«Moulés, coqués, bombés… J’observe incrédule les rayonnages où sont suspendus des soutiens-gorge de toutes les couleurs qui n’ont pourtant qu’une seule forme: ronde, ferme et haute», écrit la professeure Camille Froidevaux-Metterie dans son ouvrage Le corps des femmes – La bataille de l’intime (Philosophie magazine Éditeur, à paraître le 4 octobre 2018).
Pour elle, ces pièces opèrent un «véritable remodelage des seins»: «Pire qu’un uniforme, les femmes doivent revêtir un carcan qui façonne leur chair selon des standards invariables et qui transforme leurs seins en objets adéquats.» En objets lisses, le téton ne devant pas apparaître au risque d’être perçu comme un appel du pied (ou plutôt du mamelon) érotique. Et en objets quasi sphériques, un bon demi-pamplemousse (bonnet B) ou un demi-melon (bonnet C). Or, dans la réalité, «nous n’avons pas toutes des melons, illustre sur BuzzFeed Flo Perry. Certaines d’entre nous ont des poires, des citrons, des sachets de thé ou encore des volcans».
Résultat: «Être insatisfaite de ses seins, vouloir qu’ils soient autrement, ne pas les aimer, croire que personne ne les aimera jamais [est] une expérience vécue assez largement partagée», poursuit Camille Froidevaux-Metterie dans son ouvrage, puisque, en dehors de ce «galbe générique», c’est comme s’il n’y avait point de salut. Et ce, d’autant plus que, si l’on peut avoir conscience que les publicités peuvent être retouchées ou que les seins n’épouseront pas forcément leur rigide habitacle sous-vestimentaire, on peut croire qu’un sein se doit d’être rond, ne serait-ce qu’en jetant un œil aux poitrines dénudées des femmes dans les musées –pas les éventuelles Femen qui auraient réussi à s’y dépoitrailler mais les modèles féminins sur les tableaux figuratifs, de la Vierge à l’enfant de Fouquet à la Vénus de Botticelli en passant par Le Bain turc d’Ingres ou les affiches de Mucha.
Vierge à l'enfant, tableau constitutif du Diptyque de Melun de Jean Fouquet (années 1450). | 8weekly via Wikimedia Commons License by
Alors que cette représentation artistique n’est en rien la preuve que les poitrines normalement constituées sont rondes. «Le piège, c’est de penser qu’on peint les choses comme on les voit», pointe le sociologue des arts visuels et historien de l’art Pascal Vallet.
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Canons géométriques
C’est vrai, admet l’historienne spécialiste de l’Antiquité romaine et de l’histoire des femmes Virginie Girod, entre autres autrice de l’ouvrage Les femmes et le sexe dans la Rome antique (éd. Tallandier, 2013): «Depuis la plus haute Antiquité, qu’il s’agisse de l’Égypte, de la Grèce ou de la Rome antique, on retrouve des représentations de seins ronds». Assiste-t-on là à la mise en image du fantasme érotique des hommes tenant le pinceau, qui ne représentaient que des seins en érection, fermes et plus ronds qu’au repos? Pas uniquement. «Ces représentations sont liées à un certain nombre de canons esthétiques, indique sa consœur Nahema Hanafi, spécialiste d’histoire du corps, des femmes et du genre. Les courbes, les lignes sont des manières de représenter géométriquement le corps. La rondeur du sein rappelle celle des fesses voire des yeux, on est donc aussi dans un jeu de correspondances et de proportions.»
Pascal Vallet la rejoint: «Dans son tableau Jupiter et Thétis, Ingres, même s’il peint dans un style réaliste, va ainsi agrandir le cou, les bras pour équilibrer la composition du tableau et, dans Le Bain turc, magnifier les corps». Et puis, ajoute le spécialiste du dessin de nu, «l’art n’est pas toujours le reflet de la réalité mais il n’est pas toujours, non plus, une expérience intérieure. Il est bien souvent une réponse aux commandes, à des obligations sociales (par exemple, si l’œuvre a une visée décorative, il ne faut pas qu’elle soit trop érotique), ce qui fait que l’on s’appuie sur des canons, des modèles graphiques et des stéréotypes (comme celui selon lequel le sein est rond)».
Le Bain turc de de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1862). | Grégory Lejeune via Flickr License by
Sans oublier, précise-t-il, que chaque tableau est aussi «un dialogue avec les peintres du passé, d’où la récurrence de motifs». En effet, «les peintres académiques ont appris à dessiner en recopiant des planches, des gravures». On copie, on imite, on répète. «Les modèles idéalisés deviennent des stéréotypes. C’est trivial. Comme dans beaucoup de métiers manuels, les peintres étaient pris dans des routines et des savoir-faire, grâce auxquels ils pouvaient répondre à la commande à coup sûr.» Or, fait remarquer le sociologue spécialiste du corps Philippe Liotard, «il peut être plus facile de faire un cercle avec un point en son centre que de rendre compte de l’épaisseur, du volume, du mouvement». Profusion de seins ronds, efficacité oblige.
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Photoshop avant l’heure
Cette quasi omniprésence de la rondeur des seins, plutôt que de donner à penser que sa poitrine est anormale, devrait mettre la puce à l’oreille: «Le style qui s’intéresse à la réalité imite ce que voit l’œil mais pas de façon photographique. Ce qui est représenté est plausible mais ce n’est pas la réalité», insiste l’historien de l’art. En d’autres termes, ceci n’est pas un sein. «C’est le sein idéalisé qui est représenté et c’est de facto très éloigné de la réalité. Il n’y a aucune vocation de l’art à montrer quelque chose de réaliste, à représenter toute la diversité du féminin», détaille Virginie Girod. Qui plus est lorsque la femme peinte ou sculptée est une Vénus, puisque «la déesse de l’amour représente un idéal qui relève de la sphère divine, les humaines ne peuvent pas, par définition, être aussi parfaites», ponctue l’historienne. «Adhésion à un idéal, usage de poncifs, stéréotypes, tours de mains et recettes d’ateliers, c’est déjà Photoshop, en fait», s’amuse son confrère.
La naissance de Vénus de Sandro Botticelli (années 1480). | Uffizi Gallery via Wikimedia Commons License by
La preuve avec cette expérience menée par Virginie Girod dans le cadre de sa thèse de doctorat en histoire et civilisation de l’Antiquité, qui a pris le temps de mesurer le rapport taille-hanche des Vénus romaines: «Elles ont toutes les mêmes proportions de corps, quel que soit l’artiste qui a œuvré». Étrangement, ce n’est pas n’importe quelle norme qui est ressortie mais le fameux rapport taille-hanches de 0,7: 63 centimètres de tour de taille pour 90 centimètres de tour de hanches. «Ce qui est représenté est donc systématiquement un idéal.»
Concernant la poitrine, il en va de même. «Les représentations courantes considèrent que l’art vise le beau. Selon cette perception, l’art pictural ne devrait pas montrer pas le laid», résume Philippe Liotard. Au point que dans L’Éducation physique féminine. Muscle et Beauté plastique, paru en 1919, Georges Hébert montrait les stades de l’affaissement du sein et, retrace le sociologue, «évaluait la décadence physique par rapport à l’idéal de beauté qu’est la statuaire grecque». On y voit que, dans les esprits, «les belles choses, ce ne sont pas les seins flasques», indices de vieillesse.
Les trois stades de l'affaissement des seins d'après Georges Hébert. | PD via Wikimedia Commons License by
Reproduction désirable
Ainsi, même si le regard de chaque artiste n’était pas forcément concupiscent et bien que la plupart n’aient fait que s’inscrire dans les traces peinturlurées ou sculptées de leurs aînés, que ce soit la forme arrondie et non une autre qui soit devenue un idéal esthétique et un signe d’harmonie picturale n’a rien d’innocent. «Dans ces représentations artistiques, ce n’est pas la femme maternante que l’on montre mais la femme en tant qu’objet de désir», appuie Virginie Girod. Revoilà le male gaze en fin de compte. «Le sein petit, rond, ferme et juvénile représente l’idéal de la femme dont le corps n’a pas encore “servi” et qui va susciter le désir masculin. Il y a ce fantasme patriarcal, même s’il n’est pas formulé, d’être le premier à déposer son sperme», spécifie l’historienne, rappelant au passage que «les prostituées romaines étaient au faîte de leur carrière entre 16 et 18 ans».
Les seins ronds, symboles de jeunesse appelant le désir et la reproduction.
Outre qu’elle renvoie à la fermeté des fibres, la rondeur de la poitrine est aussi une allégorie de la maternité, décrit Nahema Hanafi: «C’est le symbole d’une femme disponible pour la sexualité, dans le sens où elle peut être mère». Eh oui, il ne faut pas oublier que, jusqu’à il y a peu, «les femmes qui ne rentraient pas dans le champ de la reproduction n’étaient pas censées entretenir une sexualité puisque leur corps était considéré à travers ses facultés reproductives». C’est pourquoi les femmes plus âgées, sous-entendu ménopausées, ont longtemps été peintes les seins pendants, fripés (bien plus que dans la réalité), pour symboliser leur sortie du champ de la reproduction et, partant, de la sexualité.
Ainsi, «représenter un sein rond, plein de lait, de cette abondance, de cette richesse et de cette capacité de reproduction, cela montre que l’on est face à une femme désirable, une femme que l’on peut posséder sexuellement, parce que c’est une génitrice en puissance». Tout est, au fond, une question de reproduction (dans tous les sens du terme), de stéréotypes et de normes phallocentrées saupoudrées d’efficacité artistique. Autant en prendre conscience pour, si l’on reprend les mots de Camille Froidevaux-Metterie, embrasser «la lutte contre le formatage corporel généralisé».