Les outils numériques ont modifié la psyché et les modes de vie des ados, et on est loin d’avoir saisi toutes les facettes de ce séisme. Notamment, ils ont renforcé les brouillages dans les repères d’âge. Alors que ces jours-ci, l’actualité se polarise sur leur usage dans la délinquance scolaire, mettant en lumière des presqu’enfants qui agissent comme des adultes sans foi ni loi, une autre réalité se dévoile à travers des études: celle d’adolescentes et adolescents préférant se lover dans la sécurité de l’enfance. De fait, selon les contextes sociaux et familiaux, on assiste à une stupéfiante dérive des continents entre profils d’ados.
Observe-t-on (aussi) la fin de la fureur de vivre chez les ados? Chez eux, les pratiques d’excès et de transgression connaîtraient un déclin. Maintes statistiques l’attestent. Que les politiques n’aient pas claironné sur le sujet, que les spécialistes de la jeunesse et les chercheurs ou chercheuses n’aient pas approfondi ces résultats surprend. Dit autrement, une partie des jeunes serait-elle en train de devenir «vieille» ou, point de vue inverse, de vouloir rester enfant plus longtemps?
Moins de sexe, drogue et rock'n'roll
Un premier constat. Les suivis de comparaison internationale sur la santé des jeunes menés par l'OMC (données 2013-2014) montrent, sur environ deux décennies, une réduction globale de la consommation d’alcool, une diminution du nombre de personnes ayant eu une relation sexuelle avant 15 ans, et ce en particulier dans plusieurs pays européens tels que le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Bien sûr, inutile de trop s’attarder sur cette image d’ados sur la pente de l’ascétisme, de fortes disparités existent selon les pays, reflétant des spécificités culturelles –par exemple, les relations sexuelles sont plus précoces dans les pays nordiques.
Parallèlement, le cannabis, pour lequel la France et le Canada détiennent la palme d’or de la consommation, continue d’être souvent présent dans la vie des jeunes, au moins comme expérimentation. Pour l’alcool, la prévalence varie peu en fonction du niveau économique de la famille. En revanche, alors que la consommation de cannabis en France est corrélée avec les milieux aisés, pour le Canada c’est exactement le contraire: la consommation croît avec la pauvreté.
Des statistiques récentes de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) portant sur les 17 ans accréditent le sentiment que quelque chose a bougé sur la planète jeunes. Tabac, alcool, cannabis, autres drogues: une réduction assez radicale de toutes ces consommations apparaît entre 2014 et 2017, quel que soit l’angle sous lequel elles sont observées. Quelques exemples sur ces trois années:
- la consommation de tabac intensive (plus de dix cigarettes par jour) a diminué du tiers, aujourd’hui seulement 6,5% des garçons et 3,9% des filles s’y adonnent;
- l’alcoolisation régulière (au moins dix usages dans le mois) s’est aussi réduite du tiers et le binge-drinking, du quart (26% des garçons et 11,9% des filles continuent toutefois d’y succomber);
- la consommation régulière de cannabis (au moins dix fois dans le mois) s’est réduite (9,7% des garçons entretiennent néanmoins cette pratique);
- enfin, la même orientation à la baisse existe pour d’autres drogues illicites telles que la cocaïne, les champignons hallucinogènes ou l'ecstasy –notons que les jeunes en apprentissage ou sortis du système scolaire sont plus engagés dans ces consommations de produits psychoactifs que les élèves des lycées.
Des tendances identiques se dessinent dans d’autres pays (États-Unis, Australie, Royaume-Uni), au point qu’aujourd’hui plusieurs scientifiques s’interrogent sur les fondements de ce revirement spectaculaire par rapport à la culture du risque et de la déjante du début du XXIe siècle.
Appréciation défavorable des excès
À l’origine de ce changement de cap, plusieurs systèmes explicatifs s’entrecroisent. Tout d’abord, les jeunes consomment moins de substances addictives car elles et ils sortent beaucoup moins, font moins la fête, fréquentent plus rarement les boîtes et les lieux publics du divertissement. Rester chez soi, voilà un meilleur plan. Au Royaume-Uni, relayant une étude du Bureau national des statistiques de 2016, le Guardian a mené son enquête.
Il s’avère que les boîtes sont trop chères, offrent un décor impersonnel, la musique y est assourdissante et souvent sans intérêt, la foule et le bruit dégagent un sentiment d’oppression et certaines femmes redoutent les comportements masculins agressifs. Ainsi, les soirées de tous les excès ne bénéficient plus du tout d’une appréciation favorable –l’image de soi émergeant au petit matin, l’œil torve et éreinté de fatigue, prêt pour vingt-quatre heures de nausées et d’aiguilles dans la tête suscite plutôt l'aversion.
Le nec plus ultra, c'est la soirée «Netflix and chill»
Les photos de soirées déjantées, trophées de gloire du teenager sur Facebook des années 2010, signes d’une époque où l’on découvrait avec un esprit potache les potentialités d’internet, sont devenues ringardes. Les commentaires pleuvent: shame on you. Un autre diktat traverse les réseaux sociaux: il faut se sentir bien, en bonne santé et présenter un look avenant. En effet, Instagram, l’eldorado des marques du luxe et des nouveaux créateurs, donne à chacun et chacune l’envie d’être vue en pose «en forme et stylée», sur la piste de départ pour conquérir le monde, comme pour une couverture de Grazia ou de GQ.
Le cliché de la fureur de vivre ne galvanise plus les ados et la sociabilité à distance, prudente et maîtrisée via les écrans, connaît un vrai succès. Si elle ne remplace évidemment pas les rencontres en face à face, elle peut constituer un préalable aux rencontres amoureuses ou sexuelles. À l’époque de Tinder, aller draguer en boîte est plus aléatoire et casse le porte-monnaie. Le nec plus ultra, alors, c’est la soirée «Netflix and chill» –invitation à la maison pour voir un film et se détendre, avec les ambiguïtés sous-jacentes à ce projet.
Faire scintiller son image
Cette volte-face des comportements engendre des réflexions pessimistes sur le monde adolescent. En 2014, la psychologue Jean Twenge, dans Generation Me (Génération moi), impute à l’avènement du smartphone en 2007 cette rupture générationnelle. Les ados ne chercheraient plus à s’éloigner du foyer parental à un âge précoce pour des aventures festives et conviviales, ne viseraient plus à construire leur autonomie en effectuant des petits boulots et en passant leur permis de conduire. On observe chez elles et eux une montée à rebours du temps: «Les gens de 18 ans semblent en avoir 15, et ceux de 15 ans en avoir 13. L’enfance s’étire maintenant bien au-delà de l’âge de l’école secondaire», écrit Jean Twenge.
Parallèlement, on aurait affaire à une génération assez solitaire. Ses membres seraient facilement dépressifs notamment en raison des appréciations croisées des uns sur les autres dans les fils de discussion des réseaux. Quand on se sent moqué ou exclu, on l’est doublement parce que ces évaluations sont publiques et éventuellement virales. Sur ce point, la psychologue rejoint les critiques émises depuis 2012 par la sociologue Sherry Turkle.
La course aux diplômes freine son ardeur à se polariser sur des plaisirs immédiats néfastes pour les neurones
Celle-ci analyse les réseaux sociaux comme des outils grâce auxquels l’individu travestit son identité réelle et entasse les masques face à autrui, au risque de ne plus savoir qui il est. Elle insiste sur le tropisme narcissique qu'encourage la technologie –le narcissisme renvoie ici non pas au fait d’être autocentré et amoureux de sa propre image, mais désigne la personne qui cherche continuellement la validation de ses actes et de ses émotions par ses pairs, un besoin inextinguible de réassurance. Pour elle, cet individu accroché à l’idée de faire scintiller son image dans le brouillard numérique doit être abordé sous l’angle de sa fragilité psychique.
Une autre explication est aussi avancée: une partie importante de la jeunesse est engagée plus que jamais dans une course aux diplômes, ce qui freine son ardeur à se polariser sur des plaisirs immédiats néfastes pour les neurones. La pression parentale participe probablement de ce mouvement. Comme le souligne Jean Twenge à l’instar des spécialistes de la famille contemporaine, dans l’économie de l’information, qui favorise le haut niveau éducatif, les parents sont enclins à encourager leurs enfants à rester à la maison et à étudier. De plus, les dangers semblant venir de la rue et des quartiers, avoir sa progéniture à portée de vue, même rivée devant un écran, est vécu comme un moindre mal.
Ce «retour à la maison» replace la famille au cœur de la vie adolescente, tant pour le parcours scolaire que pour les loisirs. On n’a pas fini d’épiloguer sur ce modèle éducatif de plus en plus prisé, et qui questionne, à sa façon, des décennies d’encouragement à l’autonomie, la prise de risque, l’expérimentation tous azimuts, et bien entendu la rébellion. Les études ne font que commencer, et on est loin d’avoir saisi le sens de tous ces changements à l’œuvre.