Monde / Économie

Le Brésil malade de son système de rentes

Temps de lecture : 9 min

La huitième économie du monde a un besoin urgent de réformes structurelles, à commencer par celle des retraites. Mais de ce point de vue aussi, l’élection présidentielle s’annonce catastrophique.

Au Brésil, les fonctionnaires peuvent obtenir une retraite pleine dès 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes. | Vinicius Amano via Unsplash License by

Si l’on en croit les récents sondages, Jair Bolsonaro devrait être élu président du Brésil dimanche 28 octobre. Son avance sur son rival du Parti des travailleurs (PT), Fernando Haddad, ne cesse de se creuser et pour beaucoup d’analystes, il semble trop tard pour stopper la vague qui le porte depuis des mois (il a raté de peu l’élection dès le premier tour) –même si, naturellement, rien n’est écrit.

À quelques jours du scrutin, la polarisation du pays est à son paroxysme. Le week-end des 20 et 21 octobre, les adversaires de Bolsonaro ont de nouveau défilé par milliers dans les rues de nombreuses villes aux cris de «Ele Nao» («Pas lui»). Le candidat d’extrême droite n’est plus seulement comparé à Trump, mais aussi au dirigeant philippin Duterte, voire au président turc Erdogan.

Risque de reculs démocratiques

Un «manifeste international contre le fascisme au Brésil», signé notamment par François Hollande, Costa-Gavras, Dominique de Villepin ou Bernie Sanders, «invite les Brésiliennes et les Brésiliens à réfléchir» avant d’élire un candidat qui «défend ouvertement les méthodes violentes déployées par les dictatures militaires, notamment la torture et les assassinats» –pas sûr que l’électorat brésilien apprécie ces injonctions venues de l’extérieur.

Les soutiens de Bolsonaro occupent également la rue pour clamer leur rejet du «pétisme » (du nom du PT, le parti de Haddad et de Lula) et du «communisme», ainsi que pour dénoncer la corruption endémique qui a gangrené le parti de Lula (mais aussi tous les partis traditionnels) et l’insécurité galopante (près de 64.000 homicides en 2017) –deux arguments sur lesquels a surfé le candidat.

Tout au long de sa longue carrière de député, cet ancien militaire a multiplié les déclarations provocantes et méprisantes à l’encontre des femmes, des populations indiennes, des personnes noires ou de la minorité LGBT+. Chantre de la famille traditionnelle, pro-armes à feu, il a clairement affiché sa nostalgie de la dictature (1964-1985) et prôné les exécutions extrajudiciaires pour lutter contre le grand banditisme. Il compte également exploiter massivement l’Amazonie, pour complaire au puissant lobby agroindustriel. Sa possible élection fait ainsi planer le risque de réels reculs démocratiques sur les droits des femmes et des minorités, celui de la presse et le respect de l’environnement.

Malgré une avance de treize à dix-neuf points selon les sondages, Jair Bolsonaro a bizarrement redoublé d’agressivité ces jours-ci sur les réseaux sociaux, en promettant de nettoyer le Brésil de ses «bandits rouges» et de laisser Lula «pourrir en prison». Difficile de savoir cependant si cette violence verbale peut réellement déboucher sur une dérive autoritaire, une fois au pouvoir, dans un pays dont les institutions judiciaires ne sont pas si fragiles –comme le montre la vaste opération anti-corruption Lava Jato, toujours en cours.

Pour gouverner, Jair Bolsonaro devra également se construire une large coalition dans un Congrès plus fragmenté que jamais, où le PT reste, à l’issue des législatives du 7 octobre, le premier parti –certes talonné par le Parti social-libéral (PSL) de Bolsonaro.

État minimal ou État obèse

En économie, le candidat d'extrême droite s’en remet totalement à son conseiller et futur ministre des Finances Paulo Guedes, un ultralibéral disciple de l’École de Chicago, connue pour avoir inspiré Pinochet et ses «Chicago Boys».

Décidé à privatiser à tour de bras, à procéder à des coupes budgétaires et à mettre en place un système de retraites par capitalisation, Guedes prône un virage brutal vers un État réduit au strict minimum –ce qui est d’ailleurs contraire à toutes les prises de position passées du très nationaliste député Bolsonaro.

La perspective d'un tel traitement de choc réjouit les milieux d'affaires, mais peut s’avérer redoutable dans un pays affaibli par quatre années de crise, dont les services publics sont défaillants et où la pauvreté remonte en flèche.

De son côté, l’ancien président Lula qui même emprisonné est resté le candidat du PT jusqu’à l'invalidation de sa candidature le 11 septembre dernier, prévoyait au contraire de mettre fin au programme de privatisations, à la réforme du Code du travail et au plafonnement des dépenses publiques instaurés par le gouvernement de Michel Temer. Il voulait aussi relancer la croissance à coups de subventions publiques tous azimuts, une politique interventionniste que Dilma Rousseff a massivement utilisée jusqu'à sa destitution en 2016, non sans creuser les déficits.

On peut se demander si le fait de s'obstiner dans cette voie ne s'apparente pas, en cette période de vaches maigres, à une dangereuse fuite en avant. Fernando Haddad, qui a d'abord repris docilement le flambeau, tente d'ailleurs depuis quelques jours de recentrer son discours en affichant sa volonté de redresser les finances publiques. Mais il est clair que le PT n’a pas fait son autocritique sur sa gestion de l’économie du pays.

Économie anémiée

Ni l’un ni l’autre candidat ne semble prêt à répondre à la gravité de la situation que le futur président trouvera en s’installant en janvier prochain au palais du Planalto, à Brasilia. Les années prospères, celles du boom des cours des matières premières sur lequel Lula puis Dilma ont surfé, sont loin.

Affaiblie par deux années de profonde récession en 2015 et 2016, la huitième économie du monde ne redémarre que mollement: le FMI table sur 1,4% de croissance en 2018. «Il y a plus inquiétant, ajoute Selin Ozyurt, économiste à l’Agence française de Développement: le ministère des Finances a récemment revu à la baisse, de 5% à 2,3%, la croissance potentielle du Brésil sur le long terme.» Beaucoup trop peu, estime-t-elle, pour un pays émergent de taille continentale comme le Brésil (209 millions d’habitantes et habitants), qui devra bientôt affronter sa transition démographique.

D’autre part, quatre millions d’emplois formels ont été détruits en quatre ans, et le chômage dépasse les 12%. Le déficit budgétaire a explosé à 9% du PIB en 2016 et reste supérieur à 7,5%, notent les économistes que nous avons interrogés. La dette publique brute a quant à elle atteint 84% du PIB en 2017, selon le FMI. Et à lui seul, le paiement des intérêts de la dette consomme désormais près de 6% du PIB.

Il faut dire que depuis des décennies, les dépenses publiques (celles de l’État fédéral, des vingt-sept États fédérés et des 5.570 communes) n'ont cessé d’augmenter, pour atteindre quelque 40% du PIB –essentiellement au profit des classes aisées et non des plus pauvres, dénonçait récemment la Banque mondiale.

Cette prodigalité n’est de fait pas celle d'un État-Providence: les services publics brésiliens (éducation, santé, transports, infrastructures…) sont en très mauvais état, et la moité de la population n'a accès ni à l'eau courante, ni aux services d'assainissement.

«Cette année, l’État ne va investir qu’1% du PIB, ce qui ne permet même pas d’entretenir les routes fédérales», s’indigne Jean-Yves Carfantan, économiste vivant au Brésil depuis une trentaine d’années et auteur de Brésil, les illusions perdues.

Généreux régime de retraites

Où passe donc l’argent? Essentiellement dans les salaires et pensions des fonctionnaires, et dans les retraites du secteur privé, répond-il: «L’an dernier, ces dépenses ont représenté les deux tiers des crédits budgétaires de l’État central. On constate le même phénomène dans les Etats fédérés.» Cette situation ne laisse guère de marges de manœuvre pour investir. Dans certains États fédérés, en quasi-faillite, la situation devient intenable.

L’emballement des dépenses de retraites s’explique en partie par l’allongement de la durée de la vie et la baisse du taux de fécondité. Mais leur poids exceptionnel résulte surtout d’un système par répartition très généreux, surtout pour certaines catégories. Le Brésil y consacre plus de 12% de son PIB, soit presque autant que de vieux pays comme l’Allemagne et le Japon, et nettement plus que la moyenne de l’OCDE, alors que seuls 8,9% de la population brésilienne a plus de 65 ans (contre le double en moyenne dans l'OCDE).

«Les dépenses de retraites sont élevées, compte tenu de la part de la population jeune.» En bleu: dépenses de retraite en pourcentage du PIB / En vert: pourcentage de la population âgée de 65 ans et plus (dernières données disponibles) | Via OCDE 2018

Au bas de l’échelle, toute personne de plus de 65 ans, qu’elle ait ou non cotisé (40% de la population active est dans le secteur informel), a droit à une retraite équivalente au salaire minimum (environ 270 euros), lui-même indexé sur l'inflation. «C’est l'une des mesures les plus efficaces de lutte contre la pauvreté», souligne Selin Ozyurt.

Mais en dehors de ce filet de sécurité, le régime favorise essentiellement les fonctionnaires (environ 12% de la population active), qui peuvent partir à la retraite avec l’intégralité de leur rémunération à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes, et beaucoup plus tôt dans le cas de certaines professions dotées de régimes spéciaux (juges, militaires, parlementaires, universitaires…). Or, les salaires sont élevés, surtout ceux de ces trois à quatre millions de bénéficiaires de régime spéciaux, et ils sont de toute façon bien supérieurs à ceux du secteur privé, à fonction, formation et compétence égales. «L’écart est de 67% en moyenne. Selon une étude récente, cet écart contribue à hauteur de 24% aux inégalités de revenus au Brésil», avance Jean-Yves Carfantan –un chiffre éloquent, s’agissant de l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

L'attribution de postes bien rémunérés au sein des administrations et des nombreuses entreprises d'État constitue d'ailleurs depuis longtemps une monnaie d'échange classique pour une classe politique fortement clientéliste, d'où l'inflation constante de cette précieuse source de rentes que constitue la fonction publique.

À titre de comparaison, face à cette manne distribuée aux fonctionnaires (en activité ou non), la fameuse aide sociale Bolsa Familia, qui a permis à vingt-neuf millions de personnes de sortir de la misère, ne coûte chaque année que 0,5% du PIB.

Si l’on ajoute à cela le fait que les 6% du PIB que le pays consacre à l’éducation sont essentiellement destinés à l’enseignement supérieur (fréquenté surtout par les classes aisées), on peut en conclure que non seulement l'État brésilien privilégie ses riches, mais aussi qu'il préfère ses personnes âgées à ses enfants.

Pour une partie des cadres du privé également –notamment dans les grandes entreprises–, la retraite est douce et précoce, puisqu’il est possible de partir dès 50 ans pour les femmes et dès 55 ans pour les hommes, à condition d’avoir cotisé vingt ans.

C'est ainsi qu'au Brésil, l'âge moyen de départ se situe autour de 54 ans, et que le taux de remplacement est l'un des plus élevés: «Le retraité brésilien touche en moyenne 98% de son salaire d’actif, contre 73% dans l’OCDE», pointe Jean-Yves Carfantan.

Bombe à retardement

Pour freiner l'hémorragie budgétaire et retrouver des marges de manœuvres, le Brésil doit d’urgence amender son système de retraites. Une réforme structurelle forcément très impopulaire, y compris au Congrès, sur laquelle l'actuel président Michel Temer s’est acharné en vain –il est vrai qu'il a été rattrapé par des accusations de corruption qui ont nui à sa légitimité.

De l’avis général, pourtant, le dossier des retraites est une véritable bombe à retardement. La population est relativement jeune et bénéficie encore pour quelques années d’un bonus démographique (augmentation du nombre de personnes actives), «mais le gouvernement a récemment reconnu que la transition démographique interviendrait plus tôt que prévu, avertit Selin Ozyurt. Selon les chiffres du Trésor, il y a actuellement huit actifs pour un retraité mais en 2040, il n’y en aura plus que quatre».

Ni Bolsonaro ni Haddad ne paraissent disposer du leadership suffisant pour faire voter à un Congrès divisé mais incontournable une réforme des retraites qui soit à la fois juste et durable: le premier veut faire exploser le système, le second n'entend pas y toucher.

Toute aussi urgente, la réforme fiscale semble par ailleurs ne passionner aucun des deux candidats, qui ne proposent qu’une «simplification». La pression fiscale est forte au Brésil (33% du PIB) et le système actuel, extrêmement bureaucratique et compliqué, pèse sur la compétitivité des entreprises. Mais il est surtout injuste, puisque la moitié de l'impôt est indirect, pénalisant les plus fragiles. Au contraire, dans les grandes entreprises et chez les hauts salaires, les exonérations fiscales ne manquent pas.

Beaucoup redoutent le chaos social qui pourrait résulter de l’après élection, surtout si le résultat est serré. Mais si en outre le prochain président ne peut ou ne veut affronter les maux endémiques de la société brésilienne, le pays risque de s’enfoncer dans une longue période d’instabilité, dont la population brésilienne non protégée par les privilèges d'État –soit la grande majorité– seront les premières victimes.

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