Je dois être très con mais je ne possède pas de téléphone intelligent. Enfin, pour être tout à fait honnête, il m'arrive de récupérer celui de ma compagne, quand elle s'en débarrasse pour en acheter un de qualité supérieure. Évidemment, celui dont j'hérite fonctionne à peine. Il a une tête d'enterrement, un écran fissuré, une capacité de stockage proche du néant, presque négative, des boutons tout déglingués, une caméra borgne, et comme je me refuse à lui associer un quelconque forfait téléphonique, il reste là, désœuvré, pitoyable, tout juste bon à cracher quelques résultats sportifs, lorsque je me risque à solliciter ses services.
Tout irait bien dans le meilleur des mondes, sauf que je m'aperçois de plus en plus que sans cet instrument ô combien précieux, dont on ne dira jamais assez combien il aura contribué à l'épanouissement de la condition humaine, il est de plus en plus ardu d'aller dans la vie sans trébucher. Ainsi, je ne compte plus les réactions indignées de quelques connaissances, quand, du bout des lèvres, je leur confesse que de smartphone, je n'en ai pas. Leur eus-je confié que j'aimais, à mes heures de loisir, rôder autour des maisons de retraite, à la recherche de chairs purulentes offertes à mes appétits lubriques, qu'ils en auraient été moins scandalisés.
J'ai beau leur expliquer que je n'en ai nul besoin, que demeurant la plupart du temps à la maison, en huis-clos avec mes livres et mon feu chat, un ordinateur me suffit amplement, rien n'y fait. À leurs yeux, je suis un dangereux paria, un révolutionnaire de la pire espèce, un communiste anarchiste à tendance marxiste, un trotskiste déviant dont on serait bien inspiré de communiquer les coordonnées à la police, afin d’apparaître dans leurs fichiers comme un individu à surveiller de près. De très près même. Un fiché S.S, comme dans Sans Smartphone.
Mais ceci ne serait rien en comparaison de l'enfer vécu quand je me frotte à quelques compagnies de service qui ne sauraient exister sans imposer à leurs clients l'utilisation d'un téléphone versé dans la très haute intelligence. Ainsi l'autre jour, mon permis de conduire étant venu à expiration, la compagnie de partage de voitures à laquelle j'appartiens depuis des lustres m'a demandé, une fois mon permis renouvelé, de mettre à jour mes informations par le biais «d'un selfie en temps réel» (j'ignorais qu'on put en prendre un en différé), où j’apparaîtrais, tout sourire, brandissant à l’œil de la caméra la dite licence, montrée sous toutes ses coutures. Faute de quoi, je serais rayé de leur liste d'utilisateurs et condamné aux travaux forcés, quelque part, aux confins de la Sibérie septentrionale.
Hein? Qu'est-ce que vous avez dit? Un quoi?!!!
J'ai d'abord eu un hoquet d'indignation. Savaient-il au juste à qu'ils s'adressaient, ces gougnafiers du service commercial? Pensaient-ils que j'étais un de ces adolescents boutonneux, dont la principale préoccupation dans l'existence est de se prendre en photo, au milieu de sa chambre, dans le fouillis de son bureau, un chat posé comme un plat de spaghetti sur le crâne, cliché aussitôt envoyé sur son compte Tétragramme, accompagné de quelques onomatopées sonores et d'une ribambelle d'émojis du plus bel effet?
M'avait-on bien regardé? Connaissaient-ils seulement le sens du mot dignité, ces braves cloportes du service clientèle? Attachaient-ils quelque importance à la notion d'humanité? À l'estime de soi? Au respect de la personne humaine en tant qu'être doué de raison, capable de formuler une pensée, à même de transcender l'existence par l'utilisation de vocables qui, mis bout à bout, finissent par former des phrases, des paragraphes, des chapitres, voire même des livres? Oui des livres!
Un selfie en temps réel? Et pourquoi pas, mes couilles en trois dimensions?
De ma plus belle plume, j'ai donc tenu à leur répondre et me suis fendu d'une missive où j'ai fait part de mon étonnement, ignorant que la possession d'un téléphone dit intelligent était désormais une obligation constitutionnelle, un fait établi, au même titre qu'un numéro de sécurité sociale ou un livret de caisse d'épargne, une sorte d'impératif ordonné et imposé par la société de consommation sans lequel toute vie ne valait pas la peine d'être vécue.
Et vlan!
J'ai eu le droit à une réponse circonstanciée.
Visiblement, la personne en charge de mon dossier, pensant avoir à faire à un individu frappé d'anorexie réflexive, m'a gentiment expliqué, schéma à l'appui, de quelle manière procéder afin de m'initier à l'art du selfie, quand il s'agit de tenir son téléphone dans sa main, le bras bien tendu, à une distance plus ou moins raisonnable, et d'appuyer en même temps sur le bouton de commande incrusté au bas de mon téléphone, non sans avoir pris soin, auparavant, d'inverser l’œil de la caméra afin d'éviter, au lieu de photographier sa modeste personne, de procéder à la mise en image du plafond de sa cuisine, lequel, à n'en pas douter, valait toutes les merveilles du monde mais demeurait d'un intérêt relatif quant à la mise à jour de mon permis de conduire.
Compris Papy?
L'affaire était corsée.
Sentant le dialogue mal engagé, toujours de ma plus belle plume, j'ai calmement expliqué à mon interlocuteur que, n'étant pas né de la dernière pluie, ne souffrant d'aucune pathologie incompatible avec la lecture des journaux, je maîtrisais parfaitement l'art de me prendre en photo, de près comme de loin, opération dont j'aurais eu grand plaisir à m'acquitter si d'aventure, je possédais un téléphone, ce qui, hélas, à l'heure présente, n'était qu'une douce chimère. Je me proposais donc de scanner mon nouveau permis de conduire et de l'envoyer, par courriel, sous la forme d'une pièce jointe.
Ce qui évidemment était hors de question puisque désormais, toute mise à jour passait par l'utilisation de selfies en temps réel, seulement transmissibles via l'application téléchargée sur son téléphone.
C'est à cet instant que j'ai réalisé que j'étais trop vieux pour ce monde. J'avais laissé passer le train de la modernité, et désormais, j'irais en déclinant, épave sans intérêt dont tôt ou tard on jetterait le cadavre à la mer, comme un de ces rebuts qui encombrent les chaussées et dont on se demande toujours à quoi ils ont bien pu servir un jour.
Priez pour moi.