Cette année, les jurées et jurés avaient le choix entre quatre textes très différents, mais qui réhabilitent tous l’imaginaire –point faible du roman français, dont la tendance à se fourvoyer consciencieusement dans des autofictions est de plus en plus navrante. Quatre textes inégaux mais écrits avec application, tous propres, sans surprise, en un mot "goncourisables", c'est-à-dire "bankables."
L’an passé, les jurés avaient récompensé L’Ordre du jour, un récit historico-littéraire sans grande saveur, gentiment consensuel et qui n’avait rien d’un roman. Sitôt lu, sitôt oublié.
Ce 7 novembre 2018, en récompensant Nicolas Mathieu, l'académie Goncourt renoue avec le récit romanesque, la fresque grand public, qui donne une leçon d’histoire, délaissant les formes brèves, ces romans vaguement prétentieux gorgés de phrases un peu tape-à-l’œil, pas trop, juste ce qu’il faut pour qu'à la lecture, on se sente flatté par le style.
Le choix du jury remet le Goncourt dans la norme des romans solides, épais, fouillés, ceux dont on peut se dire en les offrant: «Tu vois, je me suis pas foutu de ta gueule, y’a plus de 400 pages, on en a pour son pognon», et en les recevant: «Putain, mais pourquoi moi, jamais je vais lire ce truc, ça a l’air bien chiant.»
Mais ce vote ressemble aussi à un choix par défaut, comme si le jury prenait acte que le Goncourt n’est au fond que du viagra pour libraires, et qu’il serait absurde d’en espérer un chef-d’œuvre.
Quatre finalistes historiens et romanciers
Par bien des aspects, les trois finalistes malheureux avaient les atouts pour obtenir le sacre du bandeau rouge, et notamment l’ancrage historique, qui permet de donner l’air de rien une petite leçon de culture générale, voire de morale.
L’approche sociale prévaut dans Leurs enfants après eux et L’hiver du mécontentement, qui recourent au cadre de la désindustrialisation. Frère d’âme comme Maîtres et esclaves s’appuient sur une solide réalité historique pour peindre des personnages broyés par la mécanique d’événements qui les dépassent.
Favori des journalistes, David Diop n’est jamais que le 4.589e romancier à s’intéresser à 14-18 –il faut dire que le filon des nazis s’épuise un peu. Somme toute, on devrait créer une rentrée littéraire spécifique, une tranchée littéraire, avec un prix Verdun, ça laisserait de la place aux autres guerres.
Au moins Paul Greveillac s’est-il attaché à peindre la Chine de Mao, dont on ne sait quasiment rien au regard de ce que le maoïsme fut réellement, et il se place du côté des victimes, ce à quoi la littérature française, Sollers en tête, ne nous a pas toujours habitué. Ce jeune écrivain de 35 ans répond aux interviews avec un col Mao, ce qui montre qu’il a du goût ou le sens de l’ironie.
«L’hiver du mécontentement» **
En décrivant le Royaume-Uni pré-Thatcher, Thomas B. Reverdy rate une bonne occasion de faire un bon roman avec un bon sujet, et c’est bien dommage. Le récit est documenté, on sent que l’auteur a potassé son sujet et passé du temps en bibliothèque.
L’année 1979 est belle comme une fiche Wikipédia, avec le rappel de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS ou la crise des boat people vietnamiens en guerre avec la Chine. La vulgarisation des rapports de l’OCDE est presque sexy.
«L’essence, le pain avaient doublé de prix depuis le début de la décennie. On n’arrivait plus à se loger ailleurs que dans les taudis. L’aide sociale elle-même proposait de reloger les gens dans espèces de squats légaux, des hôpitaux désaffectés le plus souvent […]. Le Royaume-Uni secouru in extremis par le FMI, comme n’importe quel pays du tiers-monde, avec un prêt et un plan de redressement, une feuille de route.»
Cette lecture consciencieuse des archives est habilement camouflée en fin d’ouvrage, sous la nonchalance d’une playlist, pardon de «la “bande originale” du roman» –même avec des guillemets, c’est très prétentieux–, de Bowie aux Sex Pistols, en passant par Marianne Faithfull et Joy Division.
Sans surprise, les gentils sont des paumés (Candice, coursière et comédienne en herbe, Jones, un jazzman au chômage) et l’arrivée des Tories ressemble à Halloween. Comme Richard III, la méchante candidate déteste la faiblesse («Il y avait un mépris profond dans le regard de Margaret Thatcher»).
Thomas B. Reverdy se contente de quelques lignes pour l’anecdote la plus marrante de son ouvrage, lorsque la future locataire de Downing Street prend des cours de diction pour corriger «son accent pointu de fille d’épicier», jugé vulgaire.
Le romancier s’autorise aussi la tautologie –le pouvoir n’existe que s’il s’exerce sur un autre– afin de glisser un point Godwin. «C’est trop facile de faire de Richard un monstre. On dit que Richard est une tragédie du pouvoir, qu’il est fou, qu’il est ivre de pouvoir. On règle le problème, mais c’est trop facile. Hitler est un dangereux malade –c’était sûrement un dangereux malade. Et alors? Fin de l’histoire? Les Allemands n’y sont pour rien? Si demain en Europe se relèvent des partis d’extrême droite, si les gens votent de nouveau pour eux, on dira qu’il n’y a aucun lien?»
En une bonne trentaine de chapitres, ornés d’autant d’exergues tirés de chansons de l’époque , l’auteur se perd dans une construction alambiquée, bien trop démonstrative pour être convaincante. Réussissant le tour de force de rendre Shakespeare détestable et Margaret Thatcher sympathique.
«Frère d’âme» ***
«Il y a très peu de fiction qui mettent en scène des tirailleurs sénégalais», explique David Diop, qui leur rend hommage dans un texte très écrit, rythmé, chantant, inspiré de ses lectures de lettres de poilus et de la quasi-absence de ces mêmes lettres au Sénégal, à travers un «psycho-récit, qui est le récit des pensées du personnage».
Ce psycho-récit fait la force et la faiblesse du texte. À la manière d’un conte, d’une incantation, d’une mélopée, le personnage ressasse, revient en arrière, reprend sans cesse le cours de son histoire, à l’image de «par la vérité de Dieu», expression répétée à l’envi, jusqu’à saturation.
«Alors oui, je sais, j’ai compris que le capitaine Armand ne voulait plus de moi sur le champ de bataille. Derrière les mots rapportés par l’aîné croix de guerre chocolat Ibrahima Seck, j’ai su, j’ai compris qu’on en avait assez de mes sept mains tranchées rapportées chez nous. Oui, j’ai compris, par la vérité de Dieu, que sur le champ de bataille, on ne veut que de la folie passagère.»
Ce qui charme au départ devient rapidement procédé. On sait, on a compris. Souvent, la poésie gagne à être brève. On finit par se dire que ces 180 pages tiendraient facilement en 18 –ou en 14, c’est selon.
«Leurs enfants après eux» ****
Le sujet de Leurs enfants après eux ne brille guère par son originalité. La littérature ou le cinéma ont exploré jusqu’à plus soif le filon des ados désœuvrés, des Souffrances du jeune Werther aux Beaux Gosses de Riad Sattouf, en passant par L’Hôtel de la plage et Le Grand Meaulnes.
Dans ce long livre (420 pages, bien tassées), on retrouve les scènes types attendues: le boutonneux qui reluque les seins des filles, la soirée où on se fait ièch mais faut bien picoler, les parents bornés, la castagne, les mobylettes et les scènes de baise.
Par sa crudité, le plaisir charcutier à détailler le coït («La langue d’Anthony avait trouvé le velours de sa chatte. Il suivait un pli, remontait l’aine, goûtait sa sueur, le jus suret et tellement intérieur»), la peinture du désœuvrement, ce bouquin est dans le droit fil de Fief, un roman de David Lopez qui fit s’extasier quelques chroniqueurs télé parce qu’il se situait dans un endroit inconnu pour eux et donc mythique, celui que Guilluy appelle la France périphérique. Nicolas Mathieu place ses personnages près de Thionvile, à Heillange, à des années-lumière du café de Flore. Tout le monde a bossé chez Metalor, mais les hauts fourneaux, c’est plus ce que c’était.
Ils s’appellent Anthony, Hacine, Stéphanie... et on les suit, de 1992 à 1998. Leurs maladresses nous valent quelques moments cocasses («Comme souvent quand il était mal à l’aise, il avait un peu envie de pisser»).
Habile, le romancier manie l’ironie avec parcimonie. «N’empêche, depuis qu’une certaine Mélodie avait installé son salon presque en face, le commerce n’était plus aussi florissant. Elle proposait une carte fidélité, des coupes à 50 francs pour les enfants et un notable décolleté: on frisait la concurrence déloyale. Il avait bien pensé à refaire les peintures et remplacer son vieux transistor, mais ces velléités de modernisation s’étaient perdues au bistrot, comme le reste. Avec ça, le coiffeur était complètement chauve et encarté au RPR. Il aimait les meetings, la charcuterie, son pays et Charles Pasqua.»
On s’agace cependant d’une copie un peu trop bien écrite, lisse à force de chercher la phrase ou la formule qui font mouche: «Dans cette ville moitié morte, étrangement branlée, construite dans une côte et sous un pont, Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever.»
Plus encore, ici ou là, s’imposent des formulations lourdes, telle cette écriture faussement dialoguée, pour faire vrai:
«Eliott lui demanda c’était quoi le problème.
- Rien, me casse pas les couilles.»
Au risque d’ailleurs, du détail propret qui fausse tout:
«Steph n’en était pas là.
- En revanche, je suis partie en speed, j’ai complètement zappé de te prendre un casque.
- Ah bah super.»
Désolé, mais quand on part en speed, on dit «par contre».
Là réside la faiblesse de ce livre, qui se donne trop à lire comme un objet parfait, où tout semble mesuré pour flatter le lectorat, avec ce qu’il faut de distance, un zeste de vulgarité, un soupçon de politique, un rien de tendresse...
Leurs Enfants après eux est trop lisse, trop prévisible aussi, pour être vrai. Il reste que Nicolas Mathieu fait autant œuvre de sociologue que d'historien en décrivant par petites touches la France des années 1990, qui ne se savait pas encore black-blanc-beur et où l'on parlait sans scrupules des «bougnoules».
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«Maîtres et esclaves» ****
Lisse ou scolaire? C’est un peu le reproche que l’on pourrait adresser à Paul Greveillac, dont l’imposant roman repose sur une documentation riche et fouillée, car la vie quotidienne des paysans chinois au pied de l’Himalaya, «sur les sentes ombragées du Sichuan», à l’époque du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle n’est pas exactement le genre de sujet proposé au bac.
Soyons honnêtes: personne ou presque ne connaît cette histoire-là, qui a pourtant fait des victimes par dizaines de millions, de quoi nourrir pas mal de romans –comme Dominique Pagnier, qui voyait dans les archives de la Stasi «la plus vaste entreprise littéraire de tous les temps».
Avec minutie, Paul Greveillac tisse le fil du maoïsme destructeur, entre humiliations, autocritiques, coups, sévices, exécutions sommaires et sans justification («Il avait un quota à faire. Il le ferait.»), famine qui mena au cannibalisme, et charniers. Cette vie quotidienne devenue cauchemardesque, où l’on traque les «pensées féodales» et «la classe des paysans moyen riches».
Il ne laisse rien ignorer du broyage mental et physique qui s’opère, de l’absurde, lorsqu’il faut fondre –entre autres– «d’énormes brûloirs d’encens ouvragés» pour en faire des hauts fourneaux, et de la cruauté, lorsque le temps de travail des paysans malades et éreintés est diminué de moitié tout en gardant «le même quota de production par équipe. Ceux qui ne travailleront pas de toutes leurs forces pendant ces cinq heures, il faudra sévèrement les punir. Aucune excuse. Ce sont des droitiers.» Sans oublier le bourrage de crâne qui ignore les amitiés et broie les familles.
«Le colonel Ming invita Kewei à s’asseoir. Il l’encouragea à boire le thé. Il le fit parler. De son enfance, du Sichuan. De ses parents, de sa femme. Kewei ne tut rien. Il renia de nouveau son père, sans en être plus détruit. Il n’eut pas à mentir lorsqu’il parla de sa foi en Mao.»
Le romancier avance à pas feutrés, laissant le régime installer crescendo l’insanité et l’horreur. Le destin de Kewei, né en 1950, se joue paradoxalement dans ces massacres, où le dessinateur fait un étrange apprentissage et parfait son style qui fera de lui, plus tard, un peintre officiel et reconnu.
«Plus les gens mouraient, plus Kewei dessinait. Il exorcisait par le dessin. Il burinait à la cendre, avec des bouts de bois brûlés du kang. Il crayonnait, l’air ailleurs, des scènes d’horreur ordinaires. Goya n’avait jamais connu son “Saturne dévorant un de ses fils”. Kewei le côtoyait tous les jours. Li Fang roulait de gros yeux ronds à la vue de ces corbeaux qui semblaient prêts à s’évader de la feuille.»
Ce statut de peintre né paysan, bientôt gratifié des honneurs offciels, permet au romancier de passer de la «petite» à la «grande» histoire, du ramasseur de merde à Jian Qing. Un tour de force, solidement documenté. Parfois trop, lorsqu’il s’agit de glisser une référence, au risque d’alourdir le propos: «Kewei cira le banc avec ennui en repensant à l’un des premiers gros succès en couleurs du cinéma chinois, La basketteuse n°5. La partie fut enfin terminée.»
La trame romanesque n’obéissant pas à la seule logique des archives, le récit perd parfois de sa force. Par bien des aspects, Kewei reste un personnage sans chair, insensible par nécessité, mais froid dans sa restitution. Sans doute la démonstration est-elle politique, ce n’est pas son moindre mérite: il est temps de donner chair à ces vies arrachées, qui ne sont guère que des statistiques. Le travail mémoriel, les films de Wang Bing en témoignent, ne fait que commencer. C’est pourquoi, malgré ses limites, il faut lire ce roman.
En récompensant Nicolas Mathieu, le jury du Goncourt ne s'est donc pas fourvoyé, mais il ne s'est pas grandi non plus. Peut-être aurait-il pu s'intéresser au Lambeau de Philippe Lançon (Prix Fémina)? «Ce roman n'est pas une œuvre d'imagination, c'est un témoignage [...]. C'est un très bon livre, peut-être l'un des plus beaux de l'année, mais ça ne correspond pas à ce qu'attend le Goncourt, c'est-à-dire couronner un roman d'imagination», s'est justifié Bernard Pivot, le président du Goncourt, oubliant le choix de l'année précédente.
Quoi qu'il en soit, aucun des quatre romans parvenus en finale n'entrera dans l'histoire de la littérature. Il est vrai que ce n'est plus, depuis longtemps, l'objectif du Goncourt.