Médias / Société

Presse de culture arabe:  la double peine

Temps de lecture : 7 min

Fachosphère d'un côté. Injonctions religieuses de l'autre. La presse française destinée au lectorat de culture arabe doit jouer les équilibristes entre les clichés et les stéréotypes. Quitte à passer des nuits de bouclage plus fatigantes que les autres.

Illustration d'Aline Zalko
Illustration d'Aline Zalko

Cet article est publié en partenariat avec l'hebdomadaire Stylist, distribué gratuitement à Paris et dans une dizaine de grandes villes de France. Pour accéder à l'intégralité du numéro en ligne, c'est par ici.

Depuis la rentrée, on ne parle que de ça. Courant septembre, alors que les écoliers venaient tout juste de regagner les bancs de l'école, le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer déclarait qu'il souhaitait développer l'enseignement facultatif de l'arabe, estimant qu'on doit lui «donner du prestige» au même titre que d'autres «grandes langues de civilisation» comme le russe ou le chinois.

Il n'en fallait évidemment pas plus pour faire bondir les représentants de l'extrême droite. Dans les médias, Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout La France, se déclarait «totalement hostile à l'arabisation de la France et à l'islamisation du pays», après avoir déformé les propos du ministre en prétendant que toute personne habitant près d'une mosquée allait maintenant être obligée d'apprendre l'arabe dès la primaire.

Une réaction épidermique qui fait preuve d'un bien triste manque de culture linguistique. Car la langue française n'a pas attendu l'initiative de Jean-Michel Blanquer pour communier avec l'arabe. Abricot, orange, café, guitare, sofa, girafe…, il y a dans la langue de Molière environ cinq cents mots issus de l'arabe, ce qui en fait la troisième source d'emprunt derrière l'anglais et l'italien. Mieux, dans son Dictionnaire des mots français d'origine arabe, l'écrivain et universitaire algérien Salah Guemriche rappelle qu'«il y a deux fois plus de mots français d'origine arabe que de mots français d'origine gauloise. Peut-être même trois fois plus… »

Alors pourquoi s'acharner à combattre une langue et une culture qui font partie intégrante de l'identité française? Plutôt que de se perdre dans ces débats inutiles, certains ont décidé d'approfondir et de faire vivre les idées venues d'Afrique du Nord et du Proche-Orient en publiant au jour le jour des magazines et des journaux visant plus spécifiquement un lectorat de culture arabe en France. Un secteur de presse peu connu car rarement visible dans l'espace public, mais qui constitue tout de même une part importante des médias hexagonaux. D'autant plus que ces derniers temps, les nouveaux venus se multiplient. Afin de faire mentir les clichés et les amalgames, des publications comme Wahed Magazine donnent aujourd'hui la parole à une nouvelle génération de journalistes et de penseurs franco-arabes. Quitte à ne pas plaire à tout le monde.

En arabe dans le texte

«Il y a un gros problème avec la mise en kiosque.» S'il n'y va pas par quatre chemins pour expliquer les choses, c'est peut-être parce que Jean-René Augé-Napoli savait dès le début que son journal pourrait poser problème. En lançant en janvier 2018 le mensuel Wahed Magazine, tiré à 22.000 exemplaires, ce photographe ayant notamment couvert le conflit syrien a en effet pris le parti du bilinguisme avec des textes en français et en arabe ainsi qu'une lecture de la droite vers la gauche. Il résume: «En France, la langue arabe effraie. Beaucoup de kiosquiers refusent de mettre notre magazine en rayons sous prétexte que ça ne plaît pas à leur clientèle. Ou alors on nous dit que l'arabe n'est pas une langue assez “premium”.» Pourtant, avec sa jolie maquette, ses longs dossiers thématiques et ses angles affûtés, Wahed propose un contenu de qualité et des analyses soucieuses de ne pas franciser la pensée.

Couverture du magazine Wahed.

Journaliste syrien réfugié en France, Ahmad Basha est en charge de l'édition du magazine: «En France, la culture arabe est trop souvent instrumentalisée par les politiques. Pour éviter ça, on a donc décidé qu'à chaque fois que nous traiterions d'un pays arabe, nous ferions appel à des journalistes ou des écrivains du pays en question.» Wahed fonctionne donc uniquement avec des correspondants situés un peu partout au Maghreb et au Moyen-Orient. Malgré cette rigueur journalistique, le magazine n'est pas à l'abri du bashing permanent auquel ont droit toutes les publications à destination d'un public arabophone. Jean-René Augé-Napoli reconnaît d'ailleurs qu'il vient de passer une mauvaise journée. La veille, sur la page Facebook du magazine, une dame dont le profil témoigne d'opinions visiblement très à droite, a posté ce commentaire: «Je n'ai pas aimé voir Dieudonné sur une de vos pages.» Le fondateur est furieux. L'humoriste antisémite n'a jamais figuré dans Wahed. «On doit faire face à une diffamation permanente. Des gens qui inventent ce genre d'histoires pour nous nuire, il y en a plein», s'exaspère Jean-René. Et ils ne sont pas les seuls à prendre en compte au moment de composer le sommaire d'un nouveau numéro.

Sujets sensibles

Avec presque treize ans d'existence et un tirage de 50.000 exemplaires, le magazine bimestriel Gazelle est l'un des doyens de ce type de presse. Sa rédactrice en chef Nathalie Durand doit bien reconnaître qu'il aurait pu en être autrement. Plus d'une fois, elle a pensé à baisser les bras. L'aventure avait pourtant bien commencé.

Après avoir travaillé deux ans dans la presse à Casablanca, la journaliste décide de créer depuis Marseille un titre destiné aux femmes maghrébines vivant en France. Gazelle est lancé en 2005, suivi ensuite par deux déclinaisons dédiées à la cuisine et aux mariages orientaux. Pour les shootings photo, un problème se pose rapidement: «En France, il y a très peu de mannequins d'origines maghrébines, car personne ne veut les embaucher. Du coup, on a fini par faire appel à nos lectrices via les réseaux sociaux», détaille Nathalie Durand. Quant aux soucis liés à la distribution, la rédaction commence à songer à vendre ses publications dans les boucheries halal, en plus des kiosques.

«Nous avons reçu des intimidations. Il a fallu aseptiser notre parole»

Au-delà de ça, la liberté de ton de Gazelle sur des sujets culture, beauté ou société ne plaît pas à certains lecteurs. Un jour, suite à un article sur un imam homosexuel, un des annonceurs appelle la rédaction en s'indignant qu'il est impossible d'être gay et musulman. Même agacement la fois où le chanteur Khaled annonce dans une interview que «la musique, c'est la vie». Selon certains, l'islam interdit toute forme de musique. Choisir les sujets devient donc un véritable exercice d'équilibriste.

Couverture du masgazine Gazelle

«Au Maroc, la presse fait par exemple des titres sans complexe sur la sodomie et la nécessité d'arriver vierge au mariage. En France, on ne peut plus parler de ça. Nous faisions ce genre de sujets à nos débuts et les lectrices nous remerciaient de traiter de ces tabous qu'elles n'osaient pas évoquer avec leurs proches. Mais c'est devenu trop compliqué. Nous avons reçu des intimidations. Il a fallu aseptiser notre parole», reprend, un peu déçue, la rédactrice en chef.

Selon elle, le problème est surtout lié à une envie de plus en plus pressante au fil des années de revendiquer la religion comme marqueur d'une arabité, notamment chez les nouveaux convertis: «Les femmes se voilent de plus en plus, donc nous écrivons des articles spécialement pour elles. Mais la plupart refusent de nous lire à cause de nos pubs pour l'épilation, qui est interdite dans l'islam.»

De haut en bas

À part un numéro spécial ramadan chaque année, Gazelle préfère donc éviter les sujets touchant à la religion. C'est d'ailleurs une constante dans ce type de presse. Sauf chez le petit dernier: Téléramadan. Lancée en juin 2016 par les journalistes Mouloud Achour, Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, cette revue annuelle est d'abord née comme une blague. «Pour rire, on se disait qu'on allait faire Téléramadan, un cahier critique de tout ce qu'on avait aimé dans l'année. Et qu'on allait mettre des mains de Fatma à la place des points», rigolait Mouloud Achour au micro de France Inter.

Couverture du magazine Téléramadan.

Puis arrive le 13 novembre 2015, qui plombe nettement l'ambiance. Dès lors, pour contrecarrer les amalgames douteux causés par les attentats, les trois jeunes journalistes décident de donner vie à leur idée un peu folle: «On a voulu répondre au bruit par la parole.» Sorti pendant le mois de ramadan, le magazine de 112 pages vendu uniquement sur Internet propose de parler de l'islam sans complexe. En vrac, on y trouve des articles sur une mosquée écolo ou sur les relations sexuelles pendant le ramadan, des interviews de Maïwenn ou Raymond Depardon, un reportage sur la foi dans la jungle de Calais ou même des recettes de cuisine. Face au refus des maisons d'édition de publier un contenu dont elles craignaient une dérive communautaire, Téléramadan a dû s'auto-éditer via une structure créée pour l'occasion sous un nom parfait pour faire enrager la fachosphère: Les Éditions du Grand Remplacement.

Derrière la plaisanterie, l'idée est surtout de prendre à rebours la théorie conspirationniste du même nom pour se poser en nouvelle génération prête à «grand-remplacer» les stéréotypes nauséabonds au profit d'une pensée plus tolérante. «Nous sommes le présent», peut-on d'ailleurs lire en édito. Seulement voilà. Un an après le lancement de Téléramadan, on retrouve sur le compte Twitter de Mehdi Meklat une série d'anciens tweets homophobes, antisémites, misogynes et frôlant parfois l'apologie du terrorisme. Le journaliste se défend en affirmant que ces messages ont été publiés il y a longtemps sous un pseudo (mais sur le même profil), celui de Marcelin Deschamps, un personnage fictif censé représenter le double maléfique de l'auteur.

Trop tard. Devant l'ouragan médiatique qui se déclenche, Mehdi Meklat décide de quitter la France. Il n'y aura pas de numéro 2 de Téléramadan. Mais nul doute que la main de Fatma apportera un peu plus de chance au prochain magazine consacré à la culture arabe. Car qu'importe la langue qu'elle utilise, dans un monde en plein questionnement, la presse du genre n'a pas écrit son dernier mot.

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