Monde

«La cigarette explose: six dents perdues»: d'où vient cette info?

Temps de lecture : 5 min

Les insolites, entre journalisme et divertissement.

La nouvelle a fait le tour du Web cette semaine. En Indonésie, un homme s'est édenté en allumant sa cigarette. «La cigarette explose: six dents perdues, selon la victime», titre l'AFP. L'info est reprise, selon Google, par une quarantaine de sites en France, de Libération au Post en passant par Le Télégramme et Zigonet, et presque 80 articles en langue anglaise. Comment une information comme celle-ci se retrouve-t-elle à faire le tour du Web?

C'est ce que l'on appelle un article «insolite». Contrairement à des rubriques comme «International», «Sport», ou encore «Science», il n'y a pas vraiment de définition précise de ce type d'article, à part qu'il fait sourire le lecteur, ou l'interpelle. Si on retrouve des rubriques insolites sur de nombreux sites, l'AFP par exemple n'a pas de service attitré, mais les journalistes de chaque service repèrent les articles dans leur domaine qui peuvent rentrer dans cette catégorie et y accolent le mot-clé «insolite». L'article «Grande-Bretagne: Il tente d'avoir des relations sexuelles avec un arbre» peut ainsi rentrer dans la catégorie «Environnement», «Monde» ou encore «Faits Divers».

Médias locaux

Ces articles sont d'ailleurs souvent tirés d'informations trouvées sur les sites de médias locaux, que ce soit en France ou dans le monde entier. Internet oblige, si le fait divers est en rapport avec la sexualité, c'est un plus («Etats-Unis deux élèves s'adonnent au sexe oral en plein cours»). On remarquera la précision géographique qui précède l'information principale dans le titre: là où le fait divers traditionnel est ultra-local, l'insolite est mondialisé. En Russie, un bureau de poste évacué à cause d'un vibromasseur, à Jakarta, un homme élevait cinq tigres dans son jardin.

Ces insolites intègrent parfois nos bons vieux faits divers, mais l'appellation regroupe également un type d'article qui s'est beaucoup développé avec Internet: les études, plus ou moins scientifiques. Dans ce domaine, les Anglo-Saxons sont à la pointe. Le principe est simple: des chercheurs d'universités, parfois prestigieuses, mènent une étude sur un sujet original ou anecdotique. Leurs travaux sont souvent d'abord publiés dans les revues spécialisées, puis repérés par un média généraliste. A l'arrivée, cela donne des titre tels que: «Pour être heureuse en amour, faites des études» ou «Une étude américaine a montré que la popularité des hommes politiques augmenterait avec leur poids».

Les hypothèses médicales sont également du pain béni pour la rubrique insolite: quand un docteur déclare dans une revue médicale que «Le syndrome du canal carpien peut se développer pendant des rapports sexuels lorsque les mains s'étendent de manière répétée sous la pression du poids du corps», l'information «trop de relations sexuelles endommageraient les poignets» se répand sur la Toile en quelques heures.

Crédibilité

Le circuit classique des informations «insolites» (média local ou revue scientifique, repris par un média à grande audience, puis par des dizaines de sites dans tous les pays) pose la question de la vérification des informations. Pour les articles sur des études scientifiques (ou pseudo-scientifiques), la validité de l'information repose sur la crédibilité que l'on donne aux auteurs de la recherche, et à la revue spécialisée qui l'a publié. Mais quand le Daily Mail reprend à sa sauce un résumé d'une étude paru dans une revue, l'article d'arrivée peut facilement différer des conclusions auxquelles les scientifiques étaient arrivés.

La crédibilité des informations des faits divers insolites pose également problème. En juin dernier, l'histoire d'une jeune Belge de 18 ans s'étant fait tatouer 56 étoiles sur le visage pendant qu'elle dormait avait fait le tour du Web. Mais très vite, le tatoueur en question a affirmé que la jeune était parfaitement consentante. Quelques jours plus tard, la jeune fille avouait avoir inventé l'histoire pour ne pas subir les foudres de son père. Une histoire «insolite» qui aura tenu le Net en haleine pendant une semaine, et illustré le peu de vérifications que certains sites d'information effectuent avant de relayer de tels faits divers.

On retrouve des articles insolites sur pratiquement tous les sites d'information, des plus sérieux aux moins rigoureux. De la BBC au Figaro en passant par Zigonet, et Slate (il nous est arrivé deux fois de faire un lien vers Zigonet dans notre colonne Ici et Ailleurs), quasiment tous les médias (Internet, presse ou télévision) reprennent des informations insolites, même si c'est un sujet qu'ils n'aiment pas forcément aborder. Jointe par téléphone, la rédactrice en chef de l'AFP ne s'est pas étendue sur le sujet: «Nous n'avons pas de politique générale sur les insolites.»

Audience

Sur Internet, la manière de les mettre en avant n'est pas la même partout non plus. Du fait de leurs titres qui attirent l'attention et des thèmes qu'ils abordent, ils génèrent un très fort trafic d'audience, notamment à travers les moteurs de recherche. Ils n'ont donc pas besoin d'être placé haut sur les pages d'accueil des sites généralistes, et attirent le trafic à travers les moteurs de recherche.

Ainsi, la BBC, institution britannique du sérieux journalistique, publie chaque jour de nombreux articles insolites (l'histoire de la cigarette explosive ne lui a pas échappé). On ne les voit jamais sur la page d'accueil du site, qui contient des articles sur des sujets de fonds et des analyses. Et pourtant, on les retrouve quotidiennement dans la colonne des articles les plus lus, à l'intérieur des pages articles. C'est tout l'intérêt pour le site: des articles qui drainent un très gros trafic grâce à des sujets «futiles» et aguicheurs (le sexe, la plupart du temps) sans pour autant porter atteinte à l'image de marque et à la réputation d'un média reconnu pour la qualité de ses informations.

Zigonet au contraire se présente comme le site du «meilleur de l'actualité insolite.» Quelle est sa recette? Une rédaction de 10 personnes chargées de repérer, de traduire, de réécrire des informations insolites qui circulent sur le Net. Et de les vérifier aussi: «On applique les règles du journalisme, on croise nos sources avec les différents sites, Twitter etc., explique un responsable de la société éditrice de Zigonet. On ne peut pas prendre le risque de publier de fausses informations et perdre ainsi toute notre crédibilité aux yeux de nos lecteurs.» Nous voilà rassurés, mais on peut se demander comment les rédacteurs du site, si rigoureux soient-ils, sont allés vérifier l'information à sa source pour l'article «Chine: avant de partir travailler, il enchaîne son fils à un arbre».

La fiabilité de l'article insolite repose en fait entièrement sur la fiabilité des informations publiées par le média d'origine. Une fois la machine lancée et l'information diffusée dans le monde entier, difficile de revenir à la source et de réécrire l'histoire.

Si les insolites ne sont pas les informations plus fiables, ni les plus pertinentes, que l'on puisse trouver sur le Web, elles ont le mérite de faire sourire chaque jour des milliers de lecteurs. Les internautes sont non seulement friands de ces histoires et autres études cocasses, certains d'entre eux passent du temps à sonder le Net pour envoyer leurs trouvailles aux sites spécialisés. Une vraie armée de dénicheurs qui travaillent pour le plaisir et pour fournir à leurs sites préférés de nouvelles pépites.

Grégoire Fleurot

Image de une: Près d'un portrait du leader chinois défunt Deng Xiaoping à Shenzhen, REUTERS/Paul Yeung

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