Monde

Vancouver l'autre, l'île [5/5]

Temps de lecture : 5 min

Devant nous, une espèce de négatif primaire de Vancouver, un rivage fouetté par la pluie et où les arbres n'ont pas tous été rasés...

Ces quelques vers bien connus du poème de T.S. Eliot Little Gidding m'ont hantée toute la semaine: «Nous ne devons arrêter notre exploration/ Notre quête n'aura de cesse/ que de retourner à notre point de départ/ et de comprendre enfin pour la première fois.» (1)

Peut-on vraiment redécouvrir un endroit qui nous est si familier? J'ai essayé. J'ai observé cette ville sous toutes les coutures. Et tout comme parfois, lorsqu'on surprend son propre reflet dans le miroir, on a l'impression pendant une demi-seconde d'y voir quelqu'un d'autre, j'espère un jour trouver quelque chose de nouveau à Vancouver. Autre chose que des condos ultramodernes ou des routes plus larges, j'entends. C'est vraiment important pour moi, je sais que ça m'indiquera quelle direction je dois prendre.

Le nouveau filon: le surf

Depuis Whistler, nous conduisîmes directement jusqu'au terminal d'Horseshoe Bay pour embarquer sur le ferry direction l'île de Vancouver. Malgré son nom, cette île oblongue de 32,124 km² ne fait pas partie de la ville de Vancouver. Plus petite que Taïwan mais plus grande que la Sicile, elle est séparée du continent qu'elle protège ainsi du terrible Pacifique. Le ferry s'arrêta à Nanaimo, mais nous continuâmes vers l'ouest, passâmes une ville de bûcherons nommée Port Alberni, les Vancouver Island Ranges et leurs épaisses forêts, et enfin la réserve de parc national Pacific Rim avec ses tsugas, cèdres, sapins, ses épicéas de Sitka et ses pins. Plus nous avancions vers la mer, et moins le feuillage était dense. Nous croisâmes sur la route des panneaux indiquant les zones d'évacuation en cas de tsunami, et arrivâmes enfin au village de Tofino, situé tout au bout d'une péninsule du Clayoquot Sound.

Nous nous trouvions donc dans une espèce de négatif primaire de Vancouver, un rivage fouetté par la pluie et où les arbres n'ont pas tous été rasés -et ça n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. Le bûcheronnage a quasiment cessé dans la région à la suite de nombreuses manifestations écolos dans les années 1990, et après la désignation du Clayoquot Sound comme réserve de biosphère par l'Unesco en 2000. La pêche commerciale a aussi diminué, non pas à cause des manifestations, mais tout simplement parce qu'il n'y a presque plus de poissons à pêcher. Mais Tofino a trouvé un nouveau filon: le surf. Il y a maintenant dans la ville autant de boutiques spécialisées que de rues. Et c'est en hiver que les vagues sont les plus intéressantes.

Je n'avais jamais visité cet endroit auparavant, mais je retrouvai le côté un peu sauvage que j'avais déjà rencontré sur cette partie nord-ouest de la côte. Dans notre chambre à l'auberge Wickaninnish il y avait une cheminée et un balcon, une baie vitrée avec vue sur la mer, ainsi qu'un placard offrant tout l'équipement nécessaire à une expédition pêche en Alaska. On pouvait apercevoir quelques épicéas de Sitka au loin, et au-delà de l'horizon et des brisants, une mer grise et agitée s'étendait jusqu'au Japon. J'eus immédiatement envie de m'installer là-bas. Je ne savais pas trop si je trouvais cet endroit particulièrement beau parce qu'il me rappelait chez moi, ou bien s'il me rappelait chez moi parce que je le trouvais particulièrement beau.

Nous enfilâmes nos vêtements de pluie et descendîmes sur Chesterman Beach, pour atteindre les rochers lavés par mer. Là, des milliers de moules aux coquilles noir-violet craquèrent sous nos pieds alors que nous avancions. Des surfeurs en combinaison intégrale pataugeaient dans l'eau, s'accroupissaient sur leurs planches et disparaissaient sous les vagues. Je leur trouvai un vague air de famille avec les phoques; je ne doutai pas que ce genre de créature mutante existât un jour mais s'était rapidement éteinte. J'avais l'impression d'assister à une forme extrême d'adaptation de l'homme à son environnement, un peu comme les Touaregs et leurs voiles bleus qui les protègent du soleil et du sable.

Sculpter dans le calme

La pluie redoublait d'intensité. Nous aperçûmes à peine la cabane en bois à la lisière de la forêt, là où le sable rencontre la terre. Un panneau bricolé accroché à la porte indiquait «sculpture sur bois». Nous entrâmes, et un homme d'une quarantaine d'années au visage poupin encadré de boucles brunes nous tendit la main. Il s'appelait George.

«Ici, c'est donc...?», m'enquis-je.

C'est un endroit, nous expliqua-t-il, où les gens calmes et qui aiment travailler en communauté viennent sculpter. Avant, c'était l'atelier d'un sculpteur nommé Henry Nola, que George ainsi que d'autres artistes locaux considèrent comme leur mentor. Pendant que mon ami et George parlaient herminette, je remarquai les outils partout dans la pièce, le sol couvert de sciure, et l'odeur chaleureuse et un peu acidulée du bois fraîchement coupé. La majeure partie de la pièce était occupée par un totem à moitié terminé, sculpté dans une seule pièce de cèdre jaune. Joe, un autochtone occupé à prendre des photos, m'expliqua que le totem avait été commandé par un architecte polonais qui avait récemment visité Tofino.

George, qui sculpte des plumes dans des chutes de cèdre, est un homme aimable et ouvert, et nous discutâmes de tout, de rien, de voyages, de l'état du monde. Selon lui, pour faire disparaître cette fichue crise économique dont il entend causer tout le temps, il faudrait d'abord arrêter d'en parler. Misère, me dis-je, encore un adepte de cette fameuse «loi» de l'attraction, selon laquelle c'est notre propre pessimisme qui cause notre malheur. J'évitai de mentionner mon job pour un magazine américain orienté business, parce qu'à ses yeux cela ferait de moi un porte-malheur ambulant. Je lui répondis gentiment qu'arrêter de parler de la crise ne rendrait pas leurs emplois aux gens qui se sont fait licencier. Et pourtant, à cet instant, la pensée positive George me sembla être une solution comme une autre à la crise, pas plus délirante que ce qu'on peut entendre à New York ou Washington. Et puis j'étais sous le charme, j'aimais assez l'idée qu'on puisse vivre dans cette exquise isolation. Là, au bout du bout du monde, dans une cabane de sculpteurs, à ce moment précis, il n'y avait pas de crise, il n'y avait pas de structures, il n'y avait pas de Jeux olympiques.

Rentrer à New York?

Le matin suivant, nous prîmes la route sous la neige, et les surfeurs étaient toujours dans l'eau, défiant les vagues. Le réceptionniste de l'hôtel m'avait demandé où nous allions. Après la route et le ferry, nous dînerions à Vancouver au Pan-Latino, puis nous prendrions un vol Cathay Pacific en compagnie d'autres New-Yorkais et de Hongkongais, et nous atterririons un peu avant minuit. Mais soudain, tout cela me parut d'une tristesse insondable.

Quoi? Comment ça, je n'avais pas envie de rentrer à New York? New York, que j'aime et que j'adore?

Et puis je me rendis compte que j'idéalisai mon «chez moi» -ou plutôt l'idée d'un «chez soi»- tout comme j'idéalisais autrefois l'«ailleurs». J'ai essayé d'y porter un regard neuf, mais comme l'écrit Joan Didion au sujet de sa ville natale, «avec le recul, peut-être ne s'agissait-il pas du tout de Sacramento, mais plutôt de toutes ces choses qu'on a perdues et de toutes ces promesses qu'on n'a pas tenues en vieillissant». Peut-être que c'est ça l'ultime histoire. Mais au final, j'ai réussi à trouver quelque chose de nouveau à ma ville natale, puisqu'elle-même est devenue cet «ailleurs», cette terre pleine de mystère et de promesses d'exotisme.

Elisabeth Eaves

Traduction par Nora Bouazzouni

Image de une: Tofino / ecstaticist via Flickr CC

(1) Traduction libre, source Presses de l'université du Québec.


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