Lundi 1er février, le Pentagone a rendu public son budget pour l'année fiscale 2011. Il est énorme! Bien plus important, même en tenant compte de l'inflation, que tous les budgets de défense depuis la guerre de 39-45. Et ce n'est pas tout, certains chiffres enfouis dans ce budget suggèrent qu'il devrait encore augmenter ces prochaines années. Plus que ce que veut bien reconnaître la Maison Blanche ou le département américain de la Défense.
Une administration décomplexée
Le secrétaire à la Défense, Robert Gates, a le mérite d'être plus honnête que ses prédécesseurs au sujet des fonds qu'il réclame. Pour l'année fiscale 201, le montant requis s'élève à 708,2 milliards, qui se décomposent comme suit: 548,9 milliards pour le budget «de base», 159,3 milliards pour financer les «opérations de crise à l'étranger», notamment dans le cadre des guerres d'Afghanistan et d'Irak. Et, tant qu'on y est, explique Gates, on peut ajouter 33 milliards de dollars au budget de l'année en cours, pour financer les 30.000 hommes supplémentaires (ravitaillement, matériel, etc.) que le Président Obama est en train de déployer Afghanistan.
En tout, ça fait 741,2 milliards de dollars! Et Gates ne se cache pas de les réclamer.
Par le passé, les ministres américains de la Défense, à l'heure de présenter leur budget devant le Congrès, ont toujours fait comme si les coûts de la guerre étaient complètement distincts du reste du budget militaire. Les rares fois où ils comptabilisaient ces coûts, ils les affectaient à des postes de dépense tout à fait imprécis. Gates, lui, répartit clairement ces 159,3 milliards de dollars (89,4 milliards pour les opérations, 21,3 milliards pour la réparation d'équipements, 13,6 milliards pour l'entraînement des forces de sécurité irakiennes et afghanes, etc.).
Une Défense trop gourmande ?
Toujours est-il que 708,2 milliards, la somme requise uniquement pour l'année fiscale 2011, est pharaonique! Même le Centre pour une nouvelle sécurité américaine (un think tank dont on ne peut pas vraiment dire qu'il soit en faveur de la paix) estime que, compte tenu de l'inflation, ce montant est 13 % supérieur à celui du budget défense des Etats-Unis au plus fort de la Guerre de Corée, 33 % plus élevé qu'en pleine Guerre du Vietnam. C'est aussi 23 % de plus qu'au paroxysme de la Guerre froide et 64 % de plus que le budget moyen affecté à la Guerre froide.
Certes, ces comparaisons ne présentent pas toujours un grand intérêt. D'une part, les soldes d'une armée exclusivement constituée de volontaires sont bien plus élevées, sans compter que ces dix dernières années, le Congrès a adopté des augmentations atteignant 64 %. (Les coûts liés au paiement du personnel militaire représentent désormais 20 % du budget défense; les soins de santé correspondent à 5 %, une proportion à la hausse). Mais, d'autre part, l'armée américaine se compose aujourd'hui de beaucoup moins de militaires de carrière. Les Etats-Unis n'ont plus besoin d'énormes garnisons pour repousser une invasion soviétique de l'Europe de l'Ouest. En outre, l'Amérique n'a pas d'ennemi potentiel qui puisse prétendre à une puissance planétaire aérienne ou navale comparable à la sienne.
Partons du principe que tout l'argent que demande Gates pour prendre en charge les coûts liés à la guerre - quelque 192 milliards de dollars dans les budgets de cette année et de l'année prochaine - servira effectivement à financer la guerre. (Donald Rumsfeld, le prédécesseur de Gates, s'est servi de ces comptes comme d'une caisse noire.) Quid du «budget de base» de plus de 500 milliards de dollars!?
L'an dernier, dans le budget de l'année fiscale 2010, Gates a réduit ou supprimé de nombreux programmes d'armement qu'il jugeait inutiles ou inefficaces (il n'était pas le seul): le F-22, le DDG-1000 de l'US Navy, les composants les plus high-tech des Future Combat Systems, système d'armements et de capteurs. Aujourd'hui, il recommande d'arrêter de s'équiper en avions cargo C-17 (l'armée en possède suffisamment) et d'abandonner l'idée d'un second réacteur pour le chasseur F-35 (celui dont il est doté est suffisant). A l'exception d'une poignée de programmes nains - y compris certains dont j'ignore totalement l'existence - tout est là.
Pour la plupart, les programmes d'armement les plus chers le sont de plus en plus: 25 milliards de dollars pour 10 nouveaux navires, dont deux sous-marins de la classe Virginia et deux destroyers DDG-51 (peut-être pour compenser le fait qu'il se soit débarrassé l'année dernière du DDG-1000, un engin de pointe). Le secrétaire à la Défense demande encore 10 milliards de dollars pour le système de défense antimissiles (un milliard de plus que l'an dernier). Il veut aussi 11 milliards de dollars pour 43 chasseurs F-35 supplémentaires.
Une remarque à propos du F-35, le «chasseur conjoint» de l'aviation et de la marine dont Gates souhaite accélérer la production (après avoir fait cesser celle du F-22, plus coûteux mais sans doute plus performant): il rencontre de sérieux problèmes. A tel point, selon Robert Gates, qu'il compte retenir 614 millions de dollars sur les versements prévus à son fournisseur (Lockheed-Martin, le fabricant du F-22) en guise de pénalité. Il a également licencié chef de projet du F-35.
Cette affaire pose plusieurs questions et risquerait même de faire scandale. Les problèmes du F-35 auront-ils des conséquences si graves que Gates regrettera d'avoir tué le F-22? Et, dans l'immédiat, pourquoi pénaliser le fournisseur et pourquoi avoir congédié le chef de projet, tout en prévoyant d'acheter beaucoup plus d'appareils?
J'ai une théorie là-dessus: s'il réduit trop radicalement ses achats, surtout après avoir abandonné le F-22, il soulèvera un tollé au Pentagone.
Des dépenses encore trop peu rationnalisées
Depuis le milieu des années 60, il y a une constante dans le budget défense des Etats-Unis: l'argent a toujours été réparti plus ou moins équitablement, ne variant pas de plus d'un ou de deux points de pourcentage, entre l'armée de terre, la marine et l'aviation. Malgré toute la rationalité apparente de Robert Gates, on retrouve cette caractéristique dans ce budget: 32 % sont alloués à l'armée de terre, 35 % à l'US Navy et 33 % à l'Air Force. (Pour en savoir plus, cliquez ici) Il est très peu probable que les besoins en matière sécurité nationale requièrent des actions impliquant que les trois composantes de l'armée doivent disposer d'un budget équivalent.
Autrement dit, le département de la Défense, c'est une bureaucratie monstrueuse dont le budget n'est qu'un document politique - une série de poids et de mesures visant à empêcher les conflits internes de dégénérer. (Dans les années 50, quand les budgets étaient très serrés et avant qu'on ne mette en place cet accord tacite de partage équitable du gâteau, les chefs de service se considéraient littéralement comme des ennemis. Voyez plutôt ).
C'est pourquoi Gates taille, élague et réorganise en marge. Beaucoup plus que tous les secrétaires à la Défense après Robert McNamara, et en faisant bien plus attention que ce dernier à ménager les chefs de service. Et c'est peut-être la seule chose qu'il puisse faire.
Cependant, s'il ne réussit pas à réduire davantage son budget, les initiatives naissantes d'Obama de réduction des coûts pourraient être compromises. Ceux qui préparent le budget- les «préposés aux chiffres» du Bureau de gestion et du budget de la Maison Blanche - l'induisent quelque peu en erreur.
Un budget qui pourrait bien augmenter
Parmi les documents volumineux de ce service, il y a un ensemble de tableaux présentant les prévisions budgétaires de chaque département (ministère) fédéral - y compris le département de la Défense - sur les 10 prochaines années, de l'année fiscale 2001 à l'année fiscale 2020. Cette prévision alimente des dépenses prévisionnelles et, par conséquent, des déficits. Selon cette projection, qui ne correspond pas ou peu aux estimations du pentagone et encore moins à la réalité, le budget du département de la Défense passe de 708 milliards de dollars au cours de l'année fiscale 2011 à 616,4 milliards de dollars au cours de l'année fiscale 2012.
Ces 708 milliards de dollars comprennent 159,3 milliards de coûts de guerre. Les 616,4 milliards restant, eh bien... ils seront affectés à d'autres coûts liés à la guerre. Il y a notamment une «réserve» de 50 milliards de dollars pour les «opérations de crise à l'étranger au cours de l'exercice ultérieur».
A moins qu'Obama ne décide de déclarer la victoire de se retirer d'Afghanistan en 2012, les véritables coûts de la guerre s'élèveront à bien plus de 50 milliards de dollars. Cela signifie que le budget du département de la Défense pour cette année-là sera largement supérieur à 616,4 milliards de dollars - et que le déficit dépassera le déficit budgétaire prévisionnel du Bureau de gestion et du budget.
En examinant la manière dont le Bureau de gestion et du budget ventile ces 616,4 milliards de dollars, on peut en déduire que le budget de la défense sera bien plus conséquent. Par exemple, dans cette projection, il estime que les coûts des opérations de maintenance passeront de 317,1 milliards de dollars au cours de l'année fiscale 2011 à 212,2 milliards de dollars sur l'exercice suivant. C'est impossible, même si l'ampleur de la guerre était considérablement réduite. Il part du principe que les coûts liés au personnel militaire chuteront, passant de 153,8 milliards de dollars sur l'année fiscale 2011 à 142 milliards de dollars sur l'année fiscale 2012, alors que les effectifs de l'armée doivent être renforcés et que les soldes doivent aussi faire l'objet d'une augmentation de 3 %. Enfin, le Bureau de gestion et du budget considère que l'achat de systèmes d'armement passera de 137,5 milliards de dollars à 120,3 milliards de dollars, alors qu'en réalité le coût des armes augmentera légèrement.
Encore une fois, Robert Gates n'est pas du tout responsables de ces maquillages. En fait, selon un haut responsable du Pentagone, la Maison Blanche a promis au département de la Défense une augmentation de 100 milliards de dollars sur les cinq prochaines années. Et on ne parle là que du budget de base, pas des sommes supplémentaires allouées aux guerres.
Alors, de deux choses l'une. Ces deux ou trois prochaines années, soit le budget (l'intégralité du budget fédéral américain) et le déficit augmenteront plus que ce qu'indiquent les projections de la Maison Blanche, soit Obama ordonnera aux responsables du budget d'arrêter de jouer avec les chiffres et de conférer au secrétaire à la Défense l'autorité de détruire encore quelques barrières bureaucratiques au Pentagone.
Une chose est sûre, dans les deux cas, nous assisteront encore à d'âpres conflits politiques.
Fred Kaplan
Traduit de l'anglais par Micha Cziffra
SI VOUS AVEZ AIMÉ CET ARTICLE, VOUS APPRÉCIEREZ PEUT-ÊTRE:
«L'armée américaine n'a jamais autant recruté»
Image de Une: Un bombardier B-1 Reuters