Avoir de l'audience sur Internet n'est pas forcément un ticket d'entrée dans le monde du cinéma. La semaine dernière, au festival américain de Sundance, YouTube a annoncé le lancement de son service de location vidéo ($3,99, soit un peu moins de 3 euros le film) et présenté les réalisateurs associés au projet. Malheureusement, la conférence de presse à peine commencée, les organisateurs du festival ont prié tout le monde de quitter la salle. Google a beau avoir un capital de plus de 120 milliards d'euros, et YouTube recevoir plus d'un milliard de visiteurs par jour, quand Robert Redford réclame une salle, on la lui donne.
Mais les difficultés que rencontre YouTube ne se limitent pas à ça. Son nouveau service de location vidéo a été vivement critiqué, et même largement raillé. L'idée de YouTube, c'est d'utiliser le format vidéo classique du site pour permettre aux utilisateurs de louer des films qui ne sont pas diffusés au cinéma et absents des réseaux classiques de distribution. L'offre de lancement, cinq films indépendants, a rapporté seulement 4.300 euros la première semaine.
Et ce sont les utilisateurs même du site qui ont critiqué le service, expliquant qu'ils étaient choqués à l'idée de devoir payer pour quoi que ce soit. «C'est le début de la fin», écrit un utilisateur dans les commentaires, «je croyais que sur YouTube, le but c'était de regarder des vidéos gratuitement». Un autre rajoute: «Youtube ça devient des [sic] vendus», ignorant visiblement que YouTube s'est déjà «vendu» à Google en 2006, et pour plus d'un milliard d'euros.
La distribution en circuit fermé depuis 1894
Mais ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières, et c'est une erreur de sous-estimer le nouveau projet de YouTube et Google. Il est vrai qu'Apple et Netflix, leurs principaux concurrents, ont déjà leur propre service de location et offrent un catalogue beaucoup plus large, mais le projet de YouTube est bien plus radical et même, dans un sens, plus idéaliste, puisqu'il ne s'agit pas simplement de réussir dans l'industrie du film, mais de mettre à l'épreuve sa structure même. Et c'est une ambition similaire qui anime un autre projet de Google, et qui vise moins le succès commercial que l'innovation technologique: Android.
Ce que YouTube cherche à créer, c'est ce que l'entreprise appelle une «plateforme ouverte» pour distribuer des films. Selon Jim Patterson, chef de produit chez YouTube, une plateforme a été spécialement conçue pour «mettre tous les projets sur un pied d'égalité, pour qu'un film puisse se faire remarquer grâce à sa popularité et rien d'autre». Ça n'a pas l'air révolutionnaire, comme ça, mais en fait, si. La distribution des films est un circuit fermé (et plus du tout neutre) depuis 1894. Ce que propose YouTube avec son service de location, c'est une vision, même lointaine, d'un futur où le cinéma indépendant est une norme, et non plus une exception, où les réalisateurs se font connaître grâce à la viralité de leurs films sur Internet, et où les producteurs tiennent les rênes.
Il y a de la place pour le changement dans ce milieu, c'est évident. Le cinéma est une des seules industries à ne pas souffrir de la montée en puissance d'Internet. En 2009, malgré l'économie bancale et la menace du piratage, le cinéma a rapporté plus de 7 milliards d'euros aux Etats-Unis, et la location et les ventes de DVD 12 milliards. Quant aux films disponibles à l'achat sur Internet, le marché que vise YouTube donc, ils ont rapporté 72 millions d'euros, soit 0,3% du revenu total engendré par le marché du film.
Comment se fait-il que l'innovation technologique n'a pas atteint l'industrie cinématographique américaine au cours de ces dix dernières années? Une des raisons, c'est qu'un film ça met du temps à se télécharger, et qu'un ordinateur ne remplacera jamais un écran de cinéma (ou une grande télé). Qui plus est, les studios hollywoodiens ont la mainmise sur la distribution des films, que ce soit leurs propres productions grand public, ou bien les longs-métrages faits par des indépendants.
De nombreux films indés ne touchent pas le public
Pourtant, le nombre de films produits augmente chaque année, et à moins d'une débauche d'effets spéciaux ou d'un casting de célébrités, faire un long-métrage ne coûte plus aussi cher qu'avant. Mais aujourd'hui, si un réalisateur veut que son film soit projeté ailleurs qu'en festival, il lui faut trouver un distributeur; ce sont eux qui connaissent les exploitants, chaînes de télé privées et magasins de location et vente de DVD. Ce sont généralement les studios et quelques autres distributeurs qui décident du sort d'un film, lequel sortira au cinéma, et lequel ne sera jamais projeté hors du circuit festivalier — voire ne verra jamais une salle de montage. Chaque année, plus de 10,000 films sont soumis aux organisateurs du festival de Sundance, et l'année dernière, seulement 53 ont bénéficié d'une sortie en salles.
La vérité, c'est qu'aujourd'hui la plupart des films indépendants sont projetés dans quelques festivals avant de disparaître pour toujours. Un film typique de Sundance, comme par exemple Toute l'histoire de mes échecs sexuels, un de mes favoris de l'édition 2008, n'a presqu'aucune chance d'arriver jusqu'au public sous quelque forme que ce soit. Et c'est précisément cette lacune que la distribution en ligne pourrait combler —voire cela pourrait carrément renverser l'équilibre des forces. Les films qu'on peut louer sur YouTube, Apple et Netflix sont les héritiers du format DVD, et, en tant que tels, peuvent contrôler une grosse partie du revenu de l'industrie. Mais jusqu'à maintenant, plutôt que défier le système, la plupart des entreprises qui visent le marché online en font partie. La boutique en ligne d'Apple sort des nouveautés en même temps et au même prix que n'importe quel vidéo-club physique, et Netflix, à l'inverse d'Apple, possède un catalogue gigantesque, mais reste attaché au circuit de distribution traditionnel. Sur leur site Web, on peut lire qu'«avant tout, Netflix accepte des propositions venant de distributeurs que nous connaissons».
YouTube veut faire la différence en créant une «plateforme ouverte» à tous les films, et pas seulement à ceux déjà retenus par des distributeurs. YouTube veut donc permettre aux cinéastes de sauter la case distributeurs pour arriver directement à la case consommateurs. De plus, un cinéaste pourrait aussi très bien utiliser le système de location de YouTube pour construire un «buzz» autour de son long-métrage avant une sortie en salles ou une diffusion télé. Et si un producteur réussit à faire un film parce qu'il peut toucher directement le public, le succès de celui-ci dépendra alors des consommateurs et non plus des studios —du jamais vu, donc.
«Ce film a été fait pour être vu au cinéma»
C'est une vision un peu idéaliste des choses, et un peu simpliste aussi, je l'admets. L'obstacle le plus difficile à surmonter pour YouTube et sa plateforme ouverte, ce seront les distributeurs, qui pourront refuser de travailler avec des cinéastes ou des producteurs ayant mis leur film sur le site. Selon Mynette Louie, productrice de Children of Invention, un des cinq premiers films disponibles au lancement du service YouTube, les distributeurs sont habitués au schéma classique «cinéma, VOD [vidéo à la demande], DVD, Internet» et, dit-elle, «le moindre écart, et c'est la panique totale». Dans un sens, ce que veulent les distributeurs, ce sont des films totalement «vierges», pas des films que certains ont pu voir sur Internet. Mais alors, si mettre son film sur YouTube peut empêcher celui-ci d'être un jour distribué, utiliser le site pour faire sa publicité va s'avérer plus compliqué que prévu.
Et puis il ne faut pas oublier que la plupart des réalisateurs veulent faire des films pour le cinéma, pas pour des écrans d'ordinateurs. Alors à moins que YouTube rachète carrément des salles de ciné, l'impact de son nouveau service risque d'être plutôt limité. C'est grâce aux salles obscures qu'un film se fait une réputation, laquelle aidera éventuellement à obtenir une sortie DVD. Galt Niederhoffer a réalisé The Romantics, une des révélations de Sundance, avec Katie Holmes dans le rôle principal. Lorsque je lui ai demandé si elle pensait un jour ajouter son film au catalogue de location de YouTube, elle a répondu: «Je n'ai rien contre YouTube, et je ne suis pas snob, mais ce film a été fait pour être vu au cinéma.»
Reste à savoir si toutes ces inquiétudes ne sont qu'une simple question d'adaptation, si ce sont des difficultés surmontables ou bien carrément rédhibitoires. YouTube n'est de toute façon pas près de s'arrêter, et Google a tout compris des stratégies qui ne visent pas un succès à l'intérieur du système, mais qui cherchent plutôt à le renverser. Ça n'arrivera pas tout de suite, mais un jour, les films écloront sur Internet, et vivront au cinéma.
Tim Wu
Traduit par Nora Bouazzouni
Photo: film Toute l'histoire de mes échecs sexuels