Cet article est le second et dernier épisode du récit du procès de Carmen Bois, 23 ans, accusée d'avoir tué son père, Basile Gabarri dit Miguel, par arme à feu. Retrouvez ici le premier épisode.
Au moindre cliquetis de clés qui résonne dans la nuit, Carmen Bois se dresse sur son lit. En détention, «elle se réveille en transe où elle ne sait plus ce qui est réel et ce qui ne l’est pas», raconte l’enquêtrice de personnalité à la barre. À l’expert psychiatre à la retraite qui la rencontre, la jeune fille confiera, à propos de sa vie en prison: «C’est comme si j’atterrissais en Chine».
Carmen a arrêté l’école à 14 ans et demi, après le brevet des collèges. Plus tard, elle a travaillé deux mois au McDonald’s de Beaucaire, mais sa période d’essai n’a pas été renouvelée. Son père passait toute la journée devant le fast-food à la surveiller. «Une fois je travaillais et je l’ai vu. Il était garé, toutes lumières éteintes, et il me regardait. Quand je travaillais, j’étais tellement stressée…» À 20 ans, Carmen n’a pas de copains de son âge, et encore moins de petit ami. Elle vit en vase clos. À la maison, il y a le ménage à faire, les couches du petit dernier à changer, les repas à préparer. Sa mère est handicapée, elle vit en fauteuil roulant, alors Carmen l’a remplacée.
Au lendemain de sa constitution de partie civile, Emmanuelle, la maman de Carmen, s’est vu retirer son droit de visite, c’est la loi. Même si elles ne peuvent se voir au parloir, mère et fille s’écrivent régulièrement. Le juge d’instruction a intercepté une lettre. Il a décidé de la mettre au dossier.
«Maman,
Les lettres je les reçois pas toujours dans l’ordre ni rien. T’inquiète, ça va. Comment tu sais que des fois j’ai du mal à respirer? Tu m’énerves tu sais toujours tout! [...] Qu’est-ce que tu voudrais faire? Hein, si tu avais un corps en bonne santé? Tu prendrais un hélicoptère et tu attendrais que je sois dehors et tu me jetterais une échelle, une corde? Tu voudrais casser les murs? Ben pour être sincère, je sortirais même pas! Je te dirais non Maman c’est pas bien. Faut attendre, attendre, attendre. [...] Merde Maman, je sais que c’est dur. J’ai pris aucun coup, personne m’a tapée. Pas même engueulée, ni même une réflexion, rien. C’est pas comme à la maison.»
L’atmosphère d’une cour d’assises à la tombée de la nuit est toujours particulière. Les lumières tamisées apaisent la salle d’audience, les bancs du public se vident et les esprits sont moins échauffés. Un moment où la grâce peut surgir. Il est presque 20 heures lorsque la présidente demande à Carmen Bois de se lever: «Je ne veux pas qu’on termine cette journée sans vous entendre».
Carmen approche alors du micro son visage, rond comme celui d’une enfant.
«Depuis que je suis petite, j’ai senti que j’appartenais à deux mondes différents, le monde gitan et le monde français. J’aimais les deux, mais je ne me sentais à ma place dans aucun des deux. Je ne comprenais pas pourquoi les deux ne pouvaient pas s’entendre. Je me souviens d’une question stupide qu’on m’a posée un jour, ça m’est resté: “Qui est-ce que tu aimes le plus, ton père ou ta mère?”. J’ai répondu: “Bah les deux, c’est pareil”. Vous pouvez pas choisir entre votre bras droit et votre bras gauche.»
Lecture proscrite
Sur sa chaise d’accusée traîne ce gilet noir qu’elle a trituré en écoutant les débats, toute la journée. «J’ai toujours aimé mon grand-père. Pour les autres j’étais la Française, mais pas pour lui. Pour lui j’étais la fille de mon père.»
Quand Emmanuelle est tombée enceinte, elle avait 20 ans, comme Basile. Comme Carmen quand elle tue son père. Emmanuelle était folle amoureuse. Basile ne voulait pas garder l’enfant. «T’as qu’à le jeter aux chiottes!», lui disait-il. Il la voulait cloîtrée chez elle et cachait son ventre. Il est venu la voir à la maternité deux jours après l’accouchement. À la barre, le grand-père le confirmera: c’est seulement à ce moment-là, en venant à la maternité avec son fils, qu’il apprend la naissance de sa petite-fille. «J’ai dit: “Ouuuuh, bonne nouvelle!”»
Une existence abrégée en quelques heures d’audience peut paraître floue aux jurés. Emmanuelle, la mère, a dit aux enquêteurs avoir vécu «un enfer» avec Basile. Enfer, c’est un mot fort: il ne raconte rien, au fond. Dans le monde de la justice, le diable est dans les détails.
«Je m’estime heureuse parce que je sais lire, écrire, compter»
L’école, Carmen la commencera en CM2. Chaque année, elle ne sait pas si elle va avoir le droit de passer dans la classe supérieure. «Il m’a laissée aller jusqu’en troisième. Je savais très bien que je ne pourrais pas aller au lycée, il me l’avait dit. Je savais que je ne pourrais pas avoir d’autres diplômes alors j’ai travaillé, travaillé, pour avoir mon brevet.»
Malgré ses absences répétées, elle se rappelle la note de son dernier devoir de maths: elle a eu 19,5.
«Quand on allait acheter des fournitures scolaires pour les petits, j’aimais bien conseiller mes frères et sœurs. Il me disait: “Ah t’aimerais bien toi hein, acheter tout ça. T’aimerais bien”, avec son regard noir.»
«Vous lui en vouliez?» demande la présidente. «Non. Je m’estime heureuse parce que je sais lire, écrire, compter. Je ne suis pas illettrée.»
Carmen aime consulter des sites internet sur les insectes et lire. Sa grand-mère maternelle se souvient, à la barre, de sa petite-fille lui demandant: «Si tu as des livres, tu veux bien me les apporter?». Le soir, l’adolescente lit dans son lit avec une lampe frontale qu’elle peut éteindre si son père passe dans le couloir. Elle laisse tout le temps la porte de sa chambre ouverte depuis ce jour où elle l’a fermée: Basile avait frappé son frère et elle ne l’avait pas entendu. «Je préfère qu’il s’en prenne à moi plutôt qu’aux autres, admet-elle, sincèrement. Aux autres, j’aime pas. Moi, il me met une gifle et on n'en parle plus.»
Maison-prison
Carmen aime son père et de cela, il n’y a pas l’ombre d’un doute. Elle dit au micro: «Je voulais toujours que mon père soit content, bon c’était pas facile…» ou «J’essayais toujours de savoir ce qu’il pensait, mais j’y arrivais pas toujours». Un jour, il lui demande un verre d’eau fraîche. Quand elle le lui apporte, il le lui jette à la figure: «C’est frais ça? Va m’en chercher un autre».
Plus tôt à la barre, sa grand-mère maternelle répétait les mots de Carmen enfant: «Dis Mamie, pourquoi papa m’aime pas? Tu crois que si je faisais mieux sa glacière pour aller travailler, si je repassais mieux son linge et si je lui faisais quelque chose de bon à manger à l’heure où il veut manger, tu crois qu’il m’aimerait?».
Pour la jeune fille, c’est l’amour qui est dans les détails.
«Il savait que j’aimais bien l’école, poursuit Carmen. Mes frères n’aimaient pas ça. Mon père voulait qu’ils soient avocats, médecins… Il leur disait: “Tu vois si ta sœur avait continué, elle aurait fait ça”. Et moi j’étais contente parce que je me disais qu’il trouvait peut-être que j’étais plus intelligente qu’eux.»
Basile l’a dit à sa fille. Si elle avait été un garçon, elle aurait pu faire ce qu’elle voulait. Il encourage ses fils, notamment Sasha, à être comme lui. Il lui conseille de pisser en dehors de la cuvette pour que les filles, Carmen et Manon nettoient. Quand Jérémie aide en faisant lui-même son lit, il le traite de «pédé».
«C’est méchant mais j’ai pas peur. La maison en fait, c’était pire.»
Dans la lettre à sa mère, Carmen écrit: «Je suis méchante mais des fois je me dis: “J’ai pas plutôt fait vingt ans de prison?”. Là ça fait deux mois mais comment dire, c’est pas pareil. C’est méchant mais j’ai pas peur. C’est pas pareil. Ici c’est bizarre, je sais pas comment expliquer. La maison en fait, c’était pire».
La présidente Geneviève Perrin regarde Carmen. Elle demande: «Comment ça se passe en prison?». Dans l’immensité du box, les petites mains blanches de Carmen s’agitent.
«Comment dire… J’ai mon monde bien structuré. Les filles, ça fait le ménage, s’occupe des enfants, des trucs normaux… et les hommes boivent, fument, et prennent de la drogue. Et là-bas, les filles elles sont comme les hommes. Elles parlent fort, elles insultent… même le chef alors que c’est un homme. Elles font des choses dégoûtantes et elles s’en vantent.»
Au début, elle essaie de s’intégrer, elle pose des questions, et ses co-détenues se moquent d’elle: «D’où tu sors toi, tu vis dans une grotte?». «Alors j’ai arrêté de parler», explique Carmen.
À part cette sensation étrange «d’atterrir en Chine», Carmen maintient ce qu’elle écrivait à sa mère Emmanuelle dans sa lettre. Sa voix est claire et porte loin:
«En prison, on m’a rien dit. Rien de rien. Le chef ne me dit jamais que je suis mal habillée. Les filles, bon, elles sont bizarres mais ça va… Les surveillantes sont gentilles, on me dit merci. Au début je me souviens je disais “merci pour quoi?”, alors on me disait ce que je venais de faire. Et je me souviens, un jour, j’ai demandé: “À quelle heure il faut que j’éteigne la télé?”. La surveillante était morte de rire. Elle m’a dit: “Tant que ça dérange pas les autres tu laisses tant que tu veux”.»
C'est l'intention qui compte
Quand elle est arrivée en détention, Carmen a souhaité faire une remise à niveau de troisième: «Je voulais passer le bac ou un CAP, mais la directrice m’a dit que c’était pas bon, que j’avais pas le niveau. Mais moi je pense que c’était encore le choc. Petit à petit, ça a été. J’ai pu passer un CAP. En français et en histoire j’ai eu 17/20 et en physique-chimie j’ai eu 16».
Depuis, elle est aussi devenue auxiliaire au quatrième étage de la maison d’arrêt. Le rapport dit que Carmen «s’interpose entre les détenues pour éviter les tensions». Devant la cour, elle termine par cette phrase: «Si on me mettait avec ma famille en prison, il ne me manquerait rien».
Dans sa lettre versée au dossier, elle écrit:
«Maman,
Pourquoi vous essayez pas de pas penser à moi? De m’oublier? J’aimerais bien que vous m’oubliiez. Trouve un lit où on peut tous rentrer quand je sors et on se lâche pas. Je veux qu’on dorme même ensemble. Je veux couvrir ceux qui sont découverts. Enlever le téléphone de ceux qui s’endorment avec. Éteindre la télé allumée quand vous dormez. Décoller Titi du mur. Le tirer doucement par les pieds, lui enlever le téléphone des mains et le mettre sous son oreiller.»
Carmen a 23 ans et elle est encore une enfant. L’expertise psychiatrique note: «On a du mal à croire qu’une jeune fille de 20 ans ne sache pas qu’elle tenait une arme mortelle. Et pourtant il est probable que cette fille n’en avait pas conscience. La réalité de cette arme s’arrête à ce qu’a dit son père». Ce n’est pas une arme dangereuse. Elle sert juste à faire peur. À faire du bruit.
Pourtant, Carmen est mise en accusation devant la cour d’assises du Gard pour avoir volontairement donné la mort. Le meurtre commis sur ascendant étant une circonstance aggravante, il est puni de la réclusion criminelle à perpétuité.
Maître Cabanes, l’avocat de la famille de Basile Gabarri, plaide: «Même si cette intention d’homicide n’a duré que trois, quatre secondes, il suffit qu’elle ait duré le temps de presser la détente». La cour ne l’a pas vu aussi calme depuis le début du procès: «Je n’en crois pas un mot, de ce mouvement circulaire, du fait que vous pensiez que cette arme n’était pas dangereuse». Il porte le plat de sa main en direction de Carmen Bois: «Vous n’êtes pas une salope. J’en ai rencontrées quelques-unes sur le banc des accusés et vous n’en êtes pas une. Vous êtes une fille bien. Mais je pense qu’il y a ce moment de défaillance. Vous n’en pouvez plus et vous allez exécuter monsieur Basile Gabarri».
Si l’on parle de l’intention dans l’homicide, alors quelle est-elle exactement? L’intention de faire peur, de ne plus avoir peur soi-même, de se téléporter à travers l’écran de fumée de poudre, ou de donner la mort?
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Le monde gitan regarde
«Ça me dégoûte ce que j’ai fait. C’est mon père. C’est pas parce qu’il crie, qu’il tape, que je veux faire ça. J’aime mon père. J’ai perdu mon père. On m’a enlevé mon père et cette personne c’est moi. J’aimerais bien rejeter la faute sur quelqu’un d’autre, mais je peux pas.»
La présidente parle doucement: «Vous parlez de lui au présent…»
«On me reprend, on me reprend…» Carmen essaie très fort de contenir un sanglot. «...Et moi, j’en ai marre. J’ai pas envie d’en parler au passé. Alors pour le moment c’est au présent.»
L’avocat général Alexandre Rossi dit, lors de son réquisitoire: «Un bon juge est celui qui condamne sans haïr le criminel. J’ajouterais: et sans haïr la victime».
Dans le public, le monde gitan regarde Carmen. Une trentaine de personnes, sans compter ceux qui attendent à l’extérieur de la salle, qui l’observent d’un seul et même œil. Ils aimeraient lui couper la tête, qu’elle purge la peine la plus grande possible, et que ses mensonges sur Basile Gabarri s’effacent. La veille, ils se sont succédés à la barre –leur citation en tant que témoins se faisant parfois à la dernière minute en vertu du pouvoir discrétionnaire de la présidente. Il était préférable qu’ils s’expriment devant elle plutôt que de hurler leur rage sur les bancs du public.
«Quand je sortirai, le premier endroit où j’irai c’est l’église»
«Chaque année il changeait les meubles. Il faisait tout pour ses enfants. C’est pour ça qu’on n'a pas compris.»
«Si c’était un mauvais père… que depuis tout à l’heure on lui jette des poubelles dessus! Quand Carmen a accidenté sa voiture, la Clio, il l’a mise à la casse et a acheté une 406!»
Le bâtonnier maître Geiger, qui représente Emmanuelle Bois, explique dans sa plaidoirie que ce n’est pas que dans le monde des gitans: «Dans la Rome antique déjà, le parricide était le pire des crimes. Les enfants qui avaient tué, on les interdisait de se mettre en terre. On les cousait dans une poche en cuir, on mettait des animaux vénéneux et on les jetait en mer. On ne les laissait pas accéder aux cieux».
À la fin de sa lettre, Carmen écrit à sa maman: «Moi aussi, j’aime les églises, c’est beau, c’est grand. [...] Quand je sortirai, le premier endroit où j’irai c’est l’église».
Le mardi 9 octobre, vers 21 heures, Carmen Bois a été reconnue coupable de «violence volontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner». La cour l’a condamnée à huit ans d’emprisonnement. Dans six mois, elle pourra prétendre à une demande de remise en liberté conditionnelle. À sa sortie, a-t-elle dit à la psychologue du centre de détention, elle aimerait reprendre des études pour devenir kiné. «Pour soulager les autres, mais sans médicament.»
Dehors, la foule se disperse dans la nuit. Il ne pleut plus.