Économie

Le raffinage français malade du tout diesel

Temps de lecture : 6 min

Total est contraint réduire des surcapacités exacerbées par le déséquilibre en France de la demande entre gazole et essence. Est-ce audible pour un salarié dans une entreprise qui réalise des milliards d'euros de bénéfices?

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Christian Estrosi, le ministre de l'Industrie, a demandé lundi 22 février dans la matinée «que Total prenne une décision dans les tous prochains jours» concernant la raffinerie des Flandres près de Dunkerque. «Ce qui est important, c'est qu'il y ait une décision urgente. On ne peut pas laisser dans le flou les salariés» dans la mesure où «le flou nourrit l'angoisse et conforte les blocages», a déclaré le ministre sur Europe 1. Christian Estrosi a appelé à la reprise immédiate des négociations et à la tenue d'un comité central d'entreprise avant les élections régionales. «Si un comité central d'entreprise n'est pas organisé dans les tous prochains jours», «il faudra bien prendre une décision de reprise de la raffinerie», a jugé le ministre. Il a dit comprendre les salariés, les appelant toutefois à «ne pas prendre en otage» la population en organisant une pénurie d'essence.

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On ne fera pas admettre à un salarié qu'il doit accepter sans broncher de perdre son poste pour qu'une entreprise puisse continuer d'afficher des bénéfices mirifiques. En période de croissance économique, la mobilité imposée est concevable car le rebond est possible. Mais lorsque l'activité se contracte, les théories économiques n'ont plus cours: point de salut hors l'emploi. C'est dans cette relation binaire que se situent les 370 salariés de Total menacés par la fermeture de la raffinerie des Flandres près de Dunkerque, en vérité condamnée depuis sa mise en sommeil en septembre dernier. La direction a reporté sa décision au mois de juin pour que son caractère quasi inéluctable et la création d'un dépôt de carburant sur le site, aient le temps de faire leur chemin dans les esprits. Ce faisant, le couperet tombera après les élections régionales, et l'effet créé par l'annonce des nouveaux bénéfices - soit quelque 22 milliards d'euros en deux ans - se sera un peu estompé dans l'opinion.

Toujours plus de voitures diesel

Pour mieux comprendre, il faut se plonger dans la réalité du marché français des produits pétroliers, en se concentrant sur les carburants automobiles: à cause notamment de la fiscalité, il est déséquilibré. La demande se porte de plus en plus sur le gazole alors que celle des supercarburants baisse et que de nouveaux produits comme le biocarburant font leur apparition. La dieselisation du parc automobile augmentant chaque année (environ 3 voitures sur 4 vendues aujourd'hui ont des moteurs diesel), ce déséquilibre s'accentue. Ce qui pose un problème technique.

Combien de gazole dans une tonne de pétrole?

Dans une opération de raffinage de pétrole brut qui est réalisée à une température de l'ordre de 360°, on obtient - en plus du gaz - différents types de produits. Ce sont des distillats légers, (supercarburants), des moyens (kérosène, gazole et fioul domestique) et des lourds (fioul pour les soutes des navires ou autres, ainsi que les bitumes). Le problème est qu'on ne peut faire varier la proportion des coupes selon les besoins, pour obtenir par exemple plus de gazole et moins d'essence. Certaines technologies permettent de faire varier les proportions, mais la marge de manœuvre est faible. Globalement, la production de gazole et de fioul représente entre 30% et 40% du pétrole brut raffiné. Et entre ces deux produits, la proportion en France est d'environ 2/3 pour le gazole et 1/3 pour le fioul. Ce qui permet d'évaluer entre 20% et 27% la part du gazole dans l'ensemble des produits issus du raffinage du pétrole.

Une fiscalité avantageuse

Mais le marché se moque de ces considérations. Le gazole, historiquement, était un carburant industriel destiné aux moteurs diesel des poids lourds. A ce titre, il bénéficia d'une fiscalité avantageuse qui participa à l'essor du camion pendant les trente glorieuses. Progressivement, les constructeurs adaptèrent la dieselisation aux voitures. Les professionnels qui dévorent de longs rubans de bitume, comme les représentants de commerce, furent les premiers intéressés. Mais progressivement, cet intérêt s'étendit aux berlines familiales et même aux petites urbaines. Car l'avantage n'est pas mineur: la fiscalité de 61% environ au total (TIPP + TVA) sur les supercarburants, tombe à 50% pour le gazole, indique l'Union française des industries pétrolières (UFIP). En fait, la TIPP étant fixe, tout dépend des variations des prix du baril; c'est néanmoins l'ordre de grandeur. Ainsi, bien que le prix hors taxes du gazole à l'importation soit supérieur à celui du supercarburant, c'est l'inverse à la pompe! Et en plus de profiter d'une fiscalité allégée du gazole, les voitures diesel consomment moins de carburant.

Touche pas à mon diesel

Il n'en fallait pas plus pour faire exploser les ventes de voitures diesel au détriment des voitures à essence. Les constructeurs automobiles, PSA en tête, ont poussé dans cette direction, arguant même du caractère soit-disant écologique du gazole! En plus, les camions ont gagné la bataille du fret contre le train. Compte tenu de ce succès, même si les gouvernements n'ont eu de cesse d'affirmer qu'un rééquilibrage de la fiscalité devait s'opérer, le rattrapage a toujours été timide compte tenu de la sensibilité du sujet pour l'automobiliste électeur. Touche pas à mon diesel: à droite comme à gauche, on a compris le message.

Du gazole importé, de l'essence exportée

Mais les règles du raffinage et notamment la proportion des différents distillats n'ont pas changé pour autant. De sorte que les importations en France de gazole ne cessent de progresser, alors que le supercarburant pour lequel la demande baisse doit de plus en plus être exporté. Sur un an en 2008, le solde du commerce des carburants s'est traduit par 12 millions de tonnes d'importations de gazole et 7 millions de tonnes d'exportation d'essence, selon les statistiques de l'UFIP. Plus précisément, à la fin de l'année 2009, le marché a absorbé chaque mois environ 3 millions de m3 de gazole, alors que l'outil de raffinage n'en produit que 70%. A l'inverse, la demande en supercarburants n'a représenté qu'1 million de m3 par mois, soit seulement les 2/3 de la production dans l'Hexagone.

Déséquilibre de la demande, capacités excédentaires

Certes, la France n'est pas le seul pays dans sa situation en Europe. A part l'Allemagne et le Royaume Uni où le gazole fait à peu près jeu égal avec les autres essences, le carburant diesel est partout majoritaire, et parfois dans de plus grandes proportions que dans l'Hexagone comme en Belgique. Mais en valeur absolue, la France est le pays de l'Union européenne qui consomme la plus grande quantité de gazole, près de 20% de plus que n'absorbent les marchés allemand, italien ou espagnol. C'est donc celui où le déséquilibre est le plus grand, et aussi celui où les capacités de raffinage sont les moins bien utilisées, ce qui nuit à la compétitivité de l'ensemble. En fermant la raffinerie des Flandres, Total cherche à réduire ses capacités excédentaires. Et anticipe le développement de la motorisation électrique qui devrait aggraver le différentiel jusqu'au point où un pétrolier doit couper dans ses capacités de raffinage. Tout cela dans un marché global des carburants orienté à la baisse. Ce qui pose forcément un problème à Total, qui se situe dans une autre relation binaire (la relation entre l'offre et la demande) que celle des salariés.

Raffinage à la source et nouveaux marchés

Le contexte est donc compliqué, surtout dans un secteur où l'approche se situe à l'échelle européenne dans la distribution, et à l'échelle mondiale dans le raffinage. Ainsi, de plus en plus, les pays producteurs retiennent les pétroliers pour raffiner à la source, près des sites de production. Les compagnies ne se font pas prier, bénéficiant de conditions avantageuses pour abaisser leurs coûts de revient... Ceci aggrave le caractère excédentaire du raffinage en Europe occidentale, sur des marchés automobiles matures où on ne peut espérer de spectaculaires progressions alors que les potentiels de forte croissance sont maintenant en Asie et au Moyen-Orient. D'où la décision de Total de fermer sa raffinerie des Flandres.

Mais cela suffit-il pour expliquer à un salarié qu'il va perdre son poste (Total a garanti un emploi aux 370 salariés de la raffinerie) parce que ses concitoyens ont déjà trop de voitures, trop de diesel et que l'écologie progresse.

Gilles Bridier

LIRE EGALEMENT SUR LE MEME SUJET: Total: s'attaquer à des moulins à vent.

Image de une: La raffinerie des Flandres de Total Pascal Rossignol / Reuters

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