Le 28 octobre dernier, Jair Bolsonaro a été largement élu, sans soupçons de fraude, avec 55% des votes valides, soit près de cinquante-huit millions de voix –mais aussi avec, rappelons-le, quelque quarante millions d'abstentions et de votes blancs.
Le soir même, une foule de fans en liesse est descendue dans la rue pour se réjouir du «nouvel ordre» que leur champion allait instaurer dans un Brésil «rénové». Pendant ce temps, le camp vaincu s’alarmait de voir ce capitaine de réserve admirateur de la dictature (1964-1985) prendre les rênes de la première économie latino-américaine.
La rumeur d’un défilé militaire le soir même de l’élection à Niteroi, ville voisine de Rio de Janeiro, a d'ailleurs fait monter la pression. Les soutiens de Fernando Haddad (Parti des travailleurs, PT) ont fait tourner une vidéo, largement relayée à l’international.
Il est apparu qu’il s’agissait plutôt d’un convoi de camions de soldats déployés en renfort de la police pour le maintien de l’ordre durant le scrutin, et qui rentraient à la caserne. Mais la tension reste forte; des manifestations appelant à la résistance, dénonçant le risque d’une chasse à l'opposition et d’un retour à la dictature, ont émaillé les journées suivant l'élection.
«Un défenseur de la Constitution»
Le sociologue brésilien Bernardo Sorj, directeur du Centre Edelstein pour la recherche sociale, déplore cette hystérisation. Lui-même a voté pour Fernando Haddad et fait campagne en sa faveur. L’élection de Bolsonaro, «personnage à la personnalité faible et peu structurée», est pour lui «un désastre, mais il ne faut pas l'alimenter, car aux deux extrêmes, il y a des forces qui cherchent à entretenir la confrontation sociale», s’inquiète-t-il.
«Hormis une faction protofasciste ultraminoritaire, le vote Bolsonaro n’est pas favorable à la dictature, c’est un vote de rejet», martèle Bernardo Sorj. Un rejet du PT, notamment, et de ses «erreurs épouvantables» en matière de corruption et de gouvernance économique. «Nous devons rester vigilants sans hystérie, en critiquant chaque décision abusive», ajoute-t-il, misant sur «la résilience de la société brésilienne».
Le soir de son élection, le vainqueur s'est montré rassurant: il a promis que son gouvernement «serait un défenseur de la Constitution, de la démocratie et de la liberté», ajoutant qu’il s’agissait «d’un serment devant Dieu» –précision directement destinée à son précieux électorat évangélique. Un engagement qu'il a réitéré le 6 novembre devant le Parlement, à l'occasion du trentième anniversaire de la Constitution, dans un bref discours débordant de ferveur chrétienne.
Jair Bolsonaro durant la cérémonie célébrant le trentième anniversaire de la Constitution brésilienne, le 6 novembre 2018 au Congrès national à Brasilia | Everisto Sa / AFP
Bolsonaro s'emploie néanmoins à montrer qu’il a bien l’intention de mettre en œuvre ses promesses de campagne, confirmant sa volonté de déplacer l’ambassade du Brésil de Tel-Aviv à Jérusalem ou évoquant une rupture des relations diplomatiques avec Cuba.
Le président élu a commencé à travailler avec le gouvernement Temer –pour la période de transition qui va précéder son entrée en fonction le premier janvier 2019– et à former son futur gouvernement, qui devrait être réduit à une quinzaine de membres, soit moitié moins que le gouvernement actuel.
Onyx Lorenzoni, un homme de droite (Démocrates, DEM) et vieux routier du Congrès, sera son ministre de la Maison civile, un poste s’approchant de celui de Premier ministre. L’astronaute Marco Pontes, lieutenant-colonel de réserve dans l’armée de l’air, deviendra ministre des Sciences et de la Technologie, tandis que le général de réserve Augusto Heleno, mentor admiré de Bolsonaro, prendra le ministère de la Défense. Le très libéral économiste Paulo Guedes se voit comme prévu attribuer un super-ministère de l'Économie incluant les Finances, le Commerce extérieur, le Plan et l’Industrie.
Sergio Moro, un recrutement de poids
Mais la prise de guerre majeure de Bolsonaro, c’est le juge Sergio Moro, 46 ans. Celui-ci a annoncé jeudi 1er novembre qu’il acceptait de diriger un vaste ministère de la Justice incluant le contrôle des opérations financières, mais aussi la sécurité publique. Il a justifié sa décision par «la perspective de mettre en œuvre un programme anticorruption fort et organisé». Jair Bolsonaro a ajouté qu’il aurait carte blanche pour former son équipe.
Moro, juge fédéral de Curitiba, a révélé et démonté depuis quatre ans les réseaux de «corruption systémique» autour de la compagnie publique pétrolière Petrobras et du secteur du BTP à des fins de financements politiques occultes. C’est lui qui a initié et piloté la gigantesque opération main propres Lava Jato, en envoyant en prison le flamboyant patron du BTP Marcelo Odebrecht, mais aussi des dizaines de parlementaires du PT et d’autres partis. Il est surtout le tombeur de l’ancien président Lula, emprisonné en avril dernier et empêché de se présenter à l’élection dont il était le favori.
Véritable star dans le pays, réputé aussi incorruptible qu’impitoyable, Sergio Moro avait déclaré en 2016 au journal Estadao qu’il ne ferait jamais de politique. Son revirement –qui le contraint à abandonner sa carrière de juge– lui vaut déjà de nombreuses critiques sur son ego insatiable.
Cette nomination risque surtout de jeter un doute sur l’impartialité de toute l’opération judiciaire Lava Jato et d'apporter de l’eau au moulin des thèses plus ou moins complotistes accusant Moro d’avoir sciemment écarté Lula pour faire gagner Bolsonaro et obtenir sa récompense.
Pour une bonne partie de la gauche, le juge s’est acharné sur Lula, sur Dilma Rousseff et sur tout le PT avec une célérité sans précédent et des méthodes borderline, qui démontrent à leurs yeux la politisation et l'absence d'indépendance de la justice.
Selon le pragmatique Bernardo Sorj, cependant, que ce jeune juge brillant et intransigeant poursuive sa croisade anticorruption au sein du gouvernement peut se révéler «très bénéfique pour le pays».
Sergio Moro en conférence de presse au tribunal fédéral de Curitiba, le 6 novembre 2018 | Heuler Andrey / AFP
Vers l'assouplissement du port d'arme
Sergio Moro aura, en théorie du moins, la haute main sur deux dossiers essentiels, qui furent au centre de la campagne de Jair Bolsonaro et sur lesquels il a été élu: la corruption et l’insécurité.
Le discours du président, élu sur la violence qui gangrène le pays, est aussi radical que sommaire: il veut «protéger juridiquement» les policiers qui se servent de leur arme en service, poursuivre les «paysans sans terre» pour terrorisme, supprimer les remises de peines dans un pays où les prisons sont déjà surpeuplées –et souvent contrôlées par les gangs– et surtout libéraliser le port d’arme, aujourd’hui strictement encadré par une loi de 2003, dite «statut de désarmement».
Bolsonaro pourrait même tenter de faire voter par le Congrès dès cet automne, avant même sa prise de fonction, une loi assouplissant considérablement ce «statut», qui supprimerait notamment l’obligation de justifier sa demande d’achat d’une arme ou de renouveler son permis tous les trois ans.
Des mesures qui en séduisent beaucoup au Brésil: «La criminalité a grimpé à un rythme effarant depuis trente ans, et de façon presque continue, y compris pendant les deux mandats de Lula, qui ont pourtant été des périodes de prospérité», souligne François-Michel Le Tourneau, chercheur au CNRS et spécialiste du pays. Le nombre annuel d’homicides est passé de 45.000 en 2000 à 64.000 l’an dernier. Or, jusqu’à présent, le sujet n’était pas abordé publiquement: c’était un angle mort de la politique. Je pense que le PT a fait preuve de naïveté en ne s’interrogeant pas davantage sur l’ampleur du problème et sur les raisons pour lesquelles les gens veulent s’armer.»
«On peut faire l’hypothèse que la corruption généralisée et son impunité génèrent des réflexes d’autodéfense.»
En 2005, un referendum proposant d’interdire la commercialisation des armes à feu s’est d’ailleurs soldé par un non franc et massif, à près de 64%. «On peut faire l’hypothèse, poursuit le chercheur, que la corruption généralisée et son impunité génèrent des réflexes d’autodéfense.»
La criminalité est très inégalement répartie. Alors que, selon l’ONG Forum brésilien de sécurité publique, la moyenne nationale était en 2017 de 30,8 homicides volontaires par an pour 100.000 personnes, ce chiffre tombe à 10,7 dans l’État de São Paulo (le plus riche), mais s’envole à plus de 60 dans les États très pauvres du Nordeste.
«La sécurité étant une compétence des États, le budget et la gouvernance de la police militaire varient beaucoup, ajoute François-Michel Le Tourneau. Dans l’État en faillite de Rio de Janeiro ou dans celui de Paraiba, un policier militaire gagne entre deux et trois fois moins que ses collègues de Brasilia [quand il n'est pas victime des fréquents arriérés de paiement, ndlr]. Il est donc contraint d’avoir un second métier, le plus souvent dans la surveillance. Or, la plupart des homicides perpétrés par des policiers ont lieu durant leur service dans ces emplois annexes.»
Particulièrement aiguë au Brésil, cette hyperviolence traverse toute l’Amérique latine. Selon un récent rapport du think tank brésilien Igarapé, la région concentre un tiers des meurtres à l'échelle mondiale, alors qu'elle ne représente que 8% de la population mondiale. Depuis 2000, 2,5 millions de personnes y ont été assassinées.
Sur les méthodes de lutte contre ce fléau –parfois désignées sous le terme de «mano dura»– comme contre la corruption, le nouveau président brésilien et le juge Moro sont pour le moment sans doute sur la même longueur d'onde. Rien ne dit que la bonne entente durera, mais en cas de désaccord, une démission spectaculaire de Moro serait désastreuse en termes d'image. Cela étant, l'offre que lui a faite Bolsonaro –en plus du portefeuille de la Justice– d'un siège au Tribunal suprême fédéral, lorsqu'il s'en libèrera un en 2019 ou en 2020, peut s'avérer un puissant argument conciliateur.
La revanche des militaires
Pour juguler les tendances autoritaires et provocatrices du président élu, Bernardo Sorj compte sur «des forces modératrices dans le propre camp de Bolsonaro, telle que l’armée». De quoi surprendre, compte tenu des haut-gradés sexagénaires, nostalgiques eux aussi de la dictature, dont s’entoure déjà le président élu –dont son vice-président et son futur ministre de la Défense.
Mais selon le sociologue, «l’armée brésilienne n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était dans les années 1960: elle ne cherche surtout pas à faire un coup d’État! Les généraux ont longtemps vu Jair Bolsonaro, qui était leader syndical, comme un agitateur sans intérêt, simple capitaine, de surcroît. Ils ont pourtant fini par le soutenir parce que, contrairement à eux, il sait parler au peuple». Et il saura surtout prendre en compte leurs ambitions.
«Depuis trente-quatre ans, l’armée brésilienne ne sert plus à rien et s'estime négligée sur le plan budgétaire.»
L’économiste Jean-Yves Carfantan, qui vit au Brésil et dit côtoyer régulièrement des officiers, est au diapason: «Depuis trente-quatre ans [et la fin de la dictature, ndlr], l’armée brésilienne ne sert plus à rien et s'estime négligée sur le plan budgétaire.»
Elle juge aussi très sévèrement, dit-il, l’inaction des gouvernements successifs face à l’essor du crime organisé. «Cela fait cinq ans qu’elle fait, en vain, pression à Brasilia pour obtenir les moyens de défendre le territoire face au grand banditisme international», notamment en renforçant le contrôle des immenses frontières terrestres brésiliennes par où transite le narcotrafic.
«Les généraux vont plaider en faveur d’une relance de l’industrie de l’armement, projette l'économiste, mais aussi du développement des infrastructures, notamment routières. Dans ce but, ils vont exiger des postes au gouvernement et dans les grandes entreprises publiques.» Au risque d’une militarisation progressive des sphères du pouvoir, y compris économique.
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Déjà des contradictions internes
Une vision étatique et coûteuse qui, souligne Jean-Yves Carfantan, entre en contradiction avec celle du futur «super ministre» de l’Économie Paulo Guedes. Ce libéral diplômé de l’Université de Chicago souhaite privatiser les quelque 150 entreprises publiques brésiliennes pour éponger la dette colossale du pays (84% du PIB en 2017). Il entend également instaurer un système de retraites par capitalisation, simplifier la fiscalité et ouvrir le marché brésilien à l’international.
Il prône à ce sujet un virage à 180 degrés par rapport au passé: le Mercosur (zone de libre échange avec l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay) «n’est plus prioritaire», place au rapprochement avec l’Amérique de Trump. Son modèle avoué, c’est le Chili de Pinochet (où il a enseigné en 1980) et ses Chicago Boys.
«Pour le moment, les entreprises et les marchés financiers sont contents face à ces perspectives de réduction des déficits et de renégociation d’accords bilatéraux, constate Charles-Henry Chenut, président de la commission Amérique latine du Comité national des conseillers du commerce extérieur de la France. Pour beaucoup de jeunes Brésiliens des classes moyennes, la libération de l’entreprise privée individuelle est une excellente nouvelle.»
Ces perspectives peuvent-elles se réaliser rapidement, et qui sera à la manœuvre? «On ne sait pas!», reconnaît-il, en soulignant la nature «imprévisible et difficilement gérable» de Bolsonaro.
On ne sait pas si la vision très libérale de Guedes ne se heurtera pas rapidement aux thèses nationalistes et protectionnistes que Bolsonaro a toujours défendues durant sa longue carrière de député. Il a d’ailleurs déjà fait savoir qu’il n’était pas question de privatiser totalement les géants Petrobras et Eletrobras.
On ne sait pas davantage si les forces armées ne vont pas s’opposer non seulement aux privatisations, mais aussi à la remise en cause des privilèges de la fonction publique (retraites et salaires), dont les militaires bénéficient largement.
Si Paulo Guedes claquait la porte après quelques mois, la crédibilité du gouvernement serait mise à mal et les marchés plongeraient aussitôt –un chantage que le Chicago Boy de 69 ans sera peut-être tenté d’utiliser.
Paulo Guedes à Rio de Janeiro, le 30 octobre 2018 | Mauro Pimentel / AFP
Le président élu va enfin devoir, qu’il le veuille ou non, se constituer une coalition dans un Congrès plus fragmenté que jamais (une trentaine de partis seront représentés), avec toutes les compromissions que cela suppose, et gérer ses relations avec ses puissants lobbies, dont les fameux BBB: balles (pour pro-armes à feu), Bible (pour évangéliques) et bœuf (pour agrobusiness).
Ces derniers ont déjà reçu des gages avec la promesse de revoir à la baisse la protection de l’Amazonie, la loi sur les armes a de bonnes chances de passer au nouveau Congrès, et une série de lois conservatrices, censées notamment «éradiquer la politique» de l’école, devraient être adoptées facilement et satisfaire les évangéliques.
Mais il sera beaucoup plus difficile de faire voter les réformes des retraites et des impôts, complexes et impopulaires, mais vitales pour l’avenir du pays. Si le futur gouvernement échoue sur ces réformes, la population brésilienne risque de subir une double peine: l’instauration d'un ordre sociétal puritain, voire répressif, et une dérive économique croissante, avec le retour possible de l’hyperinflation.