Société

Faurisson est mort, mais ses méthodes sont bien vivantes

Temps de lecture : 8 min

Le négationnisme de la Shoah est un phénomène bien spécifique, mais les postures et l'argumentation de Robert Faurisson se retrouvent dans d’autres discours complotistes.

Robert Faurisson se rend à son procès pour révisionnisme, le 14 septembre 2000 à Paris. | Jack Guez / AFP
Robert Faurisson se rend à son procès pour révisionnisme, le 14 septembre 2000 à Paris. | Jack Guez / AFP

Selon la thèse officielle, Robert Faurisson serait mort le 21 octobre 2018 à Vichy. Dans son livre Les assassins de la mémoire, l’historien Pierre Vidal-Naquet proposait une analyse détaillée du discours négationniste dont Faurisson fut l’un des représentants. Les négationnistes croient fermement dans une série de postulats qu’ils ne remettent jamais en cause: il n’y aurait pas eu de chambres à gaz, la solution finale n’aurait été qu’une expulsion vers l’est, le nombre de victimes juives serait plus faible que l’on ne le croit, l’Allemagne hitlérienne ne serait pas la principale responsable de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS aurait été plus dangereuse que le Troisième Reich, et le génocide aurait été inventé par la propagande alliée, essentiellement juive.

Une démarche anti-historique

Tout se base sur ce postulat. Les négationnistes n’arrivent pas à la conclusion que le génocide des Juifs n’a pas existé en analysant des preuves. Leur conviction inébranlable –réelle ou feinte– qu’il n’y a pas eu de génocide est le fondement de leur travail. Elle n’est jamais remise en cause. Ils ne cherchent pas à comprendre, mais à prouver à tout prix leur postulat de départ. C’est un premier point commun avec les autres théories du complot.

«Les négationnistes travaillent de la même façon que d’autre conspirationnistes: surexposant certains faits, en occultant d’autres, sélectionnant soigneusement des témoignage orientés... Ils ne laissent pas parler les documents, ils savent d’avance où ils veulent en venir, comme tous les propagandistes», critique Valérie Igounet, historienne, chercheuse associée à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS) et autrice d’Histoire du négationnisme en France.

«Le négationnisme est une théorie du complot particulière qui s’est développée autour de l’antisémitisme»

Pierre Vidal-Naquet analyse ensuite leur argumentation fallacieuse, qui se dissimule sous les apparences de la logique. Chez les négationnistes, tout témoignage prouvant le génocide serait mensonger. Tout document attestant de la réalité de la Shoah serait un faux ou aurait été trafiqué. «Tout document nazi apportant un témoignage direct est pris à sa valeur nominale s'il est écrit en langage codé, mais ignoré (ou sous-interprété) s'il est écrit en langage direct. […] En revanche toute manifestation de racisme de guerre dans le camp allié [...] est prise dans son sens le plus fort.» Les témoignages de nazis n’auraient pu être obtenus que sous la contrainte. Des arguments «pseudo-techniques» sont utilisés pour affirmer l’impossibilité de l’existence des chambres à gaz ou des fours crématoires. Enfin, des pans entier de l’histoire du génocide sont passés sous silence ou déformés. On parle notamment de «méthode hypercritique». Le négationniste tord la réalité pour y faire rentrer au chausse-pied sa thèse de départ, avec un objectif politique.

«Le négationnisme est une théorie du complot particulière qui s’est développée autour de l’antisémitisme. [...] C’est un discours qui n’a qu’un but politique: actualiser le vieux mythe du complot juif, prétendre que les Juifs ont inventé ce “terrible mensonge” pour créer un État (Israël) qui va leur permettre de renforcer leur domination, donc que les Juifs sont des menteurs qui veulent extorquer des réparations aux Allemands, que le vrai génocide est celui des Palestiniens», poursuit Valérie Igounet. Dans le cas du négationnisme du génocide arménien, l'objectif politique consiste plutôt à préserver l'intégrité de la nation turque et à éviter le versement d'éventuelles réparations.

À gauche, Noam Chomsky (qui a défendu le droit de Robert Faurisson à s'exprimer) a minimisé le génocide khmer rouge et dénoncé la «diabolisation» de Slobodan Milošević, tandis que son acolyte Edward S. Herman a contesté l'existence du massacre de Srebrenica, dans le but de dénoncer les interventions militaires américaines à l'étranger (notamment en ex-Yougoslavie) comme illégitimes.

Négationnisme et complotisme: une argumentation similaire

«Il y a une réelle spécificité du génocide juif qu’on ne doit pas évacuer. J’ai toujours refusé de parler de génocide en Syrie car ce n’est pas exact, et j’ai toujours refusé de faire un parallèle direct entre le négationnisme de la Shoah et la propagande sur les crimes de guerre en Syrie. Mais il existe des points communs. Par exemple, le discours négationniste ou complotiste se présente comme un discours neutre, critique, avançant qu'“on a le droit de poser des questions”. Mais en réalité c’est une rhétorique au service d’un agenda politique», analyse Marie Peltier, historienne, chercheuse et enseignante, autrice de Obsession – dans les coulisses du récit complotiste.

Premièrement, les postulats de départ priment sur la réalité des faits. Dans le cas de la Syrie, ils sont les suivants: il n’y a pas de révolution syrienne mais un complot fomenté depuis l’étranger, les rebelles sont tous des extrémistes, le régime syrien est un rempart laïque contre les islamistes et le protecteur des minorités, le régime syrien n’a pas commis d’attaques chimiques, les pires atrocités n’ont pas été perpétrées par le régime syrien mais par les rebelles, le régime syrien et ses alliés n’ont pas commis de crimes de guerre (ou alors involontairement). Bien sûr, des concessions peuvent être faites: il y a eu une révolution mais elle n'a pas duré, le régime Assad est brutal mais c'est la guerre... Ce discours tourné vers l’extérieur réécrit donc l’histoire dans un but politique: défendre le régime syrien et/ou s’opposer à toute action internationale contre celui-ci.

«Assad a eu l'intelligence politique d'appuyer sur deux «boutons» sémantiques: la posture anti-impérialiste [résistance à Israël et aux États-Unis] et la posture civilisationnelle [«rempart contre l’islamisme», protecteur des minorités]. Dès 2011, le régime syrien a utilisé ces deux registres pour fédérer largement», explique Marie Peltier.

Une fois les postulats établis, il faut battre en brèche les preuves qui pourraient les contredire. Les Casques blancs (défense civile syrienne) qui secourent les victimes de bombardements et documentent les crimes de guerre dont le régime syrien et ses alliés sont les principaux responsables, sont donc accusés de collusion avec les djihadistes ou de travailler pour les services de renseignement occidentaux. Les enquêtes des journalistes, les rapports des Nations unies ou des ONG sont rejetés. Des arguments pseudo-scientifiques sur le sarin ou le gaz de chlore sont déployés. Les crimes des rebelles sont mentionnés et répétés, mais pas ceux du régime syrien. Des faux sont diffusés.

Par ailleurs, certains journalistes, comme Seymour Hersh, ont enquêté sur l'attaque chimique de Khan Cheikhoun avec une méthodologie qui rappelle le complotisme, décidant de croire quelques sources anonymes et d'ignorer les autres preuves, avant d'être contredits par un rapport du mécanisme d'enquête conjoint ONU/OIAC. Robert Fisk, journaliste pour The Independent, semble s'être rendu dans la ville de Douma en ayant décidé à l'avance qu'il n'y avait pas eu d'attaque chimique du régime. Enfin, la Russie, qui joue un rôle important dans cette désinformation, diffuse aussi des théories du complot (qui se contredisent parfois mutuellement, pour ajouter à la confusion) sur d’autres dossiers touchant à ses intérêts, comme l’affaire Skripal ou le crash du MH17 en Ukraine. Le postulat étant «la Russie n’a rien à voir dans ces affaires» et l'objectif politique visant à semer le trouble dans l'opinion occidentale.

Une caisse de résonance numérique

Robert Faurisson a principalement sévi à une époque où n’existaient ni internet, ni les réseaux sociaux. Les thèses négationnistes n’étaient pas largement diffusées, jusqu’au moment où certains de leurs défenseurs ont été invités dans les médias, à la fin des années 1970, avant d’en être progressivement bannis. Internet a changé la donne.

«À l’époque où je rédigeais ma thèse, dans les années 1995-98, il fallait aller à la Vieille Taupe ou dans les librairies néonazies pour trouver des textes négationnistes. L’apparition d’internet a tout changé, il n’y avait qu’à cliquer, par exemple sur le site Radio Islam d’Ahmed Rahmi ou sur l’AAARGH (Association des anciens amateurs de récits de guerre et d'holocauste) créée par Pierre Guillaume et Serge Thion. Et aujourd’hui, Égalité et Réconciliation [créé par Alain Soral, ndlr] est le site complotiste le plus consulté en France», rappelle Valérie Igounet.

Internet a aussi aidé à la diffusion des théories du complot et à la propagande des régimes autoritaires. On pense notamment aux théories du complot sur le 11-Septembre, chez qui l’on retrouve les procédés rhétorique utilisés par le négationnisme. Partant du postulat que «la vérité est ailleurs», les «9/11 truthers» sélectionnent les quelques témoignages qui vont dans leur sens et passent sous silence les autres, beaucoup plus nombreux. Ils déploient eux aussi un argumentaire pseudo-technique, pour affirmer qu’un feu de kérosène n’a pas pu faire écrouler les Twin Towers, ou que le trou creusé par l’avion qui s’est écrasé dans le Pentagone devrait être plus gros.

Ici, l'objectif politique consiste plutôt à accabler le gouvernement américain. Ces théories ont d'ailleurs été amplifiées par des dirigeants «anti-impérialistes» comme Mahmoud Ahmadinejad et Hugo Chávez. Et l'un des principaux représentants du complotisme sur le 11-Septembre en France, Thierry Meyssan, entretient des relations étroites avec les régimes iranien et syrien.

«L’hypothèse que je fais, c’est que le mythe fondateur du conspirationnisme est le 11 septembre 2001. Avec l’entrée dans l’ère internet, les conspirationnistes et les propagandistes liés à des régimes autoritaires [Iran, Syrie, Russie...] ont compris avant tout le monde que le web était un vecteur de propagande. Les médias traditionnels font des vidéos depuis peu de temps alors que le conspirationnisme se propage au format vidéo et image depuis plus de quinze ans», commente Marie Peltier.

Selon un sondage de l’Ifop (critiqué pour sa méthodologie), 25% de la population française serait aujourd’hui fortement réceptive aux discours conspirationnistes. Les réseaux sociaux aggravent encore le problème, même si les plateformes ont récemment commencé à fermer des comptes complotistes, propagandistes ou incitant à la haine. Des régimes autoritaires peuvent y orchestrer des opérations de désinformation (y compris le régime birman dans le cadre du nettoyage ethnique des Rohingya). Des contenus complotistes peuvent devenir «viraux» et se propager à très grande vitesse, amplifiés à la fois par des relais de la propagande, des réseaux de bots et des internautes qui y croient.

Au besoin, ceux-ci harcèleront en ligne les activistes et journalistes qui se montrent trop critiques sur le sujet. Sur Twitter et Facebook, on peut laisser un commentaire complotiste sous chaque article concernant la Syrie (ou le MH17, ou l’affaire Skripal) pour nier en temps réel ce qui vient d’être affirmé. Des individus comme Alain Soral entretiennent une relation «personnalisée» avec leur audience grâce aux plateformes. La désinformation emprunte même les codes de la culture internet et se diffuse sous forme de «mèmes». Si la technologie et les codes ont changé, les outils rhétoriques communs au négationnisme et au complotisme sont immuables.

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