés dans certaines cours de récré, ni aux éructations des chroniqueurs et chroniqueuses de «Balance ton post!», la dernière émission de Cyril Hanouna, qui invitait récemment son équipe à se prononcer pour ou contre le porno amateur.
Il faut que les personnes concernées puissent avoir voix au chapitre, et c'est un euphémisme: elles devraient systématiquement être invitées à prendre la parole lorsqu'il s'agit d'évoquer leur milieu.
Du 2 au 4 novembre, le Snap festival a eu lieu à Paris, avec pour ferme intention de changer les choses. Dans son communiqué, Marianne Chargois, organisatrice du festival consacré aux «Sex Workers, Narrative Arts and Politics», explique: «S’intéresser aux travailleurs-euses du sexe, c’est s’intéresser à toutes les questions de société majeures qui occupent nos actualités politiques et médiatiques: à savoir les migrations, les minorités de genres et de sexualités, la justice sociale. Aussi souhaitons-nous rappeler que ce festival n’est pas uniquement un rendez-vous communautaire, mais bien une adresse au grand public, aux non-initiés, une invitation à toute personne et organisation concernée par les enjeux féministes et de droits humains.»
Un succès selon Carmina, réalisatrice, actrice et productrice de films pornographiques, camgirl et chargée de la communication de l’événement. Elle se félicite notamment que le festival ait accueilli des personnes «qui n'étaient pas travailleurs ou travailleuses du sexe et qui étaient très à l'écoute, intéressées et enthousiastes à l'idée de poser des questions et d'interagir avec les intervenants».
La programmation était riche en documentaires. Parmi les moments forts, la projection de Crossings – Migrant Sex Workers Stories, qui fut suivie d’une table ronde autour des lois anti-migratoires, des législations sur le travail sexuel en France et en Europe, et de leurs conséquences sur les vies des personnes en parcours de migration. Le déjà multirécompensé Là où les putains n’existent pas d’Ovidie, sur le parcours sordide d’une mère prostituée en Suède, a de nouveau créé l'émotion.
D'autres rencontres ont permis d'écouter des sex workers, mais également des expertes et experts, des chercheurs et chercheuses, des spécialistes du droit français sur le travail du sexe. Le Snap proposait tout simplement de sortir des clichés en partant à la rencontre d’un univers en marge, qui souffre de la violence citoyenne comme étatique.
Admettre l'importance du porno
Stigmatiser systématiquement tout ce qui a trait aux travail du sexe, c'est oublier celui, formidable des réalisatrices et productrices de films indépendants se tournant vers le désir et le plaisir féminin –comme le studio Four Chambers ou les productions Carré Rose. C'est aussi s'empêcher de réaliser l’importance du travail quotidien des prostituées et prostitués auprès des personnes souffrant de handicap, ou encore la visibilité que certaines minorités opprimées –trans*, gay, lesbiennes, personnes non genrées– ont acquises via le cinéma pornographique.
Le cinéma porno n’est pas seulement un amas informe de corps malmenés à l’extrême dans la frénésie impersonnelle des tubes, ces sites qui mettent gratuitement à disposition une quantité pléthorique de vidéos. Dans le texte «Comment se saisir de la pornographie», tiré du livre Culture Pornographique, anthologie des porn studies dirigé par Florian Vörös, Laura Kipnis écrit: «Il est désormais courant pour les historiens et historiennes de l’art et les universitaires de déceler dans les pornographies visuelles et littéraires du passé des significations allégoriques, voire une portée politique.»
«Les gens “font” des choses avec le porno, et la pornographie peut être comprise comme un “objet social”.»
Le porno n’est pas juste du porno. Il peut aussi être œuvre d’art, comme le dépeint Bertrand Bonello dans son film Le Pornographe, mais également brûlot politique, comme dans les productions de Bruce LaBruce, ou même juste le témoignage de son époque.
C'est ce qu'explique Sharif Mowlabocus dans le texte «Porno 2.0? La centralité de l’utilisateur dans la nouvelle industrie du porno en ligne», disponible dans le livre dirigé par Florian Vörös: «Les gens “font” des choses avec le porno, et la pornographie peut être comprise comme un “objet social”.»
Ne pas admettre l’importance de la pornographie en tant que création à part entière, et le travail du sexe comme travail à part entière, revient à jeter l’opprobre sur des centaines d’artistes, de militantes et militants, de personnes en besoin de protection et de reconnaissance. À commencer par les plus fragiles socialement, c'est-à-dire les personnes immigrées et les femmes seules, avec ou sans enfants.
Dénoncer la pénalisation des clients
Il faut dire qu'en matière de prostitution, le bilan n’est pas plus brillant. Au lendemain du festival, le Conseil d'État a commencé l'examen d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contre la loi prostitution d’avril 2016 pénalisant les clients, déposée en septembre par neuf associations –dont Médecins du monde et le Strass, le Syndicat du travail sexuel– et cinq travailleuses du sexe.
Selon les travailleurs et travailleuses du sexe, le texte –qui s'inspirait de la législation suédoise– a accentué leur précarité en baissant drastiquement leurs revenus et en les obligeant à accepter des conditions de travail toujours plus risquées. Ce bilan négatif a trouvé son acmé lors du meurtre en août de Vanessa Campos, prostituée trans* tuée par balle dans le bois de Boulogne, alors qu'elle tentait d'empêcher des agresseurs de dépouiller un client.
«Je pense que mon militantisme est né de cette stigmatisation, qu'elle soit dirigée vers moi ou vers mes collègues.»
La loi, qui propose également un protocole de sortie de la prostitution, a également été dénoncée par les sex workers et les associations pour la simple raison que les conditions d’accès et les modalités pratiques ne permettaient pas de répondre aux besoins réels des personnes en situation de demande.
L’aspect militant du Snap festival est souligné par Carmina: «De manière assez égoïste, je pense que mon militantisme est né de cette stigmatisation, qu'elle soit dirigée vers moi ou vers mes collègues. J'en ai eu marre d'observer le changement d'attitude des gens dès que tu parles de ton métier, et puis j'ai commencé à ressentir la peur à chaque fois que je voyais les gros titres racoleurs dans les media. “Une prostituée assassinée”, “Une actrice porno se suicide”... et si c'était une de mes amies? Ou cette fille géniale que j'ai interviewée la semaine dernière? Ou avec qui j'ai tourné le mois dernier?»
Consommer éthique
Carmina encourage les spectateurs et spectatrices de pornographie à faire preuve de bon sens dans leur façon de consommer: «Pour consommer le porno de manière éthique, il faut se pencher plus en détail sur les crédits de ce que l'on regarde. Si j'ai payé ma vidéo, parfait, mais est-ce que je peux soutenir les performers autrement, ou mieux (dons, achat de merchandising, etc.)? Si je la regarde gratuitement: est-ce légal? À vrai dire, on devrait se poser les mêmes questions pour tout ce que l'on achète.»
Parallèlement à son choix de proposer au public des performances liées au sexe et des concerts, le festival Snap a aussi et surtout laissé l’opportunité à toutes les personnes majeures qui le souhaitaient d’entendre des voix que l’on n'entend pas assez, les sex workers. Car il n'y a pas que les pornstars (dont le statut est en réalité bien moins proche des paillettes que l'appellation ne le laisse entendre), et car on entend déjà assez les personnes qui militent contre toute forme de travail du sexe.
Malgré la frilosité des sponsors à aider un tel événement et le refus de la classe politique de soutenir un sujet aussi clivant, le Snap festival est parvenu à se monter. Et, on l’espère, reviendra à Paris l’année prochaine pour une deuxième saison tout aussi riche en rencontres et en témoignages nécessaires. Il est temps que l'on apprenne à vraiment connaître les travailleurs et travailleuses du sexe.