Les 1er et 2 février 2010 et pour la première fois depuis 1996, la France a reçu la visite du chef de l'Etat turkmène, Gourbangouly Berdymoukhammedov. Une visite menée dans la plus grande discrétion, dont le programme a été communiqué au dernier moment et a changé constamment. La crainte de la délégation d'Asie centrale? Que d'importuns activistes ne viennent gâcher la célébration de la belle et chaleureuse entente économique entre la patrie des droits de l'homme et l'une des plus opaques et violentes dictatures au monde.
Prisons bondées, chômage galopant
Que les responsables de ce régime totalitaire, prospérant sur la misère et le désespoir de la population, n'aient pas souhaité être dérangés dans leur périple hexagonal n'est, somme toute, pas surprenant. Après tout, il n'y a à ce jour aucun parti, aucun syndicat, aucune ONG ni aucune presse indépendante au Turkménistan. Des milliers de prisonniers politiques croupissent ou sont décédés dans les prisons, remplies par des purges successives et incessantes. La population fait l'objet d'une surveillance constante et paranoïaque, le chômage est galopant, les problèmes sanitaires et sociaux d'une gravité alarmante. Médecins Sans Frontières a dernièrement dû renoncer à ses activités dans le pays en raison des obstacles posés par l'administration. La «Ruhnama» («Livre de l'âme»), ce recueil de préceptes moraux, pensées et réflexions philosophiques (sic) de S. Niazov, l'ancien maître absolu du pays, objet d'un culte de la personnalité pour le moins excentrique, figure toujours au programme de l'examen d'entrée à l'université.
Silence de l'Elysée, de Matignon...
Nul besoin d'expliquer pourquoi les manifestations en faveur des droits de l'homme auraient déplu à la délégation turkmène. On comprend moins bien l'absence d'information, dans les médias et les sites gouvernementaux français, sur cette visite officielle, réponse à l'invitation lancée par Nicolas Sarkozy en avril 2008. Aucun détail sur le site de l'Elysée, de Matignon ou du ministère des Affaires étrangères. Seule trace ténue, l'inscription sur l'agenda du président du Sénat, d'une rencontre le 2 février à 17 heures. Quant aux entreprises associées à cette visite, malgré ce «black out», il n'est pas difficile d'en citer quelques-unes, nouvelles venues ou partenaires de longue date. L'entreprise de BTP Bouygues tout d'abord, qui fait figure de doyenne (ses activités dans le pays remontent à 1993). La société a été jusqu'à traduire la «Ruhnama» pour asseoir sa popularité auprès du Président Niazov et a construit de nombreux édifices de prestige du régime. Si le Palais présidentiel, ou le Parlement semblent bien inoffensifs, que dire de la Maison de la Presse libre, bâtiment en forme de livre, dans un pays, où celle-ci est tout simplement absente pour cause d'interdiction? Mais Vinci, Total, Thalès sont dans le sillage du géant du BTP.
Oh bien sûr, on nous affirme que les questions de droits de l'homme sont «systématiquement évoquées lors des rencontres avec les responsables turkmènes». Mais nulle trace de celles-ci dans la déclaration conjointe des Présidents Sarkozy et Berdymoukhammedov du 1er février.
Tout au plus peut-on y lire un encouragement au «développement des échanges entre les sociétés civiles française et turkmène, ainsi qu'entre les ONG». Douceur diplomatique.
Echanges lucratifs sans contrepartie humanitaire
Le Président français a, un jour, scandé «les mots ont un sens». Effectivement. Il est ainsi incompréhensible que soient placées sur un pied d'égalité la société civile française et sa piètre réplique turkmène, faite d'«Unions» en tous genres («Union des femmes», «Union des travailleurs»...) totalement sous la coupe du régime.
En novembre 2009, l'Italie avait également cédé aux charmes du silence lors de la visite de Gourbangouly Berdymoukhammedov à Rome. Contacté par Reporters sans frontières une semaine avant l'arrivée du chef d'Etat, le ministère des Affaires étrangères italien avait nié toute visite. Un déplacement qui s'était soldé, notamment, par la signature d'un contrat de coopération entre le groupe pétrolier italien Eni (dont l'Etat italien détient un tiers du capital) et le Turkménistan, pour, selon le groupe, «permettre à Eni de renforcer sa présence dans le pays».
Il doit y avoir une autre voie possible, même lorsque la concurrence fait rage pour l'accès aux hydrocarbures de ce pays d'Asie centrale, même quand le Turkménistan peut être regardé comme un pôle de stabilité dans la zone. Le silence que les dirigeants turkmènes ont si bien orchestré autour de leur régime favoriserait-il l'absence de scrupules de nos représentants et chefs d'entreprises? Sans circulation de l'information, il est en effet tentant de s'engager, en toute discrétion dans des échanges lucratifs sans contrepartie politique et humanitaire.
Entre les mains des députés français
Les Parlements français et britannique doivent prochainement examiner, en vue de sa ratification, l'accord de partenariat et de coopération avec le Turkménistan, signé à Bruxelles en 1998. Espérons que les députés français, à commencer par ceux de l'opposition, seront moins discrets que les représentants du pouvoir exécutif. Dans le cas où l'accord serait ratifié, il pourrait d'ailleurs être rapidement suspendu, puisqu'il contient une clause engageant les Etats signataires à respecter les droits de l'homme. Ainsi, comme le rappelait récemment Reporters sans frontières dans un communiqué conjoint avec la FIDH et Human Rights Watch: «Compte tenu de la situation déplorable des droits humains au Turkménistan, à peine l'accord serait-il conclu que l'UE serait dans l'obligation d'engager la procédure pour le suspendre.»
Elsa Vidal, Bureau Europe de Reporters sans frontières
Image de une: Gourbangouly Berdymoukhammedov et Nicolas Sarkozy, le 1er février, à l'Elysée. Philippe Wojazer/Reuters