«Je suis de nature peu sensible, et je renforce tous les jours ma carapace en raisonnant», disait Michel de Montaigne. À son image, philosophes et classes dirigeantes se sont longtemps méfiées de leurs émotions, qui apparaissaient comme un obstacle au raisonnement.
Déjà fort présent dans l’Antiquité, ce mouvement de défiance a pris une tournure particulière avec Descartes et le développement à son époque des sciences de la nature. Le philosophe a fait beaucoup pour la diffusion en France d’un esprit scientifique, en formalisant une méthode inspirée des mathématiques et en plaidant pour le doute systématique. Il se réjouissait du développement de la physique et de la médecine, comme de victoires sur la mort permises par la connaissance. Mais dans sa joie, il se faisait aussi le chantre d’une lutte entre la matière et l’esprit, et des humains contre leurs émotions, assimilées à la «nature». Dans ce monde dualiste, les émotions sont des «passions», soit étymologiquement des choses que l’on subit –du verbe patior, en latin: souffrir, être passif.
Hormis quelques parenthèses, comme la fin du XIXe siècle, cette vision des passions comme entraves à la civilisation n’a cessé de se développer. Elle a été particulièrement marquée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, où l'expérience des foules fascistes et nazies a posé un «tabou» sur les émotions, m’expliquait en juin Sophie Wahnich, historienne des émotions, dans une interview pour Regards. Mais depuis quelques années, il semble que souffle un vent nouveau.
«Tournant affectif»
Par une sorte de mouvement dialectique, les émotions que l'on avait chassées par la porte sont revenues par la fenêtre, sur la scène des idées et des discours. Elles sont devenues un objet d’étude à part entière, à tel point que l'on parle d’un «tournant affectif» en sciences humaines –comme il y a eu un «tournant linguistique» en philosophie. En histoire, par exemple, est parue une Histoire des émotions.
Dans les sciences dures, où elles étaient auparavant exclues, les émotions intéressent également les chercheurs et chercheuses depuis une vingtaine d’années, et s’est développé un champ appelé neurosciences affectives. Des recherches comme celles du psychologue Antonio Damasio ont montré que, loin de s’opposer à l’intelligence, les émotions participent aux décisions rationnelles.
«Je ne veux pas renoncer à mon indignation.»
Mais il n’y a pas que les sciences. En politique aussi, des femmes insistent désormais sur la nécessité de s’émouvoir. «Je ne veux pas renoncer à mon indignation», me confiait par exemple l’ex-députée Isabelle Attard dans Des intrus en politique, co-signé avec Mathilde Larrère.
La dernière campagne présidentielle a été particulièrement marquée par l’usage des affects, notait début juin le chercheur Alain Fauré, avec notamment l’accent mis par Jean-Luc Mélenchon sur la colère, et par Emmanuel Macron sur la bienveillance.
Plusieurs livres récents rendent compte de cette montée en masse des émotions en politique: La stratégie de l’émotion, d’Anne-Cécile Robert, et La Démocratie des émotions, dirigé par Loïc Blondiaux et Christophe Traïni.
Pleurnicheuses
Il restait encore un endroit où l’on se méfiait des émotions comme de la peste: du côté de la sphère féministe. Précisément parce que les femmes ont longtemps été renvoyées à leurs émotions, pour les discréditer. Comparer les femmes à des pleurnicheuses émotives est un grand classique de la misogynie, utilisé par exemple en politique contre des adversaires féminins, comme nous le racontons dans Des intrus en politique.
J’ai moi-même découvert ce fait dès mon plus jeune âge –bien qu’il m’ait fallu plusieurs années pour comprendre toute la portée de ce qui s’était passé. Quand j’avais une dizaine d’années, mon frère a eu une mononucléose, que j’ai également fini par attraper.
«Ah, mais elle est émotiiiive la petite!»
Ma mère m’a emmenée voir le médecin une première fois, qui a déclaré qu’il s’agissait d’un simple rhume. Quand nous sommes retournées dans son cabinet pour la seconde fois, alors que mon état empirait, je me suis évanouie, pile poil devant lui. Sans doute vexé de s’être planté dans son diagnostic, il a préféré penser que je faisais de la comédie: «Ah, mais elle est émotiiiive la petite!»
La raison est forcément du côté des hommes, les émotions, du côté des femmes. En traduction: les femmes sont quand même un peu idiotes, elles se laissent gouverner par leurs humeurs, alors que les hommes, eux, réfléchissent. Dans mon expérience, cet argument était souvent invoqué quand un homme était gêné, pris en défaut.
Suite de signaux
Normal, donc, que les femmes aient pendant longtemps cherché à s’affirmer par-delà les émotions auxquelles on les renvoyait. Et que les féministes s’en soient méfié. Et pourtant, là aussi, il se passe peut-être quelque chose en ce moment.
Je n’ai aucun étude statistique à vous brandir, mais plutôt une suite de signaux qui s'accumulent, et qui finissent par former un tableau. Tout d’abord en observant les forces actuelles: l’écoféminisme, qui connaît actuellement une forme de renaissance, réhabilite les émotions; l’afro-féminisme aussi se taille une place de plus en plus grande au sein du mouvement, alors qu’il valorise la colère, présentée comme un outil de lutte, à travers notamment les écrits de Audre Lorde.
«Il est légitime d’être indignée, ambitieuse, et d’exiger.»
Certaines déclarations mettent la puce à l’oreille. La secrétaire d'État chargée de l'égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, met elle-même régulièrement les émotions au premier plan. À l’ouverture de son université du féminisme, elle s’est ainsi lancée dans un éloge de l’indignation des femmes: «Dès lors que l'on dénonce une inégalité, on nous accuse de stigmatiser les hommes… Vous savez que l'on reproche toujours aux féministes d’être hystériques, ou d'être agressives. Comme disait Anatole France: “J'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence”, et je pense que ce qui devrait nous préoccuper, c’est que des gens soient indifférents, pas qu’il y ait des gens que cela révolte. Il est légitime d’être indignée, ambitieuse, et d’exiger».
Hystériques, les féministes? «Oui, et alors?», est le leitmotiv que l’on entend susurrer. Récemment, plusieurs militantes et journalistes spécialistes des questions de genre, à qui je racontais que j'avais subi les foudres des réseaux sociaux en pleine figure, se sont lancées dans une sorte d’éloge de la colère.
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Évolution personnelle
Je me suis rendue compte que moi-même, j’avais évolué sur le sujet. Vous connaissez peut-être la formidable formule de Montaigne (oui, encore lui): «Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition». Et bien c’est souvent ainsi, en me penchant en moi-même, en regardant ce qui m’agite, me transforme, que j’ouvre les yeux sur des changements beaucoup plus grands, qui me dépassent largement. Il en va ainsi des émotions.
Mes amies et amis savent que j’ai souvent eu le mot «raison» à la bouche; j’ai fait des études de philosophie et j’ai été nourrie au bon grain cartésien –ah, cher René. Pendant les attentats de novembre 2015, j’étais très inquiète des émotions négatives et des peurs que je voyais exprimées sur les réseaux sociaux, et particulièrement dans les posts Facebook de mes proches. J’étais du genre à vouloir comparer le nombre de victimes au Bataclan avec celui entraîné par la pollution, et à trouver que l'on tombait dans l’irrationnel. Mais déjà, quelque chose avait changé. Et progressivement, je me suis mise à voir les émotions différemment.
Avoir peur est aussi une très bonne chose.
C’est notamment une conversation avec la psychiatre Muriel Salmona qui, je crois, a joué un rôle important. Nous étions en août 2016, au lendemain d'un nouvel attentat, et je sentais cette espèce de peur de la mort et de l'islam qui s’enracinait dans la psyché collective. J’avais moi-même non pas peur des attentats, mais des effets de cette peur sur nos vies. J’ai décidé d’en faire un long article, en interrogeant des sociologues, un historien et des spécialistes en psychologie sociale.
Muriel Salmona, spécialiste de la mémoire traumatique, a tout simplement pris le contre-pied de mes craintes. Elle m’a dit qu’avoir peur était aussi une très bonne chose. Et que le jour où nous n’aurions plus peur des attentats, il faudrait grandement s’en inquiéter, car nous serions dissociés de la réalité. Anesthésiés. Or cette dissociation nourrit la violence, engendre des problèmes de drogue, d’alcool et autres joyeusetés.
Les émotions, quand elles sont accueillies plutôt que refoulées, poussent à l’action. «Presque tous mes patients, quand ils sortent de leur état dissociatif, s’engagent et deviennent des gens formidables. C’est grâce à leurs émotions fortes», me disait Muriel Salmona.
Synthèse plutôt que retour
Le plus bel éloge féministe des émotions qu’il m’ait été donné de lire récemment est dans le dernier livre de Mona Chollet, Sorcières. L’autrice affirme l’importance du symbolique et de la poésie dans la vie humaine, contre une rationalité froide et utilitariste réduisant le monde en un «ensemble d’objets séparés, inertes et sans mystère».
C’est cette façon de voir détachée des émotions qui a conduit, selon elle, aux dérives éthiques qui secouent aujourd'hui la médecine. Et c’est pour cette raison qu’il est indispensable, dans une perspective à la fois humaniste et féministe, de les réhabiliter: «Bien sûr, les émotions peuvent aussi nous aveugler, nous rendre manipulables. Mais on ne se protègera pas de ce risque en prétendant en faire abstraction; car, de toute façon, elles sont toujours là», affirme Mona Chollet.
Les émotions peuvent être un puissant moteur pour changer le monde.
Mieux, les émotions peuvent être un puissant moteur pour changer le monde: «En accordant du crédit à ce qu’elles ressentent –dégoût, colère, rejet, révolte, aux signaux d’alarme qui emplissent leur corps et leur esprit, les victimes peuvent trouver la force de se défendre, quand derrière la voix de la raison se dissimule en réalité celle de l’autorité, intimidante, paralysante.»
Mais attention, ce retour aux émotions que prône Mona Chollet –et avec elle beaucoup d’autres voix– ne signifie pas une réapparition des croyances obscurantistes. Plutôt qu’un retour, il vaudrait mieux parler en réalité d’une synthèse, pour à la fois déployer une pensée suivant une logique et écouter ses émotions. Ou plus précisément: ni rejeter ses émotions, ni se laisser envahir par elles, mais les accueillir pour mieux les comprendre et les intégrer à l’action et à la réflexion.
Un peu comme dans cet article, dans lequel j’ai tout à la fois déployé des concepts et utilisé le «je», en étant à l’écoute de ce qui me traverse, en faisant remonter des souvenirs et des impressions. Et je suis loin d’être la seule: le journalisme admet de plus en plus le «je», autrefois honni. Peut-être sommes nous enfin en train de sortir d’une impasse dans laquelle Descartes, bien malgré lui, nous a plongé il y a près de 400 ans.