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Grippe A H1N1: le mélange des genres des experts disséqué

Temps de lecture : 7 min

La pandémie grippale vient mettre en lumière la situation ambiguë de certains scientifiques de renom.

A lire aussi le blog de la pandémie, par Antoine Flahault et Jean-Yves Nau

Connue de longue date la délicate problématique des «conflits d'intérêts» de certains experts ne sortait guère des cénacles médicaux et scientifiques. Tel n'est plus tout à fait le cas avec la pandémie grippale due au virus H1N1, puissant révélateur psycho-socio-économique. Car il ne faut pas s'y tromper: ce sont bien les experts que l'on retrouve visés, directement ou non, par les accusations aujourd'hui formulées contre le gouvernement français, l'OMS ou les multinationales pharmaceutiques productrices de vaccins.

Et la principale question aujourd'hui soulevée est de celle de savoir si, comme certains symptômes le laissent penser, le gouvernement français et l'OMS se désolidariseront des experts à qui ils avaient, ces derniers mois, demandé de les conseiller dans l'élaboration de d'une politique anti-pandémique désormais condamnée parce que disproportionnée.

Pourquoi les experts? Deux raisons principales. La première, conjoncturelle, tient au H1N1; la seconde est structurelle. On sait que la plupart des spécialistes (travaillant dans des institutions publiques) ont, de manière récurrente, alerté ces derniers mois les responsables sanitaires et l'opinion publique sur la menace sanitaire. Ils postulaient, schématiquement, que le potentiel pandémique du H1N1 était de nature à avoir de redoutables conséquences sanitaires sociales et économiques. A la puissance publique d'en tirer les conclusions qu'elle jugerait utile et nécessaire.

Des scénarios infirmés

Quelques mois plus tard, ces mêmes experts reconnaissent bien volontiers aujourd'hui publiquement que ce nouveau virus est doté d'un pouvoir pathogène moins élevé que les expériences passées pouvaient leur laisser supposer. Le nouveau H1N1 représentait certes (représente toujours) une menace pour l'espèce humaine. Ce virus effectivement très contagieux a provoqué des grippes compliquées d'infections sévères et il a tué; mais il a tué dans des proportions nettement inférieures à ce que prévoyaient (en intégrant de très nombreuses inconnues) la plupart des scénarios élaborés par les meilleurs spécialistes de virologie et d'épidémiologie. Y a-t-il là matière à accusation ou, pire, à sanction? Et si oui à quel titre? Si l'épidémiologie et la virologie ne sont pas des arts divinatoires, ce ne sont pas non plus des sciences exactes.

Or voici que l'on découvre - ou que l'on feint, parfois, de découvrir - que nombre de ces mêmes spécialistes ne sont pas des savants enfermés dans une tour d'ivoire. Ce ne sont pas non plus des saints laïcs œuvrant dans le dénuement, jour et nuit, au service de la collectivité humaine. Les fausses images colportées depuis l'époque pastorienne ont pourtant la vie dure et on estime, du moins en France, que la recherche médicale et scientifique n'a de vertus que si elle ne touche pas à l'argent.

Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal et il est désormais du domaine public que nombre des experts en charge de conseiller les autorités sanitaires nationales ou les institutions internationales étaient par ailleurs (ou avaient été) rémunérés pour des activités de conseils ou de recherche clinique par des firmes pharmaceutiques; des firmes impliquées dans la lutte contre les grippes saisonnières et donc contre la dernière pandémie grippale.

Coupable mélange des genres

Ces scientifiques n'ont certes jamais fait mystère de cette situation qui s'explique pour la plupart d'entre eux précisément par le fait qu'ils excellent dans leurs domaines de compétence. Mais l'ambiguïté de leur situation fait que l'on peut aujourd'hui facilement les accuser d'un coupable mélange des genres. On peut aussi postuler qu'en lançant comme ils l'on fait des alertes à la pandémie et en recommandant régulièrement la vaccination ils servaient plus la cause des multinationales pharmaceutiques (aujourd'hui souvent diabolisées) que celle de la santé publique. Rien n'interdit non plus d'imaginer la situation inverse: un nouveau virus pandémique hautement pathogène et ces mêmes experts honorés, portés aux nues, pour avoir incité publiquement à la vaccination de masse.

Comment, dans un tel domaine, faire la part des choses et pourra-t-on jamais établir la vérité? En France, les sénateurs communistes et du Parti de gauche le pensent entendent que soit créée une commission d'enquête sur «le rôle des laboratoires pharmaceutiques dans la gestion de la pandémie de grippe H1N1». Ils évoquent notamment «une surévaluation des risques», une «dramatisation», et jugent indispensables d'enquêter sur «le rôle des experts» tout en déplorant que ceux «qui conseillent les laboratoires sont souvent ceux qui conseillent les gouvernements».

«Notre commission portera essentiellement sur ces liens incestueux qui expliquent la situation dans laquelle nous sommes», prévient le sénateur François Autain (Parti de gauche, Loire-Atlantique).

Un comité financé par les labos

Et après d'autres ces sénateurs désignent tout particulièrement le Pr Bruno Lina, «un des experts du gouvernement», par ailleurs président du «Groupe d'expertise et d'information sur la grippe (GIEG)». Il affirme que le CIEG est «financé à 100% par des laboratoires qui produisent des vaccins contre la grippe» et que son directeur, Bertrand Vermee «est même le directeur du service marketing du département vaccin de Sanofi Pasteur». Bien peu de travail d'investigation ici: tout sur ce sujet est disponible sur le site du GIEG. Cette association loi 1901 a pour objet «l'information du public en France sur la grippe et sa prévention» et elle œuvre dans le domaine de la lutte contre la grippe «aux côtés des autorités sanitaires, de la communauté scientifique, et des laboratoires pharmaceutiques».

Raison d'être: amener à une prise de conscience plus forte des conséquences de la grippe (qui entraîne 2.500 à 3.000 décès chaque année en France) et contribuer à l'atteinte de l'objectif de santé publique en matière de couverture vaccinale contre la grippe, fixé par la loi française de santé publique. Ainsi donc, sauf à démontrer le contraire, une opération de lobbying pharmaceutique transparente et quelque peu atypique réunissant depuis une vingtaine d'années des entreprises concurrentes (dont les parts de marché sont stables) interdites de publicités destinées au grand public et souhaitant faire la promotion de leur vaccin au travers celle de la vaccination antigrippale.

«Dès l'origine, le GEIG s'est entouré d'un conseil scientifique composé de spécialistes de tout premier plan, issus des différentes disciplines représentatives des aspects scientifiques, médicaux et socio-économiques de la grippe, précise-t-on encore. Le GEIG est financé par les 5 laboratoires qui distribuent des vaccins contre la grippe sur le territoire français (Sanofi Pasteur MSD, GSK, Pierre Fabre, Solvay et Novartis Vaccines).»

On ajoute que le budget de fonctionnement (montant non précisé) est consacré à l'organisation annuelle d'un colloque scientifique et d'une conférence de presse annuelle (pour informer les français de la disponibilité des vaccins en pharmacie et ainsi lancer la campagne de vaccination contre la grippe saisonnière dans les meilleures conditions). «En aucun cas, ce budget ne rétribue des experts, membres ou non du conseil scientifique», prend-on soin de souligner.

Des experts qui font «la part des choses»

Aujourd'hui président de ce conseil scientifique dont les membres «assurent un rôle d'interface entre la communauté scientifique nationale et internationale d'une part et le grand public d'autre part», le Pr Bruno Lina est avant tout chef du laboratoire de virologie du CHU de Lyon, directeur d'une unité CNRS, directeur de l'un des deux centres nationaux français  de référence des virus grippaux; et, de ce fait expert auprès du ministère français de la Santé pour le risque pandémique. La commission d'enquête parlementaire établira-t-il qu'il y a ici un «conflit d'intérêt» constitué?

En toute hypothèse, les enquêteurs devront se pencher sur une large fraction de la communauté française des spécialistes de virologie grippale dont les membres les plus connus ont d'ores et déjà fait savoir qu'il leur était arrivé de nouer des relations de travail (rémunérées) avec des firmes pharmaceutiques. Il suffit d'ailleurs d'aller sur le site du ministère de la Santé pour avoir le détail des «déclarations publiques d'intérêts» faites par les membres du «comité de lutte contre la grippe» (créé par décret en juillet 2008, bien avant la pandémie H1N1) et qui avaient été nommés par la ministre de la Santé.

Des situations ambiguës similaires sont observées à l'étranger concernant de nombreux experts de l'OMS au premier rang desquels le très célèbre Pr Albert Osterhaus, citoyen néerlandais, virologue cultivant savamment son aura médiatique et, à ce titre, irritant ses pairs.

Quand on interroge en privé ces experts sur les dangers inhérents à ce type de situation, tous ou presque déclarent ne pas comprendre. Ils parviennent sans mal, assurent-ils généralement, à faire la part des choses; et ce d'autant mieux que depuis quelques années les «déclarations publiques d'intérêts» sont devenues obligatoires, qu'il s'agisse d'articles de recherches médicales et scientifiques soumis à des revues pour publications ou de travaux d'expertises menés pour des tiers. Et dès lors qu'il y a un «conflit d'intérêt» manifeste la publication est refusée ou l'expert ne participe pas à la prise de décision. Est-ce suffisant? Tous, ou presque, le pensent.

Des essais cliniques financés par les «Big Pharma»

Reste à connaître les raisons qui peuvent pousser à nouer de telles collaborations potentiellement à risque. Sans doute bien sûr y a-t-il l'argent, conservé à titre personnel ou reversé à une unité de recherche. Mais il faut aussi compter avec une forme de reconnaissance extérieure de ses compétences. Quant aux firmes pharmaceutiques concernées elles peuvent ici nouer, pour des montants relativement modestes, des collaborations avec des noms prestigieux de la communauté scientifique et médicale.

Il faut aussi ajouter que la quasi-totalité des essais cliniques concernant les  médicaments avant commercialisation fonctionnent sur ce modèle de collaborations nouées avec des responsables hospitalo-universitaires et financées par les firmes concernées. Cette situation tient au fait que seules ces firmes ont les moyens de financer ces travaux, que ces travaux ne peuvent pas ne pas être rémunérés; avec comme postulat que l'argent versé aux experts n'altèrera en rien la nature et la valeur de leurs résultats.

Plus généralement, les experts occupent une position délicate mais irremplaçable. La direction générale de l'OMS vient d'en témoigner. Egalement vivement critiquée pour sa gestion de la pandémie (et les possibles liens incestueux qu'elle, ou ses experts, entretiendraient avec «Big Pharma»), l'OMS vient de faire savoir qu'elle allait faire procéder, lorsque la pandémie sera éteinte, à une évaluation de son action; une évaluation qu'elle demandera, dit-elle, non seulement à des experts mais, mieux encore, à des «experts indépendants». Seront-ils rémunérés? Et par qui?

Jean-Yves Nau

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Image de une: Laboratoire de l'OMS sur la grippe en Thaïlande, en 2005. REUTERS/Adrees Latif

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