À quoi tient un «récit national», cette capacité pour une communauté à «faire peuple», à certaines périodes de son histoire, et à le faire savoir? Beaucoup à la climatologie, désormais. Aux effets, encore mystérieux, du réchauffement climatique sur les aspérités les plus dangereuses du paysage.
Tous ceux et celles qui vivent sous la Montagne Noire, où les cours d’eau filent soudain droit vers la mer, savent que l’Aude est une rivière faussement bonhomme. En un rien de temps, un épisode cévenol la transforme en un fleuve en furie, la gonflant à la vitesse d’un cheval au galop jusqu’à lui imposer la largeur du Rhône. Dans la nuit de dimanche 14 à lundi 15 octobre, défiant les systèmes d’alerte, submergé par un volume de précipitations à désespérer des dieux, le niveau de l’Aude s’est trouvé surélevé de près de sept mètres, en moins de trois heures de temps. 300 litres d’eau ont noyé chaque mètre carré, bien avant l’aube, soit l’hydrométrie de plusieurs mois d’automne.
Sept mètres de dénivelé, pour des maisons bordant la rive haute d’un étage, au mieux: nuit tragique, habitants piégés dans leur sommeil, ou réveillés par l’eau dans les pièces. Quatorze morts, sur les soixante-dix communes touchées par la montée des eaux. Trois disparus. Des blessés. Six morts pour la seule ville de Trèbes. Des centaines de maisons bonnes à jeter, à quitter pour de bon, par des Français et Françaises renvoyées à la rue, juste devant chez elles. Des cours d’eau pollués pour des années, dans des décors de désolation…
Une impression d'appartenance
Octobre 2018, inondations de l’Aude. Après celles, à peu près aux mêmes endroits, de 1998 et surtout de 1999. Après tant de catastrophes naturelles. Deux ou trois l’an, c’est selon. Encore les crues du bassin de la Seine, au début de l’année. Chronique de la scoumoune. Mais pas seulement. À chaque nouveau drame, dans le même mouvement, tous les signes prouvant la vigueur d’un pays, et la solidarité d’une population. La France, air connu, maudit la déliquescence de son service public.
Mais on comptait 1.000 sauveteurs pour 6.000 âmes, dans la seule commune de Trèbes, aux premières heures du «jour d’après». Qui peut dire mieux, sur la planète des catastrophes? Partout où se tournaient les caméras de télévision, lundi, au milieu des ruines domestiques et des cimetières de voitures, le rouge et le jaune, couleurs réconfortantes de la sécurité civile. Des hélicoptères en nombre, des pompiers par centaines. Et puis, le lendemain, des milliers de voisins, voisines, l’armée des balais, venue de partout repousser le flot de boue.
Des pompiers viennent évacuer des résidents de Trèbes, le 15 octobre 2018. | Pascal Pavani / AFP
La France existe, et la population française avec elle, et c’est souvent dans le drame que cela se jauge, dans le pointillé des inondations, des coulées de boue, des tempêtes. Une mécanique se remet en marche, souvent dans les larmes, les veillées funèbres, le chagrin. Une contrée se donne une identité inattendue. Le long du fleuve assassin, on n’est plus simplement cévenol, désormais, mais rescapé de l’Aude, cette nuit-là. Et au-delà, par la force de la médiatisation, tout un pays fait écho, réveillant, pour un temps, les meilleurs des sentiments fraternels.
Le prix payé est terriblement disproportionné, mais soudain, un pays brise là les chaînes de ses ronronnements, et retrouve de la grandeur. Peut-être une impression d’appartenance. Le mois glissait doucement vers la veulerie, avec cette histoire de remaniement qui se faisait attendre. L’opposition et les médias écumaient dans nos oreilles, peinant à renouveler leurs interrogations. Emmanuel Macron prenait son temps. Bientôt quinze jours, depuis le départ de Gérard Collomb…
Un baume à usage national
Mais, mardi, longtemps avant l’aube, Marc Fauvelle et les envoyés spéciaux de France Info élevaient Trèbes au niveau d’une ville martyre par un journalisme impeccable, depuis la rue principale de la commune. Les maires, les élus locaux des «territoires», complaisamment critiqués par le gouvernement et l’opinion parisienne? De partout arrivaient les témoignages de leur dévouement et de leur expertise. Des maires avaient passé la nuit à tenter de réveiller leurs concitoyens au téléphone, et organisé les premiers sauvetages, et des accueils au sec. Arrivé sur place dans l’après-midi, Édouard Philippe ne pouvait que les distinguer dans ses remerciements.
Dans le deuil et la souffrance, un baume à usage national. Dans ses discours de président, François Hollande aimait à user de l’expression «récit national». C’est cela même, encore une fois, dans la vallée de l’Aude. Une épopée commune, même douloureuse, au su et au vu de tous et toutes. Des rangs populaires qui se serrent, pour un temps, et renoncent aux querelles catégorielles, à l’indifférence aux autres. Tout le monde en sort grandi. Au moins enjolivé de l’intérieur. Même au loin, devant l’écran de sa télé. Solidaires, forcément, de ces familles des bords de l’Aude qui n’osent même plus franchir le seuil de leur maison désormais vouée au salpêtre.
Même les présidents bénéficient de cette onction. Les sinistrés réclament leur présence, comme premier signe indispensable de l’intérêt porté par le pays. La venue du chef de l’État sur les lieux d’une catastrophe naturelle agit comme la mise entre parenthèses des affaires courantes, entre popularité et impopularité. Même les sondages, alors, se tiennent cois. Comme si le drame faisait fonction de sanctuaire. François Hollande fut un président impopulaire… sauf les jours de grand deuil national, et Dieu sait qu’il aura eu à conduire de telles cérémonies, pendant la vague des attentats.
Comme Nicolas Sarkozy avant lui, l’ancien chef de l’État connut la répétition des hommages dans la cour d’honneur des Invalides. Emmanuel Macron aussi, toutefois l’actuel président semble vouloir privilégier les séjours plus longs auprès des victimes, comme il l’a fait, à deux reprises, auprès des habitants de Saint-Martin. L’Élysée signale que celui-ci aimerait prendre du temps, sur les rives de l’Aude, malgré un agenda chargé. Celui qui est désormais en charge de la supervision du «récit national» sait qu’il n’y aurait pire faux pas que de donner une impression de négligence, dans cette semaine de remaniement. Moins d’heures passées sous la Montagne Noire, par exemple, que dans les Petites Antilles, serait sans doute perçu comme malvenu.