En Amérique du Nord et en Europe, le nombre d’enfants et d'ados consultant des cliniques spécialisées dans les questions de genre a fortement augmenté depuis une dizaine d'années. En Angleterre, le nombre a par exemple été multiplié par cinq en cinq ans.
Alors que jusqu’à peu, la majorité des personnes dans ces services cherchaient à faire la transition homme vers femme, le ratio s’est inversé et les femmes sont désormais plus nombreuses à consulter. Selon les spécialistes, une partie de ces nouveaux cas de dysphorie de genre –soit le sentiment d’inadéquation entre son sexe assigné à la naissance et son identité de genre– seraint atypiques: leurs symptômes se manifestent de façon soudaine, sans signes pendant l’enfance.
«Dysphorie de genre soudaine»
Pour étudier cette nouvelle population référée aux cliniques de genre, la chercheuse Lisa Littman, professeure de sciences sociales et comportementales à l'Université Brown, a envoyé des questionnaires à 250 parents d’ados répondant aux critères de ce qu’elle appelle la «dysphorie de genre soudaine». Elle a trouvé que dans plus d’un tiers des cas, ces jeunes faisaient partie de groupes amicaux dont 50% ou plus des membres avaient commencé à s’identifier comme trans* à peu près au même moment –en moyenne, ces groupes comportaient 3,5 personnes s'identifiant comme trans*.
Littman précise qu’à ce stade de la recherche, elle ne prétend pas mettre à jour des liens de causalité directe. Mais ces témoignages soulèvent la question de l’impact des dynamiques de groupe et de la contagion sociale. Ces garçons et filles –83% des personnes étudiées sont des filles à la naissance– se disent-elles trans* en partie parce que leurs amies le disent aussi et qu'il s'agit d'une façon d’expliquer un certain mal-être?
L’étude interroge également l’influence d’internet et des réseaux sociaux. Littman y voit d’un côté un aspect positif: l’augmentation de la visibilité des questions trans* dans les médias a permis «de donner une voix à des individus qui auraient été sous-diagnostiqués et non traités par le passé». Mais elle écrit qu'il est «plausible que des contenus en ligne puissent encourager des individus à croire que des symptômes non spécifiques et des ressentis vagues doivent être interprétés comme de la dysphorie de genre».
Les deux tiers des jeunes de l'étude de Littman ont dit à leurs parents qu’elles et ils voulaient commencer un traitement hormonal. Alors qu'il était très difficile jusqu'à peu d’obtenir le feu vert pour faire une transition médicalisée aux États-Unis (un homme trans* interviewé dans le magazine The Stranger parle de dix années de thérapie), le WPATH, une association des personnels de santé aidant les personnes trans*, n’indique aujourd'hui pas de temps d’examen minimum.
Une psychologue spécialisée dans les questions trans*, Laura Edwards-Leeper, décrit cette évolution dans un article de The Atlantic. En 2007, quand elle prescrivait des médicaments bloquant la puberté après quatre séances d'une heure, on lui disait que le délai paraissait un peu court. La situation s'est depuis totalement inversée: «Maintenant, les questions, c'est plutôt: “Pourquoi est-ce que les gens doivent être évalués?”, “Et pourquoi faut-il que la santé mentale soit impliquée là-dedans?” Ou encore: “Il faut juste écouter ce que les enfants et les ados disent, et les traiter comme des adultes.”»
«Il est important de déterminer quels patients bénéficieraient d’une transition médicale et chirurgicale, quels patients n’en bénéficieraient pas, et dans quels cas cela pourrait être nuisible.»
Pour une femme, prendre de la testostérone a des effets irréversibles (pilosité, changement de la voix et, à long terme, risques d'infertilité). Quant aux bloqueurs de puberté, qui permettent de retarder l’apparition de caractéristiques sexuelles, leur utilisation sur le long terme n’a pas encore fait l’objet d’études.
Dix-sept des ados de l'étude de Littman avaient pourtant reçu une prescription pour des hormones dès la première consultation. Certains parents s’inquiétaient aussi du fait que les médecins ne prenaient pas le temps d’explorer d’autres aspects psychologiques sous-jacents, alors que la majorité des jeunes avaient également des diagnostics préalables (dépression ou trouble du spectre de l’autisme, entre autres).
La chercheuse se demande ainsi si certaines questions d'ordre psychologiques ne sont parfois pas trop rapidement interprétés comme de la dysphorie de genre: «Il est important de déterminer quels patients bénéficieraient d’une transition médicale et chirurgicale, quels patients n’en bénéficieraient pas, et dans quels cas cela pourrait être nuisible.»
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«Problèmes de méthodologie»
À première vue raisonnable et mesuré, ce questionnement a déclenché une violente polémique aux États-Unis. L’article a rapidement été qualifié d’anti-trans, de «pseudo-science» et de propagande.
Sous pression, la revue scientifique PLOS ONE a déclaré que l'étude serait réexaminée –une procédure rare, dans la mesure où l'article avait déjà été évalué avant publication. Quant à l'université Brown, où Littman est professeure, elle a effacé de son site le communiqué de presse décrivant l'étude. La directrice du département de santé publique a expliqué dans un communiqué que l'université avait eu écho de «problèmes de méthodologie» –ce qui est disputé– et a ajouté: «Le département de santé publique a entendu les inquiétudes de membres de la communauté de Brown qui craignaient que les conclusions de l’étude puissent être utilisées pour discréditer les efforts visant à soutenir les jeunes transgenres et pour invalider les perspectives des membres de la communauté transgenre.»
Cette réaction a été vivement critiquée par plusieurs universitaires, qui ont lancé une pétition défendant le droit de faire des recherches sur des questions sensibles. Parmi les signataires, Lee Jussim, le président du département de psychologie à l'Université Rutgers, écrivait en commentaire: «Si c'est faux, alors que quelqu'un donne des preuves que c'est faux. En attendant, si ces recherches énervent des gens, tant pis!»
Les premières critiques de l'article ne semblaient en effet pas justifier une telle réaction de la part de Brown et de la revue. Diane Ehrensaft, psychologue et fondatrice d’une clinique de genre à San Francisco, explique au magazine Science que l’étude pose méthodologiquement problème, car ce sont les parents qui ont répondu aux questions. Pour elle, le fait de dire que cette dysphorie est potentiellement liée à un effet de mode est une façon de «nier l’experience de nombreux jeunes trans». Peut-être s'agit-il juste de parents qui n'acceptent pas le désir de transition de leurs enfants?
Littman avait pris en compte cette critique: elle avait admis que son étude était descriptive et ne permettait pas de déduire de causalité, et dit qu'elle avait pour projet d’interviewer des jeunes sur le sujet. Son article permettait d’ouvrir un champ de recherche, pas de tirer des conclusions fermes.
Plusieurs journalistes et activistes ont été beaucoup plus loin qu'Ehrensaft, en avançant que les parents interviewés par Littman étaient transphobes parce qu’ils participaient à des forums de discussion en ligne dans lesquels ils évoquaient leurs doutes face aux désirs de transition de leurs enfants. À partir de là, leur point de vue était considéré comme non valable.
Pressions sur les parents et équipes de recherche
Dans la pétition de soutien à la chercheuse, les parents interviewés décrivent la situation de cette façon: «Nous, les signataires de cette lettre, soutenons les droits des personnes transgenres, mais nous voulons de meilleurs diagnostics et soins psychologiques pour les jeunes qui demandent soudainement des interventions médicales, particulièrement en l’absence d’antécédents de dysphorie.»
Debra Soh, une journaliste scientifique qui s’intéresse à ces questions depuis plusieurs années, dénonce les pressions exercées sur les parents et les équipes de recherche posant des questions sur la médicalisation de la transition. Elle rappelle que onze études montrent que la grande majorité des jeunes qui se disent transgenres à un moment donné changent ensuite d'avis.
«Je crois que certains militants trans* ont peur que si on reconnaît que certaines personnes cessent d'avoir ce ressenti, alors on pourrait dire que c'est le cas pour toutes les personnes transgenres.»
Comme dans le cas de l'article de Littman, ces études sont vivement contestées par certaines personnes militantes: «C'est considéré comme controversé, et je comprends pourquoi. Je crois que certains militants trans* ont peur que si on reconnaît que certaines personnes cessent d'avoir ce ressenti, alors on pourrait dire que c'est le cas pour toutes les personnes transgenres. Cela pourrait alors être utilisé pour justifier que des médecins refusent de prendre en charge des patients trans», explique Debra Soh.
Mais même en prenant en compte certaines critiques (notamment le fait que plusieurs jeunes ne présentaient pas de signes suffisants de dysphorie), le nombre de personnes qui reviennent sur leur volonté de transition demeure majoritaire dans ces études.
Une clinique d'Amsterdam aux Pays-Bas fonde son approche thérapeutique en partie sur ces résultats, et est très prudente lorsqu'il s'agit de lancer une transition, même sociale. Alors que cette clinique était considérée comme pionnière (elle fut l'une des premières à prescrire des bloqueurs de puberté), elle est maintenant considérée comme «conservatrice» par rapport à la nouvelle mouvance en Amérique du Nord.
Au Canada, le docteur Kenneth Zucker, qui défendait une approche similaire de la transition, a été vivement critiqué par des militantes et militants et licencié dans des circonstances controversées en 2015. Trois ans après, la clinique qui l'employait s'est excusée et a reconnu avoir publié de fausses informations à son égard. Zucker a obtenu plus de cinq cent mille dollars de dommages-intérêts.
Selon l'approche thérapeutique désormais plébiscitée en Amérique du nord, les enfants et ados qui «persistent et insistent de facon cohérente» sur leur identité trans* bénéficient d'un accompagnement dans leur transition sociale (changement de vêtements, de prénom, etc.), parfois dès l'âge de 4 ou 5 ans.
Débat politiquement polarisé
Depuis qu'elle a écrit un texte en 2015 intitulé «Pourquoi les enfants transgenres devraient attendre avant de faire leur transition», Debra Soh dit que de nombreux parents la contactent pour raconter des histoires similaires à celles citées dans le papier de Littman. «Je crois que de nombreux parents qui sont sceptiques en ce qui concerne les transitions à des jeunes âges ont l'impression de subir un chantage émotionnel. On leur dit que s'ils n'autorisent pas leur enfant à faire la transition et à prendre des bloqueurs de puberté ou des hormones, alors leur enfant va se suicider.»
Dans le paysage médiatique et des réseaux sociaux nord-américains, tenir ces propos est considéré comme transphobe. Jesse Singal et Katie Herzog, qui ont publié des articles sur les personnes commençant leur transition et changeant d'avis, ont fait l'objet de harcèlement. Comme Soh, ces journalistes soutiennent la possibilité pour les personnes trans* de pouvoir faire leur transition, disent que la transition est la bonne solution dans de nombreux cas, mais explorent aussi des débats qui dérangent.
Par le passé, des chercheurs et chercheuses ont subi des attaques plus violentes, comme J. Michael Bailey, un psychologue ayant écrit sur des recherches montrant que pour certaines femmes trans*, le besoin de transition était aussi une question de désir sexuel et de fantasme, et non simplement le ressenti d'être née dans le mauvais corps. Sa famille et lui ont été harcelés par des militantes et militants; de nombreuses accusations faites à son encontre se sont révélées fausses. L'histoire est racontée dans le livre d'Alice Dreger, Galileo's Middle Finger, qui précise bien que le harcèlement était le fait d'une minorité et que de nombreuses personnes trans* avaient défendu Bailey.
Le sujet de la transition des jeunes trans* devient politiquement très polarisé, comme dans le cas de l'étude de Littman, considérée comme «transphobe» et «de droite». La presse conservatrice a effectivement davantage relayé et instrumentalisé cette étude, car elle donne du grain à moudre à toutes celles et ceux persuadés qu’il ne faut jamais aider les jeunes qui se disent trans* à faire une transition.
La réalité du débat est en fait plus nuancée, et suppose de se poser des questions concrètes: combien de temps faut-il attendre avant de commencer une transition, faut-il explorer d'autres problèmes sous-jacents, quand est-il souhaitable de commencer à donner des médicaments? Malheureusement, ces interrogations se perdent dans le face-à-face tendu entre les groupes militants qui se sentent menacés, les universités et revues scientifiques qui tentent d'apaiser la situation, et la presse conservatrice qui en profite pour caricaturer la communauté trans*.