«Un monument» ou encore «un géant», affirmaient des médias plutôt talentueux dans l’hommage, malgré l’outrance. Rétrospectivement, de telles formules pouvaient tout de même laisser perplexe, si l’on se prenait à songer au petit homme malingre auquel s’adressaient ces panthéonisations précipitées et unanimes, lui qui n’avait jamais réussi à pardonner –même en 2018– à la critique musicale des années 1950 ses campagnes de dénigrement.
C’était avant-hier, lundi, en fin d’après-midi, début de soirée. En Arménie, sur la place «Notre Charles» de la capitale Erevan, s’allumaient les premières bougies du recueillement, tandis que la France engloutissait de pleines pelletées d’évocation du «rayonnement unique» (Emmanuel Macron) de Charles Aznavour, parti le matin même chanter pour les étoiles.
Jeu morbide des éloignements
Au grand carrefour national du prime time et du «20 heures», on bourrait là la mémoire collective du pays, on forçait sur le rattrapage, comme si parmi les vivants, les survivants, il fallait déjà redouter l’effacement de la figure de l’artiste, et à travers lui –aussi célèbre soit-il resté jusqu’à la fin– la funeste fuite du temps.
Rien ne se retient, évidemment. Le passé a sur nous l’avantage de son monopole d’État de la chronique; bien au chaud, il excelle au lavage des cerveaux et se rit de nos pauvres efforts pour maintenir les choses, au moins par les récits de mémoire. Au jeu morbide des éloignements, jusqu’au plus lointain –le risque, sec, de l’oubli–, les chanteurs passent pour mieux supporter l’épreuve de la postérité que les écrivains ou même que les acteurs.
À la fin de 2017, Johnny Hallyday a été accompagné –ou plutôt préparé– pour un tel voyage. Jamais, même pour Édith Piaf, les officiants du présent ne s’étaient montrés aussi empressés de permettre au partant d’éclairer si possible longtemps la nuit humaine. Les Champs-Élysées, l’Église et la République, l’homélie du chef de l’État… Le tout devant une foule innombrable, et à grands renforts de directs télé.
Charles Aznavour bénéficiera, dans une moindre mesure que Johnny, d’un hommage national aux Invalides. L’avantage n’est pas négligeable. Quelques jours de gagnés, d’autres images de télévision. En 1963, Piaf s’était débrouillée à peu près seule.
Mais rien ne dit que l’accompagnement des défunts ainsi mis en scène garantisse mieux le maintien posthume des artistes de l’heure sous les crânes des générations suivantes. Qu’en sera-t-il de Johnny –même de lui– dans dix ans? Déjà, les révélations sur les embarras testamentaires de la famille Smet brouillent quelques souvenirs pourtant bien disposés, parmi les fans du rocker céleste.
L'œuvre et la résistance à l’oubli
La mémoire collective est un foutoir. Chacun y va de ses préférences, à la manière d’une démarche d’homme ivre, et on n’est jamais parvenu à lui donner ne serait-ce que l’apparence d’un système cohérent.
Pour des raisons encore assez mystérieuses, la postérité des interprètes des années 1950-1960 paraît bien résister: Brassens, Brel, Ferré, «les trois de la photo» a-t-on dit, Barbara, Ferrat… Mais Bécaud, leur contemporain, s’efface sans doute. Celle et ceux-là avaient bien connu Aznavour, alors méprisé par la presse et une bonne partie de la profession. La malédiction d’alors peut-elle se représenter? Lui derrière elle et eux, une nouvelle fois?
Les optimistes de la mémoire collective voudraient croire que la résistance à l’oubli passe par la qualité de l’œuvre. Sans doute est-ce vrai. Mais suffisant? Des poèmes d’Aragon au jeu du comédien Laurent Terzieff, il doit se trouver des dizaines de réputations posthumes en réel danger.
Un petit quelque chose manquera toujours à l’œuvre seule pour contrecarrer l’oubli. Déjà, sûrement, en ces époques très show off, un décès agité, au moins romanesque, et soigneusement médiatisé. En avril dernier est mort Jacques Higelin, à l’âge de 77 ans. Dans son coin. Curieusement, sa disparition n’a pas bouleversé. Pour lui, le purgatoire pourrait durer.
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Durée qui a fait fi de la vieillesse
Pour la légende, mieux vaut mourir jeune. Charles Aznavour s’est efforcé de prouver l’exact contraire. Il s’éloigne à 94 ans, avec un carnet de concerts bien rempli pour les prochains mois, aux quatre coins du monde. Cette invraisemblable longévité le distingue déjà. Peut-être le sauvera-t-elle, en plus des meilleures de ses chansons, de «La Bohème» –en fait écrite par Jacques Plante– aux «Deux guitares».
Mais justement, cette durée qui a fait fi de la vieillesse, et en tout cas de la retraite, est peut-être aussi la cause d’un certain malentendu. Nous avions tous tellement l’habitude de le savoir en scène quelque part, comme chaque année depuis tant de décennies.
Sa plus forte médiatisation, ses exploits légendaires remontaient aux années 1960, plus exactement à ses succès américains, quand il est devenu une gloire nationale française en chantant au côté des grands crooners de l’époque.
Aznavour en noir et blanc, alors? Quelque chose de suranné, malgré son succès au long cours? La suite appartenant beaucoup, comme l’a montré le documentaire de Marie Drucker diffusé lundi soir sur France 2, à sa rage jamais assouvie de faire rendre gorge encore et encore aux critiques des années 1950. Pour des phrases crasses comme celle-ci, jamais avalée: «On ne devrait pas laisser un infirme monter sur scène» (Tout Aznavour, par Bertrand Dicale).
Pleuré ailleurs que chez lui
Quand Charles Aznavour régnait sur le Carnegie Hall de New York, Jacques Higelin et ses compères Brigitte Fontaine et Areski Belkacem signaient, en 1969, une chanson étrange: «Cet enfant que je t’avais fait» –le père s’inquiétant de ne pas trouver l’enfant, la mère, stone ou amnésique, semblant découvrir son compagnon pour la première fois. Alors une partie des fans de chansons s'est plutôt accrochée à Higelin, et l'autre est restée à Charles Aznavour. Il faut de tout pour faire une mémoire, même si les particularités ne se rejoignent pas toujours.
Reste à Aznavour une distinction. Il est, depuis Piaf, le seul artiste de scène français à être aujourd’hui pleuré ailleurs que chez lui. Au Japon, d’où il revenait; aux États-Unis et au Canada; en Argentine; en Ukraine, où on l’attendait; bien sûr en Arménie, où il était célébré comme un héros national depuis son assistance à la population d’Erevan, après le tremblement de terre de 1988.
«Tous les pays le font leur», dit Pierre Lescure, le président du Festival de Cannes. On ne peut pas être davantage dans l’époque: être promis à devenir un fleuron de la mémoire collective mondialisée.