Politique / Santé

Les «bébés nés sans bras», un scandale politique pour un mystère scientifique

Temps de lecture : 7 min

En demandant une nouvelle enquête sur ce phénomène, le gouvernement désavoue l’agence officielle Santé publique France.

Agnès Buzyn à l'Élysée, le 10 octobre 2018 | Éric Feferberg / AFP
Agnès Buzyn à l'Élysée, le 10 octobre 2018 | Éric Feferberg / AFP

Où se cache le coupable? Faire une croix scientiste sur la fatalité, refuser le hasard statistique, réécrire la vérité. Voilà, à la lisière de la médecine et du politique, de l’écologie et de l’épidémiologie, un fidèle reflet de notre époque: l’affaire dite des «bébés sans bras».

Elle commence mi-septembre, avec quelques échos médiatiques concernant des enfants nés il y a plusieurs années dans le département de l’Ain et privés d’une main ou d’un segment de bras.

L’information provient du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), une association type loi 1901 dont le financement est assuré par le biais de subventions publiques et confrontée à des problèmes de trésorerie.

«Pas d'excès de cas par rapport à la moyenne nationale»

Plusieurs médias généralistes reprennent le sujet, ce qui conduit l’agence Santé publique France à publier un communiqué le 4 octobre –un document qui, loin de répondre aux questions soulevées, alimenta la polémique:

«La presse fait écho de cas groupés rapportés d’agénésie des membres supérieurs dans l’Ain. Deux autres situations de nature similaire ont été signalées en Bretagne et en Pays-de-Loire [...].

Aujourd’hui, suite à l’investigation des sept cas rapportés dans l’Ain nés entre 2009 et 2014, l’analyse statistique ne met pas en évidence un excès de cas par rapport à la moyenne nationale, et Santé publique France n’a pas identifié une exposition commune à la survenue de ces malformations. L’absence d’hypothèse d’une éventuelle cause commune ne permet pas d’orienter des investigations complémentaires.

L’Agence a par ailleurs conduit des investigations similaires sur deux signalements d’agénésie des membres supérieurs survenus en Loire-Atlantique (trois cas nés entre 2007 et 2008) et dans le Morbihan (quatre cas nés entre 2011 et 2013). Pour la Loire Atlantique et la Bretagne, l’investigation a conclu à un excès de cas. Cependant, aucune exposition commune n’a été identifiée pour les cas groupés de ces deux régions.

Dans ce contexte, l’Agence maintient avec le réseau français des registres une attention toute particulière à la survenue de nouveaux cas dans ces régions et dans le reste de la France.»

Pour résumer, le mystère reste entier, en dépit d’un protocole standardisé d’enquête visant à déterminer si, après recherche méthodique d’éventuelles expositions communes (prise de médicaments, exposition environnementale, etc.), ces malformations sont dues ou non au hasard.

À cette occasion, on apprend aussi que pour la surveillance des anomalies congénitales, Santé publique France coordonne un réseau national de six registres ne couvrant que 19% de l’ensemble des naissances. Une situation d’autant moins compréhensible que la surveillance et l’étude des malformations congénitales sont particulièrement complexes, en raison de la rareté des événements.

«Une volonté de faire taire les lanceurs d’alerte»

On assiste alors à de nombreuses réactions médiatiques et politiques très critiques. À commencer par celle de l’écologiste et député européen Yannick Jadot qui, sur RTL le 8 octobre, accuse sans preuve les pesticides: «Ce que l’on veut ne pas voir, c’est qu'il est très probable que ces malformations soient liées aux pesticides. Toutes les familles qui ont été touchées par ces malformations vivent à côté des champs de maïs et des champs de tournesols. On n’a jamais voulu savoir en France, on veut pas faire les études épidémiologiques autour des incinérateurs, autour des centrales nucléaires, on veut pas le faire sur les pesticides [...]

Après avoir tenu une conférence de presse aux côtés de deux anciennes ministres de l’Écologie, Delphine Batho et Corinne Lepage, pour réclamer «un système de surveillance renforcé de ces malformations inexpliquées», l'eurodéputée écologiste Michèle Rivasi relaie ces accusations le 19 octobre dans les colonnes de 20 Minutes. «La situation est très grave, il y a une volonté de faire taire les lanceurs d’alerte, déclare-t-elle. Nous devons protéger ceux qui alertent sur un risque sanitaire, et je témoigne tout mon soutien à Emmanuelle Amar, directrice générale du Remera, qui a eu le courage d’informer le grand public de cette affaire qui aurait pu rester sous silence encore longtemps sans elle.»

Face à elle, Ségolène Aymé, épidémiologiste et généticienne. «Emmanuelle Amar n'est pas une lanceuse d'alerte», réplique la directrice de recherche émérite à l'Inserm. Dans un communiqué transmis à l'AFP, elle dénonce les «mensonges» et «l'attitude irresponsable» de la directrice générale du Remera. Des «attaques calomnieuses», répond l'intéressée.

Le 16 octobre, Le Monde soumet à trois biostatisticiens –dont deux ont demandé à conserver l’anonymat– le rapport de Santé publique France. Et ces relecteurs de dénoncer des «erreurs méthodologiques “grossières’’, “indignes”, des marges de confiance “ubuesques”».

Face à ces accusations, François Bourdillon, directeur général de Santé publique France, prend la parole sur France Info le 19 octobre pour défendre son agence et dénoncer une «campagne calomnieuse». «Je suis agressé, comme quoi je veux [...] cacher la réalité des choses, alors que l'agence est probablement une de celles qui fait le plus» déclare-t-il, évoquant le «jeu extrêmement personnel» que jouerait selon lui le Remera –alors même que Santé publique France «est le dernier financeur du registre».

«S’en remettre à la fatalité n’est pas acceptable»

L’affaire prend une dimension politique, avec l'intervention de Didier Guillaume sur RTL ce même 19 octobre. Le nouveau ministre de l’Agriculture souligne que si des soupçons existent, «aucune preuve scientifique» ne permet d’accuser les pesticides: «Il faut que la science fasse son travail.»

Comment sortir politiquement de l’impasse? Comment vider l’abcès ainsi constitué? En ouvrant officiellement une nouvelle enquête.

Évoquée début octobre par François de Rugy, ministre de la Transition écologique, la décision a été confirmée le 21 octobre par la ministre des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn dans «Le Grand Jury» de RTL. La nouvelle enquête sera menée avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), pour bénéficier de «regards croisés» de médecins et de spécialistes de l’environnement.

«On ne peut pas se satisfaire de dire que l'on n’a pas trouvé de causes, c’est insupportable», ajoute Agnès Buzyn. Et François de Rugy de tweeter aussitôt en écho.

La ministre assure par ailleurs qu'il est «hors de question d'arrêter la subvention des registres des malformations», à commencer par le Remera –une annonce aussitôt saluée par Emmanuelle Amar.

Selon Agnès Buzyn, on observerait en France «entre quatre-vingts et cent naissances par an avec des malformations de membres». Les causes peuvent être génétiques, liées à des contraintes physiques ou dues à des substances toxiques (provenant de l'alimentation, de l'environnement ou de médicaments, comme dans les dramatiques affaires de la thalidomide et du distilbène).

«C'est une question d’ordre scientifique»

Toutes ces possibles causes ont été méthodiquement écartées par la première enquête de Santé publique France. Mais l'agence est aujourd’hui publiquement désavouée par le gouvernement, qui ne peut se résoudre à accepter de voir ici un effet du hasard statistique ou, pire, de la fatalité –cette puissance occulte qui, selon certaines doctrines, déterminerait le cours des événements d'une façon irrévocable.

«Le lien entre le distilbène et le cancer du vagin chez les jeunes filles avait été fait il y a près de cinquante ans grâce à une étude cas-témoins publiée dans le New England Journal of Medicine à partir de huit cas et trente-deux “témoins”, explique Antoine Flahault, spécialiste d’épidémiologie et directeur de l'Institut de santé globale de la Faculté de Médecine à l'Université de Genève. On doit donc, avec les cas recensés en France, pouvoir disposer des résultats préliminaires d’une enquête “cas-témoins”, ou au moins avoir la connaissance qu’une telle enquête est en cours.»

Pour le professeur Flahault, une série de questions demeurent malheureusement encore sans réponse. «On parle d’anomalies “à la naissance”, mais a-t-on investigué le registre des malformations à l’origine des interruptions médicales de grossesse? Ce type d’anomalies est particulièrement visible à l’échographie: avaient-elles été identifiées avant la naissance? Les femmes s’étaient-elles vues proposer une interruption médicale de grossesse? L’avaient-elles refusées ? Si oui, dans quelles proportions?»

«On aimerait aussi en savoir plus sur les possibles “expositions” des mères, mais là encore dans le cadre de la méthodologie rigoureuse et appropriée du cas-témoins. On voudrait également connaître le bassin de population, et surtout de naissances, d’où proviennent les cas. S’il y a soixante-dix naissances malformées de ce type en France chaque année, cela veut dire une malformation de ce type pour 10.000 naissances. Combien de naissances annuelles sur le lieu de ces clusters de malformations?»

L'épidémiologiste dit ne pas comprendre l’anonymat réclamé par les experts ayant critiqué, dans les colonnes du Monde, la méthodologie de Santé publique France: «Que redoutent-ils? Ce n’est pas un débat d’idées, ni un problème politique, c'est une question d’ordre scientifique.»

Il faut selon lui savoir avancer à visage découvert, et avoir le courage de signer les critiques que l'on fait de la méthodologie retenue par les épidémiologistes de l’agence gouvernementale. Faute de quoi les soupçons de complotisme primeront sur la quête de la vérité. Et à la fin, contrairement aux souhaits de François de Rugy, c'est bien la fatalité qui risque fort de l’emporter.

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